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ISSN 2496-9346

lundi 13 juin 2011

« Voyage au ciel » (1841) par S.H. Berthoud (suite et fin)

Deuxième et dernière partie du premier texte conjectural de Samuel Henri Berthoud, « Voyage au ciel », publié en 1841 dans le journal La Presse. Ce texte n'avait jamais été réédité à notre connaissance avant sa reprise toute récente dans la collection ArchéoSF aux éditions Publie.net (édition avec présentation de l'oeuvre et de l'auteur et annotation sous format PDF, ePub, streaming et mobipocket).

Lire la première partie de « Voyage au ciel »



Un jour, tandis que l'aéronaute Bitorff, au milieu d'un concours immense de spectateurs, s'apprêtait à partir de Hambourg en ballon et à faire un voyage aérien, il vit arriver près de lui un petit homme pauvrement vêtu d'un grand habit noir râpé. Cet homme, sans préambule, lui proposa de l'accompagner dans l'excursion qu'il allait faire en ballon. Bitorff crut d'abord avoir affaire à un fou, mais comme l'inconnu insistait et qu'il offrit même plusieurs poignées d'or à l'aéronaute pour obtenir de lui ce qu'il désirait, celui-ci finit par consentir, d'autant plus volontiers que l'étrangeté de la proposition et du débat excitait vivement la curiosité générale. Seulement, en bon spéculateur qui voulait faire double recette, il déclara à Ludwig que son ascension avec lui n'aurait lieu qu'à deux semaines de là, car le ballon, allégua-t-il, n'était point assez fort pour emporter deux voyageurs. Ludwig consentit à ce retard, et reprit tranquillement et de suite la route d'Oltenzen d'où il revint au jour indiqué.
Pendant les deux semaines, on ne s'entretint à Hambourg que du projet de Ludwig Klopstock. On exhuma la vieille histoire de la révolution de Saturne, découverte un mois après la publication d'Herschell ; on fit mille plaisanteries bouffonnes, et jamais Bitorff n'avait réuni autant de spectateurs qu'il en compta le jour où devait avoir lieu l'ascension de son compagnon de voyage. Ludwig, intimidé par cette cohue qui tenait les yeux fixés sur lui, s'approcha gauchement de la nacelle et faillit crever le ballon en le heurtant contre des instruments de physique dont il s'était chargé pour faire des expériences durant le trajet. A son grand regret, l'aéronaute l'obligea à laisser à terre une partie de ce bagage ; tous les deux prirent place , on lâcha les cordes et le ballon s'éleva rapide comme un oiseau.
La première sensation de Ludwig, quand il se sentit emporter par la frêle machine, fut la terreur. L'abîme immense, béant sous ses pieds, serrait le front du savant et l'entourait de vertiges et de tourbillons. A cette commotion succéda une sorte de fascination perfide. Il se pencha vers la terre, attiré par urte force mystérieuse, et il allait s'élancer quand son compagnon lui saisit le bras et le retint. Une fois arraché à ce péril, Ludwig revint tout-à-fait à lui, s'arma de résolution et se mit à regarder au-dessous de lui avec un sang-froid et une liberté d'esprit dont ne pouvait s'étonner assez l'aéronaute. Rien ne saurait donner une idée des sensations qu'éprouvait le savant. A mesure qu'il s'éloignait de la terre, on aurait dit que son âme se séparait, se dégageait du limon originel, et s'affranchissait des liens de son corps. Un bien-être indicible le pénétrait de toutes parts; une douce chaleur le vivifiait ; sa pensée s'exerçait avec puissance ; il oubliait toutes ses misères, toutes ses souffrances, toutes ses humiliations d'ici-bas. Il était enfin lui-même! Autour de lui scintillait une sorte de lumière qui ressemblait à des reflets d'opale. Au-dessus de sa tête s'étendait l'immensité de l'azur du ciel. Sous ses pieds s'éloignait la terre et l'horizon se développait lentement et de plus en plus. Les rivières présentaient à la fois leurs sinuosités; les habitations et les villes semblaient sortir du sein de la terre ; la mer s'étendait au loin comme une vaste draperie de soie, agitée parles vents; les champs montraient leurs écussons d'or, écartelés de verdure et de pourpre; les forêts, de leur manteau sombre couvraient de vastes étendues -, les hommes n'étaient plus que des petits points qui se mouvaient çà et là, vaine et imperceptible poussière! Et puis aucun bruit, aucun mouvement autour des voyageurs aériens! Un silence profond, absolu! non ce silence morne et sombre des solitudes humaines, mais un silence pour ainsi dire mélodieux. Il leur semblait que les sons lointains des mondes célestes allaient arriver jusqu'à leurs oreilles terrestres.
Pendant que Ludwig se recueillait dans ces impressions nouvelles et sublimes , Bitorff, familiarisé avec elles, dirigeait l'aérostat et se livrait à diverses expériences dont il avait réglé le programme avec son compagnon, avant de quitter la terre. Quand ses calculs lui eurent appris qu'ils se trouvaient à 600 mètres, il le dit à Ludwig : celui-ci tressaillit, car la voix de l'aéronaute éclatait avec une puissance surnaturelle et n'avait plus rien d'humain. Cependant l'atmosphère commençait à se refroidir. Au bien-être ineffable qu'éprouvait Klopstock succédèrent peu à peu le malaise et les étreintes que l'on éprouve par un temps de vive gelée. La voix de Bitorff perdit sa vibration merveilleuse; des bourdonnements commencèrent à assourdir leurs oreilles : ils étaient à 1,200 mètres.
Dix minutes après, Ludwig crut distinguer un murmure presque inintelligible. Il voulut demander à Bitorff si ce dernier ne venait point de lui adresser la parole. A sa grande surprise, il n'entendit point sa propre voix, et il lui fallut de grands efforts qui fatiguaient sa poitrine et son gosier pour proférer sa question. :''• '" .':—Nous sommes à deux mille mètres au-dessus de la terre, parvint enfin à faire comprendre Bitorff. La dilatation du gaz hydrogène contenu dans le ballon et qui s'est développé à mesure que nous quittions le sol, a pris maintenant une telle expansion, queje suis obligé d'ouvrir la soupape. Sans cela, l'enveloppe de notre véhicule éclaterait brisée par ces efforts.
Cependant, un voile épais, semblable à un des brouillards lourds qui parfois, aux temps de dégel, obscurcissent de leur suaire infect toute une ville, se répandait sur la terre et finit par la dérober tout-à-fait aux yeux des voyageurs. Bientôt de sourds rugissements grondèrent au loin sous le ballon. Il éclata des bruits terribles. De larges éclairs jetèrent leurs ailes de feu à travers ce chaos. Les serpents flamboyants de la foudre s'élancèrent de toutes parts. C'était quelque chose d'effroyable que cette révolution des éléments, vue et entendue par deux hommes que seul soutenait dans l'espace un frêle morceau de taffetas gonflé par un peu d'hydrogène. Bitorff sentit la crainte gagner so n cœur, Ludwig éprouvait une sorte de joie sauvage. Il riait d'un rire étrange ; il battait des mains ; il s'agitait. On eût dit l'esprit des tempêtes au milieu de ses triomphes maudits!
Le ballon montait toujours, toujours par un mouvement régulier et complètement imperceptible pour ceux qu'il enlevait. L'orage finit par ne plus être qu'un point noir et muet sous leurs pieds. Ce point peu à peu se dissipa et disparut ; la terre se remontra, mais confuse. On distinguait encore, avec une grande attention, les routes semblables à des fils noirâtres et les rivières comme des cheveux d'argent et d'or. Au-dessus des aéronautes, le ciel resplendissait d une sérénité dont on ne peut avoir d'idée, même sur les plus hautes montagnes. Son azur prit une teinte sombre foncée, et qui se dégradait ensuite, vers les parties inférieures, en teintes verdâtres.
Quatre mille mètres ! cria à son compagnon, transi par un froid violent, Bitorff dont la voix commençait à reprendre de la force. !
Cette voix éclatait en vibrations assourdissantes, lorsqu'un quart d'heure après il annonça:
Six mille mètres! On ne voyait plus sur la terre que de grandes masses. Bitorff jeta dans l'espace
deux oiseaux qu'il avait emportés dans son ballon. Les pauvres bêtes étendirent les ailes pour prendre leur volée, mais elles tombèrent comme une lourde masse de plomb: l'air trop raréfié ne pouvait pas leur donner d'appui. La respiration de Ludwig devenait plus difficile; sa poitrine s'oppressait, le froid le glaçait; et cependant il se sentait excité par une agitation fébrile. Son cœur battait vite, sa respiration se hâtait. Les deux oiseaux et un lapin qui restaient encore dans la nacelle furent pris du râle et ne tardèrent point à mourir faute d'air viable.
Huit mille mètres, dit Bitorff.:
Sa voix était redevenue sourde, et d'un geste il montra à Ludwig qu'il ne restait plus rien sous leurs pieds. La terre et les nuages avaient disparu; l'immensité de l'espace entourait de toutes parts le ballon. Quant au froid, il était intolérable. Leur respiration anhélante pouvait suffire à peine à la conservation de la chaleur animale. Le sang jaillissait des yeux, des narines et des oreilles des deux audacieux; leurs paroles ne s'entendaient plus. Le ballon, seul objet qui restât à leur vue, semblait prêt à s'anéantir, tant le gaz hydrogène s'en échappait impétueusement. Au-dessous d'eux le bleu du ciel ; au-dessus, des ténèbres étranges et inconnues à travers lesquelles les astres jetaient une lueur dépouillée de scintillement et qui avait quelque chose cle funèbre. Là finissait la nature physique ! Là se trouvaient les barrières imposées par Dieu à l'audace de l'homme! Le gaz se condensa, et le ballon cessa de monter.


- Maître, dit Bitorff à Klopstock, si nous ne voulons pas mourir, hâtons-nous de descendre vers la terre ! vous le voyez, la main divine a écrit ici en lettres terribles:
Tu n'iras point au-delà... Mais que faites-vous? perdez-vous la raison? Eh ! quoi, vous jetez notre lest ! vous quittez vos vêtements!
-~C'est que je veux aller au-delà, s'écria Ludwig avec enthousiasme. Oui, je veux franchir ces barrières imposées à l'homme. Voyez ! le ballon débarrassé de tout lest monte encore ; brisons la nacelle, attachons-nous aux cordages du filet et gagnons le ciel!
H commençait à mettre à exécution ce projet : Bitorff se précipita vers la soupape et l'ouvrit malgré les efforts et le désespoir de son compagnon. Le ballon descendit, l'air devint moins froid à mesure qu'arrivaient des atmosphères moins élevées; La terre reparut d'abord sous la forme d'une masse grisâtre et indistincte. Puis elle reprit peu à peu une forme précise. Ses rivières et ses chemins se dessinèrent, les détails reparurent, les hommes et les animaux grandirent et le ballon toucha enfin le sol à deux lieues environ de Hambourg. Bitorff éclatait en transports de joie; Ludwig Klopstock pleurait de rage et de désappointement.
Nous aurions franchi les ténèbres de l'infini ! répéta-t-il à son compagnon.
Nous aurions péri! répliquait ce dernier.
Ludwig, sans prêter la plus légère attention aux transports de la foule qui entourait les deux courageux voyageurs et leur prodiguait des applaudissements, sans répondre aux membres de l'Académie de Hambourg, qui le suppliaient de rédiger un mémoire sur ce qu'il avait observé et éprouvé, sans même serrer la main à celui qui avait partagé ses périls, s'éloigna silencieux, remonta à cheval et regagna, sans s'arrêter, la ville d'Altona. Là il fit de grands achats de toiles gommées, chargea ses emplettes sur la croupe de son cheval, et s'enferma dans sa petite maison d'Oltenzen, dont il ne sortit point durant un mois entier. Personne ne put arriver à lui tant que dura cette retraite; personne, ni ses garçons de la ferme, ni une députation de l'académie de Hambourg, ni même le pasteur du village. Il ne daigna pas venir leur répondre à travers la porte qu'il refusa d'ouvrir. Sans la promenade qu.'il faisait avec sa femme vers la nuit tombante, sans quelques achats d'aliments, on l'eût cru mort dans sa maison.
Je n'ai pas besoin de vous dire que cette mystérieuse retraite donna lieu àbien d'étranges suppositions. Les uns voulaient que Ludwig eût perdu la raison dans son excursion aérienne; les autres, qu'il se livrât à une œuvre de magie. Cette dernière croyance n'était pas tout-à-fait invraisemblable, car on finit par apprendre que Klopstock construisait une machine de forme étrange qui ressemblait à un poisson, armée 'de grandes rames semblables n des nageoires ; elles se mouvaient au moyen d'une combinaison de rouages à la fois simple et admirable. On en put juger, lorsqu'un matin les habitants d'Oltenzen aperçurent dans les airs Ludwig assis sur ce gros poisson, et qui le manœuvrait plus aisément qu'un cavalier ne maîtrise un cheval docile. Malgré la violence des vents opposés, il le menait à droite, à gauche, devant, derrière, en haut, en bas. Il finit par redescendre dans sa cour, tellement étroite, cependant, que les deux bouts de la machine en touchaient les extrémités.




Le pasteur, homme instruit, dans son admiration et au risque d'être indiscret, alla frapper à la porte de Klopstock, et le supplia si vivement d'ouvrir, que le savant se laissa émouvoir. Il introduisit le prêtre dans sa cour. Du premier coup d'œil il était aisé devoir que Ludwig avait trouvé le secret de diriger les ballons.
Mon ami, s'écria le ministre, votre nom est immortel ! L'univers entier va le répéter avec enthousiasme I Quelle gloire sera la vôtre!
La terre ! la gloire ! répéta Ludwig d'un air dédaigneux. Que m'importe ? C'est la ciel que je veux ! A huit mille mètres nul n'a pu s'élever. J'irai à vingt mille ! J'irai à deux cent mille? J'irai près des astres, moi ! J'irai dans les astres! J'irai au-delà! J'étudierai la nature. L'immensité et l'inconnu m'appartiennent. J'ai trouvé le moyen de diriger mon aérostat. C'était là un problème facile à résoudre ; mais j'ai fait mieux. Le gaz hydrogène que contient ma machine, maintenant se dilate ou se concentre à mon gré, sans déperdition. Ces outres contiennent les moyens de me procurer de l'air vital, même là où il devient impossible de respirer. Le froid lui-même, je l'ai vaincu. Il ne pourra rien sur moi. Le pasteur restait anéanti devant tant de génie et de démence à la fois.
Adieu, reprit Ludwig ; voici mon testament. Si j'échoue dans mon entreprise, ou si je ne daigne plus revenir sur la terre, je vous lègue le soin de veiller sur cette pauvre femme. Adieu!
Sans écouter les remontrances du digne ecclésiastique, il monta dans son ballon et il allait s'enlever, quand tout-à-coup Ebba, qui le regardait faire d'un œil hagard, courut à lui, se cramponna à la machine et s'écria:
Pas te quitter ! pas te quitter!
Tu as raison, dit le savant après un moment de réflexion. Viens, tu partageras ma fortune et mon bonheur!
Il la prit ; il l'assit près de lui ; il salua le pasteur et s'envola dans les airs.
Le ministre le vit quelque temps manœuvrer avec aisance sa machine qui finit par s'élever rapidement et qui n'apparut plus bientôt que comme un point noir qui se confondit avec l'azur du ciel.
Le digne ecclésiastique attendit avec une grande anxiété le retour de Ludwig Klopstock.
Ludwig Klopstock ne revint jamais!

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