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ISSN 2496-9346

dimanche 21 mai 2023

Charles Nicolle, Le crépuscule des Hommes (1934)

Charles Nicolle, médecin et microbiologiste, a reçu le Prix Nobel de médecine en 1928 pour ses travaux sur le typhus exanthématique (notamment la transmission du typhus à par l'humain par le pou). Il a écrit plusieurs oeuvres littéraires et une nouvelle d'anticipation dans laquelle l'humanité disparaît peu à peu: "Le crépuscule des hommes" (1934).


Le crépuscule des Hommes

 

La tristesse s'empara pour la première fois des hommes lorsqu'ils reconnurent que la parole hésitait sur leurs lèvres.

Ils n'avaient pas été troublés par les avertissements des compagnons dont l'humeur inquiète dénonçait les conséquences amoindrissantes de chacun des progrès de la monstrueuse entreprise humaine. Comment les auraient-ils écoutés ? Hors ces esprits revêches, qui n'éprouvait l'orgueil de l'achèvement de l'œuvre millénaire. Les hommes goûtaient la commodité d'être de simples pièces dans un ensemble, si bien réglé que, désormais, la machine fonctionnait sans cerveau directeur.

Chacun, à sa place, éprouvait le calme béat que procurent l'assurance du présent et l'insouci des lendemains.

Ceux-là même qui prétendaient ressentir gêne ou crainte, quelle résistance eussent-ils pu opposer ? Révolte, arrêt conscient, retour en arrière, tout changement était devenu impossible.

Aussi, nulle émotion n'avait agité la société humaine lorsque mourut l'écriture. Il y avait beau temps que les sons se transmettaient sans qu'il fut besoin du truchement des signes. Dans un monde où tout était sensations et images, à quoi bon cette survivance des âges inférieurs ? La tradition n’avait plus l'excuse d'être exemple ou leçon. L'avenir serait conforme au présent. Rien d'un passé désuet, aussi bien que de ses méthodes, ne valait d'être retenu. Depuis longtemps, l'usine humaine économisait l'inutile.

La parole était un bien si ancien ; elle se liait si étroitement à la pensée que, la sentant fuir, les plus insensibles du troupeau éprouvèrent confusément que leur intelligence se trouvait diminuée par cette perte. L'émotion fut passagère. La parole se retira lentement S'exprimant moins aisément, même en leur langage intérieur, les hommes ressentirent moins l'affreuse privation.

De ce jour, toutefois, data leur tristesse. Point de gaîté dans le silence. Nulle joie animale qui remplace la musique d'échange des lèvres.

Ce fut sur un peuple muet, apathique, comme le sont les bêtes, que sévit la catastrophe. Fissure, rouille, usure, quelle qu'ait été la nature de l'accident, un jour vint où la machine s'enraya. Nulle œuvre de raison qui n'ait sa fin. Seule, la vie se perpétue parce que des forces aveugles la renouvellent.

La crise avait frappé sensiblement, en même temps, les diverses sociétés humaines. Elles ne se distinguaient guère. Toutes avaient été édifiées, elles évoluaient d'après un système pareil, depuis que l'extension de la civilisation, détruisant cent peuples divers, en avait fondu cent autres en une même race.

Tel groupe subit brusquement l'atteinte et, désemparé, disparut. Réduits lentement, certains purent résister.

Les survivants s'éparpillèrent en clans, et l'homme se retrouva isolé devant la nature. Il avait entretenu ses forces physiques par la pratique disciplinée des exercices. Ses muscles lui permirent la lutte.

Longtemps après le grand désastre, les humains continuèrent d'habiter des demeures de pierre ou de boue séchée.

Incapables de remédier, autrement que par des moyens de plus en plus grossiers, aux dégâts inévitables, il leur fallut, un jour, quitter ces retraites.

Indifférents au crépuscule des hommes, les chats s'y maintinrent. Ils reprirent une vie nocturne en lutte avec les rongeurs qu'affaiblissait la privation des commodités de leur existence parasite.

L'humanité ne bâtit des huttes. Elle reprit le chemin des cavernes et des abris sur la berge des cours d'eau paresseux. Son industrie s'était réduite à ce que produit le travail des mains.

Nul souci du galbe, nul décor des poteries. Le long esclavage de l'usine avait détruit toute originalité. A son tour, le goût de la symétrie suivit la logique dans sa chute.

Les brutes humaines poussaient, à grands cris, leurs maigres troupeaux. Oublieuses du retour des moissons, elles menaient paître les bêtes par les marais verdoyants ou bien les fourrés aux feuilles tendres. Des milliers d'injectés dévoraient animaux et gens ; certains s'installaient sur leurs peaux.

A reprendre la vie sauvage, les taureaux se rebellèrent. Il fallut que l'homme engageât des combats avec eux. Il n'y prenait pas toujours l'avantage. Las de courir, il laissa s'enfuir chèvres et moutons. Le cheval avait disparu depuis l'ère des moteurs.

Le jour vint où les chiens se séparèrent des hommes. Un pacte, renouvelé fidèlement au cours des siècles, unissait le destin des deux espèces.

Les chiens avaient accepté la misère commune. Hâves, ils suivaient la troupe nomade ; décharnés, ils veillaient de nuit au dehors des huttes, disputant à l'avidité des fauves les débris et les squelettes. Les femelles trahirent en s'unissant à des loups. Dans leurs fils, l'homme connut ses ennemis les plus cruels.

Abandonnée de son compagnon, incapable de retenir les bêtes domestiques que les carnassiers exterminèrent, la race vécut de fruits, de menu gibier forcé dans ses trous, d'escargots, d'œufs dérobés aux creux des nids. Pourchassée par les fauves, sans armes que des gourdins, elle chercha sa sécurité dans les arbres.

Elle s'y confinait quand, sous le poids de longs orages, les fleuves, mêlant leurs eaux, envahirent les forêts où s'étaient réfugiés les humains. Les bandes terrifiées virent les flots entourer le pied des arbres. Un vent affreux fouettait les branchages. L'un après l'autre, arrachés par la tourmente ou paralysés par le froid, petits, femmes, hommes glissaient, s'abattaient dans les eaux. Il semblait aux derniers survivants que, mû par une colère monstrueuse, l'Esprit des arbres secouait les grappes humaines afin d'en finir plus vite avec cette vermine détestée.

Alors, sur la terre affranchie, dans les sauvages mers, aux libres champs de l'espace, par toute la nature désormais harmonieuse, recommença le règne des êtres sans raison.

 

Charles Nicolle, « Le crépuscule de Hommes »,
Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 25 août 1934.

 

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