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vendredi 27 mai 2011

« Voyage au ciel » (1841) par S.H. Berthoud

HISTOIRE ANECDOTIQUE DU DIX-NEUVIEME SIECLE



VOYAGE AU CIEL



par S. Henri Berthoud



Première édition dans le journal La Presse daté du samedi 2 et dimanche 3 janvier 1841.
Réédition dans la Revue des feuilletons. Journal littéraire composé de romans, nouvelles, anecdotes historiques, etc, extraits de la presse contemporaine, 1841, p. 131 à 137.

Il y avait en 1803, dans la ville d'Altona, capitale du Holstein, un savant que l'on nommait Ludwig Klopstock. Quand je dis savant, je n'exprime point l'opinion générale de ses concitoyens à son égard, car ils prétendaient généralement que le pauvre homme ne possédait d'autre mérite et d'autre savoir que de porter le grand nom de Klopstock. Son unique titre à l'intérêt, selon eux, consistait à être le neveu du poète de la Messiade.


Ludwig justifiait, en apparence du moins, le peu de cas que l'on faisait de lui. Toujours distrait et rêveur, il cherchait les lieux solitaires, passait des heures les yeux levés vers le ciel, n'avait point de moments réglés pour ses repas, et ne savait point gagner un écu par son travail. Il vivait, tant bien que mal, du revenu modique d'une ferme qu'il possédait au village d'Oltenzen, et d'une rente de huit cents livres environ, produit d'un capital placé chez un négociant de la rue Pallmail. Du reste, ni ses méditations en plein air, ni ses études de douze heures sans interruption dans le cabinet où il s'enfermait, n'avaient jamais produit le moindre résultat connu. Quand on l'interrogeait sur ce qu'il faisait au milieu de ses instruments de physique et sur ce qu'il voyait à travers un gros télescope établi sur le toit de sa maison, il rougissait, il bégayait, il se déconcertait, et le questionneur s'éloignait en haussant les épaules, bien convaincu que Ludwig n'était qu'un imbécile.
Cette conviction devint plus unanime encore dans Altona, lorsqu'on apprit que Ludwig Klopstock allait se marier. Son mariage, en effet, devait paraître bien singulier, car la jeune fille que le pauvre savant épousait était une orpheline de seize ans: la mort de son père la laissait abandonnée et sans la moindre ressource.
Malgré le persifflage de tous ceux qui eurent connaissance de son projet, Ludwig ne conduisit pas moins à l'autel sa fiancée.
Ebba prit la direction du ménage du savant, et bientôt l'ordre et la propreté, qui se trouvaient bannis du logis depuis long-temps, si jamais toutefois ils y étaient entrés, fleurirent et donnèrent à ce logis désolé un air de fête et de joie.
Ludwig lui-même parut dans la ville avec du linge blanc, des bas sans trous et des vêtements que ne diapraient point des myriades de taches de toutes les couleurs. Son teint hâve et sa maigreur livide firent place peu à peu à un embonpoint qui donnait à sa mine de la fraîcheur et de la gaîté. On le voyait encore, tous les soirs et bien avant dans la nuit, faire de longues promenades dans la campagne; mais au lieu d'errer au hasard, il était guidé ou plutôt conduit par Ebba. Les yeux dirigés vers la terre, tandis que son mari tenait les siens levés vers le ciel, elle le soutenait, en quelque sorte, tomme les anges dont parle le psaume, pour que ses pieds ne se blessassent pas aux cailloux du chemin. ..
Peu à peu, la taille d'Ebba s'arrondit, et un matin Ludwig, les yeux mouillés de larmes et assis près du chevet de sa femme, entendit un petit enfant jeter ce premier cri qui cause tant d'émotion à un cœur paternel. Dès lors, le savant se livra moins exclusivement à la science; il oubliait jusqu'à son télescope pour bercer sur genoux le nouveau-né : il épiait avec plus de patience et plus de bonheur le sourire de la petite créature que s'il se fût agi de surprendre la conjonction mystérieuse de deux étoiles.
L'enfant grandit ; il était beau comme sa mère, et son large front promettait à Ludwig une puissante intelligence. Dire tout ce qu'il se formait de projets autour du berceau où dormait l'ange blanc, ne saurait s'exprimer. Ebba le regardait sans cesse, et Ludwig s'embrouillait dans ses calculs au plus léger cri que l'enfant jetait de sa petite bouche rose. Hélas ! une nuit, la respiration de l'enfant s'entrecoupa, son regard s'alluma d'une flamme étrange, ses joues s'empourprèrent. Le croup était là! Quand le jour se leva, il n'y avait plus sur le sein d'Ebba qu'un cadavre.
La pauvre mère pensa mourir elle-même. Mieux eût assurément valu que Dieu réunît dans la même tombe son corps au corps du petit garçon, comme il avait réuni leurs âmes au ciel. L'âme d'Ebba ne redescendit plus sur terre. Son corps agissait au hasard ; sa voix ne proférait que des mots sans suite. Elle était idiote.
Les amis de Ludwig l'engagèrent à envoyer sa femme dans un hospice d'aliénés, où, moyennant une modique pension, il se débarrasserait du tracas et du triste spectacle qu'occasionait dans sa maison la présence d'une folle. A ces conseils, Ludwig s'indigna, et il persista à soigner l'insensée avec la tendresse et le dévoûment qu'elle lui avait témoignés lorsqu'elle jouissait de sa raison. Il n'y avait plus d'études pour le savant; il prodiguait son intelligence, son temps, ses jours, ses nuits, à complaire aux caprices bizarres de la maniaque. On finit par croire qu'il devenait fou lui-même.
Rien ne découragea Ludwig pendant cinq années, rien ne ralentit son dévouement pour Ebba. Au bout de ce temps, une nouvelle épreuve vint le frapper. Le négociant de la rue Pallmail, chez lequel il avait placé son capital de huit cents livres de rentes, fit banqueroute et s'enfuit. Cet événement laissa Klopstock sans autre ressource que le mince revenu de sa ferme d'Oltenzen. Cela aurait encore suffi, de reste, au savant qui, jusque-là, se souciait peu de subir des privations ; mais ces privations auraient atteint la pauvre Ebba : il résolut de se présenter pour obtenir une chaire d'astronomie qui se trouvait précisément vacante au collège d'Altona.
Que l'on se figure ce que dut éprouver d'angoisses, d'ennuis et de dégoûts un pauvre homme timide, qui ne sortait jamais de chez lui, qui n'avait que des relations rares et incomplètes avec deux ou trois amis, lorsqu'il lui fallut solliciter un emploi, exposer sa demande au bourguemestre et subir les dédains des conseillers. Personne ne prit en considération sa requête, et on fit venir un professeur de Drontheim. Quand Ludwig apprit cela, il vendit sa petite maison d'Altona et partit pour sa ferme d'Oltenzen, n'emportant que ses instruments de physique et son télescope. Ebba le suivit machinalement et sans savoir ce qu'elle faisait. Son âme, vous le savez, était au ciel, près de son enfant.
La ferme de Ludwig s'élevait à Oltenzen près de l'église. De la fenêtre, il découvrait le tombeau de son oncle, qu'ombrageait un tilleul planté jadis par le grand poète. Ludwig renvoya son fermier et se mit à cultiver ses terres avec plus d'intelligence et même de force que l'on n'eût pu en attendre de lui. Les paysans commencèrent à rire de ses tentatives et de ses innovations, ils finirent par les imiter. Le temps que Klopstock ne passait point à herser et à labourer, il le consacrait à l'étude. Le télescope s'empara du toit de la ferme de Ludwig, qui ne dormait guère ( car le sommeil est comme les amis, il ne prodigue ses faveurs qu'aux heureux ), et passait les nuits à étudier les astres. Ebba, pendant ces veilles consacrées à admirer les merveilles célestes, appuyait sa tête sur les genoux du savant et s'engourdissait d'une torpeur sans rêves qui ressemblait à la mort.
Ludwig, d'ordinaire triste et rêveur, témoigna un matin, en descendant de son observatoire, une joie inusitée et pleine d'inattention. Ebba eût retrouvé la raison que les manifestations de bonheur du savant n'eussent point été plus énergiques ! Il employa six nuits à écrire une longue lettre dont il ne se montrait jamais satisfait; il la recommençait, il l'annotait, il consultait de nouveau son télescope Enfin, le travail important achevé, il cacheta soigneusement son mémoire et le mit à la poste d'Altona, après avoir pris la précaution de l'affranchir et d'en prendre un reçu à la poste. Le paquet était adressé au directeur de l'Observatoire de Hambourg, et contenait la découverte de la révolution de Saturne en dix heures trente-deux minutes. Voici la réponse qu'il reçut:
« Si votre lettre n'est point une mystification, monsieur, vous arrivez un peu tard pour réclamer une découverte faite et publiée depuis quinze jours par M. Frédéric Guillaume Herschell. »
A ce cruel désappointement qui lui enlevait toute la gloire qu'il avait rêvée pour son nom, Ludwig ne témoigna son chagrin que par le sourire triste qui lui était habituel.
Cependant, disons-le, cet homme obscur et timide était dévoré par la soif de la célébrité. Il rêvait nuit et jour à se conquérir un nom. Il sentait en lui une force mystérieuse qui l'élevait au-dessus du vulgaire et qui n'avait besoin que de se manifester pour resplendir à jamais. Mais la misère et le malheur rendaient cette manifestation impossible. Lorsque, deux années après, il annonça qu'il était possible de solidifier l'acide carbonique, on ne voulut pas même lire son mémoire, ni examiner les dessins qu'il y avait joints pour la construction de la machine nécessaire à l'exécution de l'expérience. L'académie d'Hambourg se rappela la découverte tardive de la révolution de Saturne, et traita de rêverie la grande opération que devait inventer de nouveau, quelques années plus tard, notre illustre savant M. Thilorier.
Plusieurs années s'écoulèrent sans que Ludwig sortît de son village d'Oltenzen et fît de nouvelles tentatives pour publier les résultats de ses études.


(fin de la première partie, à suivre)

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