La question des odeurs de Paris se pose depuis bien longtemps. Dans l'article suivant, publié dans le numéro 38 de La Science Populaire datant du 3 novembre 1880, plusieurs mesures sont proposées. Malheureusement, certaines restent d'actualité 130 ans plus tard...
HYGIÈNE PUBLIQUE
LES ODEURS DE PARIS
Paris s'est plaint amèrement, cet été, de la mauvaise odeur répandue dans l'atmosphère que ses habitants sont bien forcés de respirer, et le le 11 septembre l'Agence Havas, organe officieux du conseil de salubrité dans cette occasion, prenait la peine d'expliquer l'état de choses dont on se plaignait, par « une situation atmosphérique exceptionnelle, l'insuffisance de l'eau nécessaire au lavage des égouts, et le mode actuel des fosses fixes, qui empestent l'air par les exhalaisons des tuyaux d'évent; enfin par le mode de vidange par enlèvement , qui exige une ceinture de dépotoirs et de fabriques de sulfate d'ammoniaque autour de Paris. »
La situation atmosphérique exceptionnelle invoquée comme une des causes de l'insalubrité passagère de Paris y était en effet pour beaucoup, et l'insuffisance de l'eau nécessaire au lavage des égouts, pour quelque chose ; quant aux exhalaisons des tuyaux d'évent des fosses fixes, ce n'est point Paris qui en profite le plus ordinairement, mais sa banlieue, qui profite également la première des bienfaits de la ceinture de dépotoirs qui l'enserre.
Quinze jours après la publication de ce document officieux, arrivait le terrible accident de l'égout du boulevard Rochechouart. Dès lors, la polémique engagée sur cette question palpitante des « odeurs de Paris » descendit à l'égout et n'en sortit plus. L'égout était le grand coupable, ou tout au moins le complice des vidangeurs clandestins.
Notre intention n'est pas de prendre la défense de ces derniers, même en invoquant l'exemple de plusieurs grandes capitales de l'Europe; toutefois, l'eau manque à Paris plutôt par négligence et mauvaise volonté que par impossibilité de s'en procurer, mais elle manque : c'est le point capital, le seul qu'ait à propos relevé, lors de l'enquête sur cet accident lamentable, M. Alphand, directeur des travaux de Paris. — Ajoutons cependant que l'insuffisance de pente, à l'égout Rochechouart, rendait inutile et même dangereux l'emploi d'un grand volume d'eau.
A la séance du conseil municipal du 9 octobre, M. Alphand exposait comme suit les véritables causes extérieures et passagères des mauvaises odeurs dont Paris s'est plaint pendant près de deux mois :
« Paris, dit-il, se trouve depuis quelque temps sous l'influence de courants équatoriaux qui ont amené les vents du nord auxquels" nous devons l'hiver rigoureux de l'année dernière et le bel été" que nous venons d'avoir. Ces vents ont amené dans l'intérieur de la ville, en passant entre les collines de Montmartre et de Belleville, les émanations qui se produisent à Saint-Denis et à Aubervilliers. Ces émanations trouvaient la grande voie de la rue Lafayette, et se répandaient dans les 9e et 10e arrondissements. Elles ont persisté jusqu'au 6 septembre. A cette époque, les vents ont changé après deux orages et les exhalaisons ont disparu dans ces quartiers. Vers le 23 seulement, on remarquait des exhalaisons empyreumatiques provenant des cheminées d'usines et qui se répandaient dans les 8e, 9e, 16e, 17e et 18e arrondissements. »
Très bien. Mais il n'y a ici que des odeurs , désagréables, empyreumatiques, pour employer le langage de la science;- et remarquez que, si les vents fussent venus d'un autre point, le résultat eût été le même, mais pour d'autres quartiers.
Nous ne rappellerons que pour mémoire l'incroyable circulaire du préfet; de police relative à l'entretien des animaux domestiques à l'intérieur de .Paris, et dans laquelle M. Andrieux semble trahir la conviction qu'une étable à vaches peut empester un quartier, et les deux poules et le coq du charbonnier du coin devenir un danger pour la tranquillité publique, bien qu'il ne dise par un mot de — c'est-à-dire contre l'agglomération des chevaux dans les écuries de nos grandes entreprises de transport.
En fait, on a beaucoup disserté sur cette grande question d'hygiène qui intéresse si vivement les habitants de Paris, et nous ne voyons dans toutes ces dissertations, sauf dans la demande d'un approvisionnement d'eau abondant, que des commérages sans la moindre valeur.
II y a, me dira-t-on, un conseil d'hygiène qui a déjà rendu de grands services à la capitale, — Sans doute : le conseil de salubrité, qui compte parmi ses membres des savants du plus grand mérite, a pris soin d'écarter de Paris toutes les cas d'insalubrité qu'il y avait rencontrées ; on peut dire que, s'il s'est peu soucié de la question de l'eau, il y a amené l'air en abondance, et c'est beaucoup... à la condition toutefois que cet air ne soit pas empesté. Les causes apparentes d'infection ont donc été écartées de Paris autant que possible; mais les grandes voies qui sillonnent aujourd'hui la capitale ne rempliront bien la mission hygiénique pour laquelle elles ont été créées que le jour où les maisons qui les bordent ou qui les avoisinent seront aussi proprement tenues que la rue... j'allais dire que l'égout.
Or, pour s'assurer des conditions hygiéniques dans lesquelles un immeuble est tenu, il y a bien des inspecteurs de la salubrité, mais ils ne peuvent s'y transporter que si une plainte adressée à la commission des logements insalubres les y autorise. On comprend ce qu'a de dérisoire une loi qui ne permet l'action d'une commission spéciale que si une plainte, que cent raisons pour une empêcheront de se produire, leur est transmise. Eh bien! c'est là qu'est le mal: - c'est dans la saleté repoussante, le manque d'air et de lumière d'une quantité innombrable de logements, que le foyer d'infection s'alimente sans trêve ni repos, et non pas dans l'égout.
Presque tout ce qui a été dit et imprimé depuis trois mois, sur les odeurs de Paris et ses causes n'est donc qu'un futile bavardage, qu'une phraséologie creuse, émaillée ça et là d'un conseil utile, quand la parole est par hasard à quelqu'un de vraiment compétent et qui a quelque idée de ce dont il parle.
Nous ferons exception cependant, en faveur d'un mémoire lu à l'Académie de médecine, le 6 octobre, par M. le Dr Marjolin, qui, en sa qualité de membre, non du conseil de salubrité, mais du comité qui s'est donné pour mission d'assurer l'exécution de la loi relative à la protection de la première enfance, a, depuis: deux ans, fait de fréquentes visites dans certains quartiers excentriques de Paris, et a été frappé du nombre de logements insalubres qu'il y a rencontrés.
Plus de 2,000 de ces réduits ne prennent jour que par des corridors ou des cours obscures ; plus de 3,000 n'ont pas de cheminées. Impossible de décrire la malpropreté qui y règne, les débris qui s'y entassent, la vermine qui y pullule, les odeurs nauséabondes qui y arrivent de communs mal tenus, non ventilés, sans obturateurs. L'encombrement y est incroyable:,des familles de cinq, six, dix personnes sont entassées dans un espace de quelques mètres carrés; le même lit reçoit jusqu'à trois et quatre adolescents. Ces bouges infects deviennent des foyers redoutables de contagion, quand des maladies telles que la variole, le croup, l'ophthalmie purulente, la phtisie, la scrofule, s'y déclarent.
M. Marjolin, au nom de la santé physique et morale, demande que la loi sanitaire soit rendue plus forte ; que les inspecteurs médecins chargés d'en surveiller l'exécution soient armés de pouvoirs suffisants; que leurs visites soient périodiques et n'aient pas besoin d'être provoquées par des plaintes qu'on intercepte ou qu'on étouffe; que désormais les architectes n'approuvent pas les plans et les constructions non conformes à la loi; que les propriétaires soient punis en cas d'infraction à cette loi; que l'Assistance publique ne refuse pas,son concours à la commission des logements insalubres; que l'Etat répande l'eau à profusion dans les quartiers populeux. Nous nous associons sans réserve aux voeux formulés par M. le Dr Marjolin, en ajoutant toutefois qu'il faut se garder de croire que les quartiers excentriques se trouvent seuls dans les conditions qu'il indique. L'insalubrité, la malpropreté chronique de certains.' logements des quartiers centraux, les plus voisins des grandes voies naturelles, que nous avons visités nous-même, dépassent tout ce qu'on peut imaginer.
Là sont les véritables sources de l'infection dont Paris se plaint, lorsque la situation atmosphérique se prête à sa diffusion : il est très-facile de s'en assurer, et très-possible d'y remédier.
A. B.