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mercredi 7 décembre 2011

Arthur de Marsy, Dans mille ans

Le Picard Arthur de Marsy, comte de son état, né à Doullens (Somme) en 1843 et mort à Compiègne (Oise) en 1900, archiviste paléographe et membre de diverses sociétés savantes (à dominante historique) a écrit sur l'un de ses presque voisins: Jules Verne. Dans l'article qui suit, il évoque La journée d'un journaliste américain en 2889/2890 et réfléchit sur la valeur des anticipations livrées par les romanciers.




DANS MILLE ANS

De temps à autre quelques-uns de nos romanciers, parfois de nos hommes politiques, tantôt nous introduisant dans quelque partie inconnue du royaume d'Utopie, tantôt déchirant pour nous quelques siècles du livre de l'histoire, nous font pressentir ce que sera notre existence dans un lointain avenir.
Nous ne voulons pas à ce sujet faire d'érudition inutile, rappeler les voyages de Gulliver ou l'an 2440, encore moins passer en revue les écrivains qui, comme Geoffroy-Château, ont poursuivi dans un rêve la souveraineté universelle de Napoléon Ier, enlevé au ciel dans une apothéose, ou fait régner pendant un demi-siècle Henri V sur le trône de France.
L'un de nos écrivains les plus populaires, de nos romanciers les plus répandus, l'auteur que lisent avec le même plaisir les enfants et les grandes personnes, dont les pièces de théâtre comptent leurs représentations par milliers, et qui est le plus traduit dans toutes les langues, Jules Verne, est presque notre voisin ; il habite Amiens, et s'il ne fait pas partie des quarante immortels qui se réunissent au Palais Mazarin pour régler l'orthographe de notre langue et décerner les prix de vertu, à Amiens, il est académicien, et membre actif de cette compagnie dont Gresset fut le fondateur.
Presque chaque année, il lit à ses collègues, quelque morceau nouveau spécialement écrit pour eux ; et les XXXIV, car tel est leur nombre en ce moment, magistrats et chanoines, médecins et ingénieurs, avocats et professeurs, industriels, anciens ministres et même simples bourgeois, se pourléchent, par avance, de ce régal.
Négligeant ces récits pittoresques dans les quels il excelle., tels que Michel Strogoff ou le Tour du Monde en 80 jours, M. Jules Verne soulève volontiers pour ses auditeurs le rideau de l'avenir ; il y a quelque temps il leur montrait dans un siècle la ville d'Amiens transformée, construisant ici, démolissant là, créant à son gré des institutions nouvelles et donnant à la population des moeurs en rapport avec le milieu dans lequel elle serait appelée à vivre.
Aujourd'hui, c'est un saut de dix siècles qu'il nous faut faire et en Amérique qu'il faut nous rendre, si nous voulons avoir une idée de ce que sera la vie de nos successeurs à la vingt- cinquième génération (1).


Le type qu'a choisi M. Jules Verne, on ne s'en étonnera qu'à demi, est un journaliste, Francis Benett, le descendant du rédacteur du New-York-Herald. Gordon Benett, est aussi connu à Paris que dans le nouveau monde ; c'est lui qui eut le premier l'idée d'envoyer un reporter au centre de l'Afrique à la recherche de Livingstone et ce reporter, on ne l'a pas oublié, n'était autre que Stanley. Francis Benett est journaliste comme son ancêtre, mais son journal a changé de nom, la capitale des Etats-Unis aussi et on est porté à croire que c'est Benett qui a baptisé la nouvelle capitale d'une république qui s'étend alors du Pôle Nord à la Terre de Feu.
Nous ne pouvons tout passer en revue dans ce court tableau la Presse et l'organisation du journal prennent une large place.
Il n'y a plus d'articles écrits, plus de journaux imprimés, chaque abonné se met le matin à son téléphoneil ne sont pas moins de quatre-vingt-cinq millions— et les rédacteurs leur apprennent, dans une rapide conversation, tout ce qui peut les intéresser. Quant aux acheteurs au numéro, ils entrent dans des cabinets phonographiques on leur répète les articles parlés.
Les villes ont atteint des proportions gigantesques et l'hôtel de Benett, situé dans la 16.823e avenue, n'a pas moins de trois kilomètres de façade ; aussi a-t-on de rapides moyens de locomotion ; les aéro-cars, qui ont remplacé les voitures, font 600 kilomètres à l'heure, les aéro-trains 1.000, mais ils sont dépassés par les tubes sous-marins qui vous amènent d'Europe en 295 minutes, soit trois heures moins cinq. Tout cela n'a été obtenu qu'à l'aide d'un grand développement de forces, et on a utilisé les chutes du Niagara pour charger les accumulateurs.
Après une série de courses dans Universal City, la, nouvelle capitale, Benett rentre se mettre à table et la Société d'alimentation à domicile lui expédie par des tubes pneumatiques un déjeuner tout fait, transmis comme aujourd'hui on envoie les petits bleus, et devant son téléphote (appareil permettant de reproduire les images à distance et que, depuis la lecture de M. Verne, l'on dit déjà inventé par Edison), il regarde tendrement la jolie Mistress Benett, qui est allée à Paris, centre éternel des élégances, commander des chapeaux et essayer des toilettes chez un couturier-modeleur.
Nous ne pouvons signaler toutes les améliorations prévues par M. Verne, la peinture remplacée par la photographie japonaise en couleurs et Y Angélus de. Millet ne trouvant pas d'amateur au-dessus de 15 francs, les villes transportées d'un point à un autre, comme de simples fauteuils, les communications établies avec plu- sieurs planètes, ainsi que le prévoit Flammarion et que l'espère Madame Guzman dans son testament. Il y en a cependant qui résistent, la Lune notamment. Qu'on nous permette de citer ici quelques lignes du dialogue de Benett avec ses rédacteurs scientifiques, qui ont pourtant des télescopes de trois kilomètres de long :
« Mais, à défaut de Jupiter, obtenons-nous au moins un résultat du côté de la lune?
Pas davantage, Monsieur Benett !
Ah ! cette fois, vous n'accuserez pas l'optique. La lune est six cents fois moins éloignée que Mars, avec lequel, cependant, notre service de correspondance est régulièrement établi. Ce ne sont pas les télescopes qui manquent.....
Non, mais ce sont les habitants.
Vous osez affirmer que la Lune est inhabitée ?
Du moins, M. Benett, sur la face qu'elle nous présente. Qui sait si de l'autre côté...
Eh bien, Corley, il y a un moyen très simple de s'en assurer.
Et lequel?....
C'est de retourner la Lune !.,..
Et ce jour-là, les savants de l'usine Benett piochèrent les moyens mécaniques qui devaient amener le retournement de notre satellite. »
Descendu de ces hautes régions, Francis Benett s'occupe aussi de politique. Les questions internationales, du reste, se sont simplifiées. Il n'existe plus comme puissances en Europe, que la France et la Russie, ayant l'une les pays latins, l'autre les pays slaves avec le Rhin pour limite ; l'Australie est indépendante, comme la Nouvelle-Zélande, les Etats-Unis comprennent les deux Amériques et ont pour colonie en Europe l'Angleterre. Mais, ils ont été généreux et ont laissé aux Anglais Gibraltar. Tout le monde serait content si les Chinois, se développant toujours, ne voulaient déborder sur les Russes. Heureusement Benett est là et promet en ces termes à l'Ambassadeur de Russie son intervention :
« N'est-ce que cela, monsieur, eh bien, puisque la prolifieation chinoise est un danger pour le monde, nous pèserons sur le Fils du Ciel. Il faudra bien qu'il impose à ses sujets un maximum de natalité qu'ils ne pourront dépasser sous peine de mort. Cela fera compensation.. »

Tel est, dans ses grandes lignes, le tableau, tracé par le romancier amiénois, de la vie de notre planète dans mille ans. Mille ans, c'est beaucoup et bien téméraire serait celui qui nous dirait ce qui existera à ce moment, quand, chaque dix ans, nous voyons des prophètes ou de simples devins, des savants parfois comme le professeur Plantamour, nous annoncer la fin du monde.
Dieu seul sait le sort qu'il nous réserve, mais nous croyons, si nous en jugeons par ce que nous voyons depuis moins d'un demi-siècle, que, de même que l'auteur de l'an 2440 verrait, au bout d'une centaine d'années ses projets non seulement réalisés mais dépassés. Le spirituel écrivain de la Journée d'un journaliste américain de 2890, s'il revenait au monde plus heureusement que son docteur Nathaniel Faithburn qui n'est qu'un maladroit imitateur de L'homme à l'oreille cassée d'About, trouverait que toutes les inventions qu'il nous promet ne demanderont pas mille ans pour être mises au jour et perfectionnées, sauf une seule, et que le chercheur de l'absolu, qui s'offre à fabriquer toute matière, répondrait encore au journaliste, lui demandant s'il pourrait fabriquer une créature humaine?
« Entièrement... Il n'y manquera que l'âme. » Tel est le seul problème qu'il ne sera jamais en notre pouvoir de résoudre, la seule création qu'il ne nous appartiendra pas d'animer.


(1) Mémoires de l'Académie des sciences, des lettres et des arts d'Amiens, 1890. Tome XXXVII.

Comte Arthur de Marsy, Varia - 1891-1893, 1900
Source: Gallica
 

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