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vendredi 30 décembre 2011

Pierre Gauroy, L'Aventure humaine en l'an 500000

Les anticipations nous propulsent dans des temps futurs. Cet avenir peut être proche mais aussi extrêmement lointain. C'est le cas de cet article publié dans Le Chasseur français en juin 1953 dans lequel Pierre Gauroy brosse un tableau de l'histoire de l'humanité de -100.000 à +500.000. Il y décrit des hommes dont les caractères physiologiques ont profondément changé. Comme souvent dans ce genre de textes c'est un homme pur esprit qui émerge. Ce surhomme peut craindre alors la perte de son humanité et de ses liens avec le reste de l'univers...


L’AVENTURE HUMAINE EN L’AN 500000

Quelques cent mille ans avant notre ère... Le vent glacé descendu des régions polaires balaie de ses rafales neigeuses les vastes solitudes de ce qui sera un jour la France. Des ombres glissent sur ce blanc tapis. La pâle clarté de l'aurore découvrira bientôt leur front fuyant et bas, leur mufle de brute au regard dur, leurs mandibules sans menton. Ce sont les hommes de la préhistoire qui passent.
La vie dut être rude à ces premiers conquérants du monde. Il fallait vivre, et, pour vivre, il fallait combattre. Combattre le froid dans la profondeur des grottes où le feu du bouleau jetait sa flamme claire, disputer aux grands fauves leurs cavernes tutélaires, rêver aussi dans les nuits froides sous les étoiles... Et, se voyant là, ultimes fleurons de tout le grand remuement de l’évolution qui avait jeté sur le globe tant d'espèces florissantes, puis disparues, pourquoi n’auraient-ils pas songé que nul, qui fût plus parfait, ne saurait leur succéder. Avec eux, la planète avait ses cerveaux. L’évolution était satisfaite. A cela son devenir s’arrêterait.
Cependant ces races passèrent. D’autres montèrent sur la scène du globe qui passèrent pareillement. Et l'Homo sapiens que nous sommes émergea un jour de la nuit des temps. Mais, si l’homme est différent, son orgueil n’a pas changé. Et qui d’entre nous admettrait, sans sursaut, qu’après notre défunte race d'autres races infiniment supérieures puissent fouler sous leurs pas la poussière sans nom et sans âme de nos générations évanouies ? Fort peu sans doute... Et, pourtant, cela sera quelque jour.
Par le prodige d’une baguette magique, nous voici maintenant en l’an 500000. Surprises partout... Si les grands ancêtres de la préhistoire étaient velus à souhait, si l’homme du xxe siècle n’était plus qu’un pilifère dégradé, celui de ces temps lointains est parfaitement glabre et chauve. Écœurante, cette vision ! Permettez ! Chaque âge a ses idoles... Ecoutez plutôt ces poètes au profil d’œuf chanter les matins clairs dont se jouent les mille reflets sur le miroir inégalé des crânes !
Est-ce tout ? Non pas. « Il » se repaissait de chair et d’herbages crus, de poissons momifiés, de gibiers presque décomposés, d’escargots à bave de poitrinaire ou de batraciens arrachés à la vase des marais. Pauvre créature ! soupirez vous. Soupir vain. « Il »... c’était vous, moi, nous tous qui vivons l'âge de l’atome. Travaillant de la pique et du hachoir, de la fourchette et du couteau, coupant, cisaillant, disséquant, nous roulons dans nos mâchoires aux muscles impressionnants tout un hachis de chair, palpitante de vie le jour d’avant. Et je passe sous silence tel mollusque ou telle huître aux reflets pneumoniques dont les corps mal dilacérés dansent leur sarabande d’agonie au fond de nos estomacs repus.
Dès l’an 10000, en effet, la science alimentaire avait brisé le cycle infernal des repas. La pilule synthétique et prédigérée régnait sur le monde. II avait fallu des siècles pour que le nouveau mode de nutrition fût accepté par tous. Mais, en même temps, d’inévitables transformations anatomiques apparurent. Maxillaires et dentition, désormais inutiles, disparurent progressivement, cette dernière ne laissant à sa place qu’une crête dentaire symbolique.
Chauve, l’humanité était par surcroît édentée, et la teinte de son corps uniforme et verdâtre. La fixation sous la peau d’un pigment vert analogue au pigment chlorophyllien des végétaux permettait en effet d’effectuer certaines synthèses organiques fondamentales, l’exposition à la clarté solaire étant la seule condition requise.
Tout cela était peu cependant. Ce que l’homme avait perdu en potentiel gastrique, il l’avait gagné en cerveau. Au seuil de l’an 300000, la prééminence cérébrale signait la nouvelle race. Concurremment à une hypertrophie des lobes antérieurs et à un enrichissement de certaines sécrétions internes, scientifiquement reconnues, l’intelligence humaine était portée à des hauteurs que nous pouvons à peine concevoir.
C’était déjà beaucoup. Ce n’était encore rien. Trop d’insuffisances marquaient encore nos organes sensoriels. De l’ouïe et de la vision,'on pouvait espérer beaucoup plus. De la première, on savait que, hors la bande des 32 à 30.000 vibrations par seconde, rien n’était plus audible. Qu’était, d’autre part, la vision en regard de celle des grands rapaces ? Dérisoire. L’univers visuel des abeilles s’étendait même jusqu’à l’ultra-violet et la mouche du vinaigre cessait de voir là où nous commencions. Le problème fut posé... Les robots supérieurs le résolurent... Et les hommes ignorèrent désormais la nuit dans la possibilité qu’ils avaient maintenant de percevoir à toute heure les clartés fantomatiques de rayons jusqu’alors interdits. Bousculant la frontière des sons connus, l’oreille humaine, à son tour, plongea dans le monde illimité des ultra-sons... Et les mille voix des insectes et des soleils furent entendues.
Alors l’audace des hommes de science ne connut plus de bornes. Aux approches du cinq millième siècle, une transformation radicale allait marquer cette race de géants. Transmissions de pensée, télépathie étaient, en l’an 2000, des faits suffisamment rares pour qu’on ne leur prêtât qu’une attention amusée et sceptique. Or ce qui n’était jusque-là qu’objet de curiosité était devenu maintenant monnaie d’échange habituelle des intelligences. Il suffisait de penser et, par le moyen des ondes émises et propagées, l’interlocuteur en prenait une connaissance immédiate. La parole et son support, le larynx, apparurent comme des modes d'expression périmés, et leur usage disparut bientôt des mœurs. Certes les relations de cerveau à cerveau ne dépassaient pas encore quelques kilomètres, mais on estimait proche le temps des télécommunications cérébrales d’un antipode à l’autre.
Doté de tels pouvoirs, l’homme rêva la chose la plus inouïe qui fût... Il rêva de penser le monde, l’univers... Puisque chaque corps était le siège d’un mouvement vibratoire spécifique, il rêva d’en prendre conscience à la manière des sourciers antiques, mais sans baguette, ni autre détecteur que la substance grise du cerveau. D’un coup, il allait se hausser à la taille des dieux. Tout le mystérieux domaine des structures intimes allait s’éclaircir, et l’homme n’aurait plus à gravir les âpres chemins de la recherche.
Alors le surhomme eut peur. Il eut peur, après avoir dépouillé le monde de ses attributs et vidé l’univers de sa substance, de se retrouver seul avec lui-même. Il frémit de se reconnaître en celui-là dont le cœur n’avait pas suivi la prodigieuse croissance cérébrale.
Sur la route de la plus fantastique aventure, il s’arrêta. Il resta ce qu’il ne pouvait pas ne plus être, rien qu’un Homme avec son Intelligence pour maître, la Recherche pour but et le Doute pour raison.
Glabres, chauves, édentés, sans menton, les géants de l'an 500000 allaient reprendre la lente ascension sur les traces de ceux qui, aux temps héroïques, épelaient confusément le grand livre des connaissances.

Pierre Gauroy, Le Chasseur Français, juin 1953

Je remercie  le "webmaster" du site proposant la reproduction de milliers d'articles du Chasseur français qui a bien voulu me fournir quelques scans de pages m'intéressant plus particulièrement. Je vous invite à y faire un petit tour pour découvrir les richesses de cette revue:

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