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mercredi 22 février 2012

Une mer intérieure au Sahara ? Le projet de M. Roudaire


En 1883, Sigsimond Zaborowski-Moindron (1851-1929) publie une recueil de ses chroniques scientifiques sous le titre Nouvelles et curiosités scientifiques aux éditions C. Marpon et E. Flammarion.

Il y a nombre d'articles sur les domaines scientifiques et techniques les plus variés dont nous ne relèveront que quelques titres amusants (en attendant de publier des textes intéressants) comme l''allaitement au lait d'ânesse, le système nerveux des vers de terre, les capacités du crâne, des races inférieures et des Parisiens (moins raciste que le titre pourrait le laisser croire), le coccyx des primates, l'histoire de la comète de Biela, l'association d'algues et d'animaux, Les hommes à queue, la polyandrie chez les Bretons et à la côte de Malabar, … [1]

L'article sur le projet du Capitaine Elie Roudaire (datant du 19 mai 1882) visant à (re)créer une mer intérieure dans le Sahara a retenu mon attention car c'est l'argument du dernier roman publié du vivant de Jules Verne, L'Invasion de la mer (1905) dans lequel est cité le Capitaine Roudaire. Une Société de la Mer Intérieure fut créée en 1882 (avec Elie Roudaire et Ferdinand de Lesseps), elle finança une expédition en 1883 et perdura jusqu'en 1892.
Périodiquement des projets de cette nature resurgissent. Dans les années 1990 il y eut même un candidat, Rabah Bencherif, en Algérie défendant cette idée (on peut lire un article du quotidien L'Expression datant de 2008 évoquant ce récent projet de mer intérieure).

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La mer saharienne. - Le projet de M. Roudaire.


Le Sahara passe encore aux yeux de beaucoup de personnes compétentes, pour avoir été couvert d'une mer, d'ailleurs assez peu profonde, pendant la plus grande partie de l'époque géologique quaternaire, époque qui à précédé immédiatement la nôtre. On est même parti de là pour expliquer l'existence des grands glaciers de l'Europe à cette même époque. Au lieu du siroco qui ferait aujourd'hui sentir son influence jusque sur les Alpes, ce sont des vents froids qui auraient soufflé de l'Afrique.
Nous avons déjà ici même rapporté quelques faits en désaccord avec cette opinion. Et elle peut bien passer aujourd'hui dans sa forme trop simple, pour être quelque peu surannée.
D'une série d'observations relevées depuis déjà bien des années, groupées et confirmées en dernier lieu par M. J. Rolland (Bulletin de la Société géologique de France, 1881,1882) et par M. Pomel, il résulte que les dunes de sable du Sahara ne forment qu'un neuvième de sa surface et qu'elles proviennent de la désagrégation des roches sous les influences atmosphériques. Pendant l'époque quaternaire, il se serait formé, dans le Sahara, d'énormes dépôts de grès composés de grains de quartz roulés, mêlés d'argile et cimentés par du calcaire et cela non sous des nappes d'eau permanentes, mais « sous l'action de phénomènes qui trouvent peut-être leur similaire dans cette région des grands lacs de l'Afrique centrale, où les pluies tropicales font épandre des nappes liquides sur des surfaces immenses ». L'érosion de ces dépôts aurait donné naissance à des masses énormes de sables et de graviers qui, à leur tour, sous l'action de la sécheresse et des vents, auraient constitué les dunes actuelles. Ceci établi, le dessèchement du Sahara serait récent. Il se poursuivrait encore de nos jours, comme nous l'avons dit. Mais il ne serait pas le fond d'une ancienne mer, et de ce fait tomberait l'accusation portée contre le projet Roudaire, de nous exposer à voir notre climat d'Europe changer trop profondément. D'autant plus que des études fort ingénieuses, sur lesquelles nous espérons revenir avec quelques détails, et qui ont fait encore dernièrement l'objet d'une thèse de M. Hebert, tendent à démontrer que le siroco n'est nullement un phénomène local, et qu'un désert enflammé n'est pas la condition sine qua non de la production des vents chauds. Ces derniers sont en général le résultat des phénomènes complexes qui se produisent lorsque, sous l'influence des grands tourbillons atlantiques, un courant d'air chaud saturé d'humidité et animé d'une grande vitesse vient choquer une chaîne de montagnes. Voilà pourquoi nous en voyons souffler de la même façon qu'en Algérie, au passage de l'Atlas et du Jurjura, sur le golfe de Gascogne, au passage des Pyrénées; en Suisse, au passage des Alpes; en Piémont et dans le Tyrol en Norvège même sur les deux versants des Alpes Scandinaves au pied du Caucase et jusque sur la côte occidentale du Groënland, etc. Nous sommes garantis de la sorte contre tout abaissement général de température.
De tout cela il ne s'ensuit aucunement que le Sahara ait toujours été ce qu'il est pour le climat des régions voisines. Son dessèchement est récent, venons-nous de dire. Il renfermait autrefois des cours d'eau, des lacs et même des bras de mer intérieure. Hérodote (cinquième siècle avant notre ère), parlait encore du grand golfe de Triton, qui se reliait à la mer Méditerranée, sans aucun doute, au golfe de Gabès, par une passe étroite et dangereuse. Scylax (deuxième siècle avant notre ère), Pomponius Mela (43 ans après Jésus-Christ), mentionnent la Petite-Syrte et le lac Triton, et d'incontestables vestiges de la mer au sud de Cirta (Constantine). Deux siècles plus tard, de ces golfes et lacs salés, il ne restait que deux chaînes de petits lacs. Le dessèchement se poursuivant et les goulets qui les mettaient en communication avec la mer s'étant naturellement comblés, ces lacs sont devenus nos chotts actuels. Ce sont des bas-fonds vaseux où l'eau séjourne pendant les pluies, recouverts d'efflorescences salines, particulièrement de sels de magnésie, qui rendent leur surface très brillante, avec de très dangereux abîmes de boue.
En 1873, M. le Capitaine Roudaire, procédant au nivellement géométrique de la région comprise entre Biskra et le Chott-mel-Rhir, crut reconnaître que le lit de ce dernier était encore de 27 mètres plus bas que le niveau de la Méditerranée. Le Chott-mel-Rhir communique à l'est avec le Chott-Sellem. De ce dernier, on gagne le Chott-Rharsa et celui-ci se continue vers le golfe de Gabès par le Chott-el-Djérid, qui ne serait séparé de la Méditerranée que par une bande de dunes sablonneuses d'une vingtaine de kilomètres à peine. Ce sont ces considérations qui ont fait concevoir à M. Roudaire son projet, aujourd'hui soumis à un examen définitif, de la création d'une mer intérieure en Algérie.
Nous ne rappellerons pas les phases par lesquelles il a passé. Déclaré impraticable par une commission italienne envoyée en Tunisie en 1875, il a été soumis à des études très complètes, dès 1874-1875, par une mission dont M. Roudaire lui-même avait la direction. De ces études préparatoires, il est résulté qu'il y aurait à inonder un bassin de 6,000 kilomètres carrés en Algérie et un autre d'égale étendue en Tunisie. Mais elles ont aussi fait découvrir une première et considérable difficulté; c'est que le  Chott-el-Djérid , celui à travers lequel la mer doit pénétrer dans tous les autres, est séparé du Chott-Rharsa par un bourrelet qui atteint une élévation de 40 mètres au-dessus de la Méditerranée, et que lui-même est, dans toute l'étendue de sa surface, supérieur au niveau de cette dernière.
M, Roudaire croit que cette difficulté peut être tournée par suite des faits suivants
Le Chott el-Djérid, selon lui, est un mélange très liquide d'eau et de sable recouvert d'une couche plus résistante dont l'épaisseur variable dépasse rarement 80 centimètres. Il est très peu de points où cette couche puisse supporter les hommes et les animaux. La route du Nifzaoua au Djérid, qui est la seule à peu près sûre sur laquelle on puisse traverser le chott, n'est qu'une chaussée longue et étroite qui devient dangereuse quand il a plu. Lorsqu'on fait creuser, en un des points abordables du chott, de façon à enlever la croûte résistante, il suffit de laisser tomber dans le mélange d'eau et de sable mis à découvert un bâton ou une pierre suspendue à une corde, pour qu'ils s'y enfoncent de leur propre poids sans rencontrer le fond. En quelques instants le trou s'emplit d'une eau aussi salée que celle de la mer, mais excessivement limpide. « Ces faits, dit M. Roudaire, ne se produisent pas seulement vers le centre du chott j'ai fait creuser dans le Chott-el-Melah, sur le seuil de Gabès, à une altitude de 31 mètres et j'ai trouvé l'eau à 80 centimètres de profondeur. J'ai constaté en outre que le niveau de la croûte solide peut varier en quelques jours. »
M. Roudaire est en conséquence convaincu qu'il suffirait de couper le bourrelet qui sépare le Chott-el-Djérid du Chott-Rharsa, pour que la croûte solide du premier disparût et que ses eaux remplissent le second en déposant leurs sables. La communication avec la mer entretiendrait ensuite un courant constant qui empêcherait la formation de nouvelles croûtes sableuses. On peut, il est vrai, alors se demander si tous les sables en traînés par ce courant ne causeront pas une surélévation dangereuse du fond des autres chotts algériens et tunisiens.
Mais là n'est pas la principale difficulté. Il est en effet avant tout permis de craindre que l'eau amenée par les courants soit insuffisante comme elle l'a été jadis,, à compenser les déperditions causées par l'évaporation intense qui se fera à la surface des chotts. MM. Roudaire et de Lesseps toutefois ne sont pas de cet avis. Quoi qu'il en soit, les bords des bassins; nous paraissent, quant à nous, devoir être d'une pente si faible, que la moindre baisse des eaux, en été, mettra à nu d'immenses surfaces marécageuses, extrêmement funestes à la salubrité du pays (1).

19 mai [1882]


(1) On sait que, conformément aux conclusions de cet article, le projet Roudaire a définitivement été repoussé fort peu de temps après par une commission officielle. Cependant il est encore question de l'exécuter sans le concours du gouvernement.

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[1] c'était l'occasion de faire quelques liens vers les camarades de blogage ;-)





1 commentaire:

  1. Il y eut d'autres projets de former des mers intérieures en Afrique à l'époque coloniale, mais ce fut sans doute le plus avancé. Jean-Louis Marçot en a signé l'histoire dans un livre, Une mer au Sahara.

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