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mercredi 29 août 2012

Louis Figuier, La Femme avant le déluge (feuilleton, épisode 2)

Après avoir présenté Louis Figuier et son projet de théâtre de vulgarisation scientifique et donné à lire l'avant propos de La Femme avant le déluge, ArchéoSF vous propose d'entrer dans la pièce de Louis Figuier avec les deux premières scènes. L'intrigue est pour le moment principalement amoureuse mais elle donne le cadre à l'ensemble de l'histoire (et bientôt viendront les éléments scientifiques et conjecturaux!).

LA FEMME AVANT LE DELUGE

Un paysage prêt de la mer Glaciale. - Au fond, la mer. avec des glaçons au bord du rivage. - Des sapins et des blocs de glace, à gauche. - Au premier plan, à droite, une chaumière, et devant la chaumière, un banc de mousse.

SCÈNE PREMIERE
Au lever du rideau, on entend un bruit de grelots, à gauche.
CHRISTIANA, elle sort vivement de la chaumière, à droite.
Les grelots d'un traîneau?... (Regardant au fond, vers la gauche ) Le traîneau s'arrête à l'auberge du Renard bleu (Vivement.) Serait-ce sir Evans? (Désappointée.) Non; c'est monsieur Ramponeau, avec sa nièce, madame de Beaugençy.

SCÈNE II
CHRISTIANA, RAMPONEAU, DIANE.

RAMPONEAU.
Eh! oui, mademoiselle Christiana, c'est nous! Notre promenade est terminée. Nous venons de remiser notre traîneau et nos coursiers... deux rennes superbes. à l'auberge du Renard bleu, et nous sommes disposés à faire le plus grand honneur au dîner qui nous attend dans votre chaumière hospitalière. Quand je pense que je vous ai vue toute petite. tenez, pas plus haute que ça.(il fait un geste avec la main.) et que maintenant vous voila bonne à marier. ça ne me rajeunit pas

CHRISTIANA.
Ah ! je me souviens très bien, M. Ramponeau, de vous avoir vu ici, pendant que mon pauvre père vivait encore.

RAMPONEAU.
Le pécheur Ivan Pétrowick? C'est lui qui m'a vendu ma cargaison d'ivoire, à mon premier voyage dans votre Sibérie! Et comme il était bon, franc, serviable, votre père, le pêcheur Ivan Pétrowick.

DIANE.
Christiana a hérite de toutes ses excellentes qualités, mon oncle; car c'est avec une bonne grâce charmante qu'elle a mis, dès notre arrivée, sa chaumière à notre disposition; et elle rend plus faciles, par ses bons conseils, nos promenades dans les environs. (A Christiana.) Sais-tu d'où nous venons, dans notre traîneau ?

CHRISTIANA.
Non, Madame.

DIANE, montrant le fond, à gauche.
De là-bas, tout là-bas.

CHRISTIANA.
Des îles d'ivoire?

DIANE.
Précisément. Nous avons vu la Léna se diviser en plusieurs bras, pour se jeter dans la mer Glaciale. C'est un spectacle superbe (A Ramponeau.) Aussi dit-on, ici, les bouches de la Léna, comme on dit les bouches du Nil, du Danube et du Bosphore.

RAMPONEAU.
Pourquoi n'ajoutes-tu pas: les bouches du Rhône ?

DIANE, riant.
Parce qu'il y a trop de moustiques!

CHRISTIANA, timidement.
Et sir Evans, où l'avez-vous laissé ?

DIANE.
Nous l'avons laissé un pied sur un glaçon du fleuve, et l'autre sur un glaçon de la mer. Il nous rejoindra tout à l'heure.

RAMPONBAU.
Quant à son professeur, le savant M. Fresquelly, il a les deux pieds sur le même glaçon.

CHRISTIANA, riant.
Mais il va s'enrhumer!

DIANE.
Non ! Ces Messieurs, armés de pioches, fouillent les profondeurs des rivages glacés de la mer, pour en dégager le Mammouth qu'ils ont eu le bonheur de découvrir; et ils mettent tant d'ardeur à ce travail, qu'ils ne s'aperçoivent ni du vent, ni du froid. Mais moi, qui n'ai pas le feu sacré de la science, je ne serais pas fâchée de me réconforter un peu. Et tu serais bien gentille, ma petite Christiana, de me donner une tasse de lait, tout chaud.

RAMPONEAU.
Mais ma nièce, il n'y a ici, ni vache, ni chèvre, ni brebis!

CHRISTIANA.
Il y a de grands troupeaux de rennes, M. Ramponeau et je serai charmée d'offrir à Madame le lait des nourrices sauvages de notre Sibérie.
Elle entre dans la chaumière.

DIANE , à Ramponeau.
Des courses en traîneaux si rapides qu'on en perd la respiration... des fourrures si épaisses qu'elles bravent le thermomètre. (Elle croise son manteau de fourrure.) une terre unie et blanche, comme la nappe d'un repas de cérémonie. une mer sur laquelle on marche. (Montrant Christiana, qui sort de la chaumière, une tasse de lait à la main.) des paysannes habillées comme des chanteuses d'opérettes. (Elle regarde la tasse que lui offre Christiana.) et du lait crémeux, comme du lait de brebis. (Elle prend la tasse) écumeux, comme du lait d'ânesse. (Elle porte la tasse à ses lèvres et boit.) savoureux comme du lait de chèvre. (Elle rend la tasse vide à Christiana, qui la prend et entre dans la chaumière.) Mais la Sibérie est un pays charmant! Et quand je pense que vous ne vouliez pas me laisser partir avec vous! Vous me croyez donc incapable d'affronter les fatigues, le danger?...

RAMPONEAU.
Pardon, madame ma nièce, je crois une Parisienne capable de tout affronter. surtout quand elle est veuve.

DIANE.
Comme moi. A vrai dire, mon bon petit oncle, nous n'avons eu jusqu'ici rien à affronter du tout, grâce à votre expérience, grâce au confortable du Triton, le bateau à vapeur qui nous a conduits ici, grâce enfin, au savoir du professeur Fresquelly.

RAMPONEAU.
Oui, M. Fresquelly qui venait, avec sir Evans, son élève, explorer le nord de la Sibérie, et que nous avons rencontré à Yakoust, au moment où nous y arrivions Je me rendes à Yakoust,pour mon commerce d'ivoire, nos deux savants y venaient, pour faire des explorations géologiques: cela trouvé à merveille, et nous ne nous quittons plus. Nous nous retrouvons chaque jour, à la table de l'aimable Christiana... Tu sais que j'ai fait ma fortune en achetant des défenses d'éléphants fossiles, que je revends en France. J'ai reçu, cette année, deux commandes d'ivoire de Sibérie, de cent mille francs chacune, l'une d'un fabricant de billes de billard de la rue Popincourt. l'autre d'un fabricant de pianos du faubourg Poissonnière. (Riant.) Les billes qui rouleront cet hiver sur les billards parisiens, et les claviers des pianos qui accompagneront les chanteurs à la mode, auront, ma chère nièce, cent mille ans d'existence!...


DIANE
Comment, le piano que j'ai acheté, rue Saint-Georges, payable en quatre ans, à vingt-cinq francs par mois, a des touches fossiles ?

RAMPONEAU
Parfaitement.

DIANE
Je tapote les dents d'un éléphant qui broutait l'herbe avant le déluge ?

RAMPONEAU
Et ce vénérable pachyderme ne se doutait guère, pendant qu'il dégustait les fougères de l'ancien monde, que tu jouerais un jour les Cloches de Corneville sur ses vieilles quenottes... Ah! ça, mais ! dis-moi, tu n'es pas venue en Sibérie pour m'entendre faire une conférence sur l'ivoire fossile ?

DIANE, riant.
Certes, non !

RAMPONEAU
Mais enfin pourquoi as-tu voulu absolument m'accompagner en Sibérie ?. Tu ne me feras pas accroire que ce soit pour veiller sur l'oncle Ramponeau?

DIANE
Non! un oncle qui a fait dix-huit fois le voyage de Paris aux îles d'ivoire et des îles d'ivoire à Paris, c'est lui qui veille sur sa nièce!...

RAMPONEAU.
Ah! j'y suis! Les médecins ont mis à la mode les émanations des bois de sapins. tu es venue respirer l'air des sapins du Nord.

DIANE.
Il y a des sapins au bois de Boulogne, et l'air du bois de Boulogne aurait été tout aussi agréable et moins cher à respirer.

RAMPONEAU.
Si tu étais romanesque, je croirais que tu es partie pour contempler les bords désolés de la Léna.

DIANE.
Mais je ne suis pas romanesque.

RAMPONEAU.
Aurais-tu l'intention d'écrire, pour la Revue des Deux Mondes, un article sur le passé et l'avenir de la province de Yakoust?

DIANE, riant.
Dieu m'en préserve !

RAMPONEAU.
Voyons, Diane, tu aimes le monde, le plaisir, la toilette, les boulevards de Paris, et pourtant tu as absolument tenu à venir avec moi, dans ce pays sauvage. Ce n'est pas nature!: il y a quelque chose là-dessous.

DIANE.
Eh bien, mon oncle, je serai franche. Si j'ai voulu venir ici, où l'on grelotte, ici, on l'on s'ennuie, ici on l'on manque de tout.

RAMPONEAU.
Eh bien ?...

DIANE.
C'est que mon cousin y venait.

RAMPONEAU.
Ton cousin Ludovic, le lieutenant du Triton?

DIANE.
Lui-même... Il m'aimait avant mon mariage.

RAMPONEAU.
Je le sais parbleu bien! Il sortait de l'école de Brest, avec le grade d'enseigne de vaisseau. Il me demanda ta main. Mais il était sans fortune, et je dus lui préférer M. de Beaugençy, qui était banquier et millionnaire.

DIANE.
Oui seulement, je n'aimais pas M. de Beaugençy, et je pleurai beaucoup, quand je dus me résigner à accepter sa main. Quant à Ludovic, le jour même de mon mariage, il partit, comme enseigne, à bord d'un aviso.

RAMPONEAU.
Et penser que juste trois semaines après le départ de Ludovic, tu étais veuve, et que, de son coté, Ludovic héritait de quarante mille livres de rentes, et passait, comme lieutenant, à bord du Triton !... Ah! si on pouvait deviner !...

DIANE
Mais on ne peut pas deviner

RAMPONEAU.
De façon que vous voilà, toi, jeune veuve, et lui garçon à marier. Mais ce qui ne s'est pas fait il y a un an, peut se faire aujourd'hui. Que Ludovic me redemande ta main, et cette fois, je ne la refuserai pas, je t'en réponds.

DIANE
Il y a une petite difficulté, mon oncle: c'est que Ludovic ne vous redemandera pas ma main.

RAMPONEAU.
Et pourquoi cela, ma nièce ?

DIANE
Parce qu'il ne m'aime plus.


RAMPONEAU.
Allons donc! Il t'aime plus que jamais: c'est facile à voir.

DIANE
Non; il est facile devoir qu'il n'est plus le même envers moi, depuis mon mariage.

RAMPONEAU.
Oui, mais depuis ton veuvage ?

DIANE
C'est pire encore.

RAMPONEAU

Comment? Chaque jour il se montre plus empressé auprès de toi.

DIANE
Trop empressé, mon oncle.

RAMPONEAU
Je ne comprends pas.

DIANE
Vous allez comprendre. Quand j'étais jeune fille, tout, dans les allures et dans les paroles de mon cousin, me disait qu'il désirant faire de moi sa femme. Il ne me parlait pas d'amour mais sa tendresse perçait à travers son respect. Un regard timide, un serrement de main rapide et tremblant, une fleur donnée avec hésitation, un soupir à demi étouffé, ce n'était rien en apparence, mais au fond c'était l'aveu de son cœur. Maintenant, Ludovic fixe hardiment ses yeux sur les miens; il m'adresse des déclarations a brûle-pourpoint, sans le moindre embarras; et s'il me présente une fleur, c'est comme s'il m'ocrait. un petit pâté. Il m'aime peut-être encore, mais il m'aime tout autrement

RAMPONEAU.
Ah!

DIANE
Ses manières cavalières frisent l'impertinence, et cette nouvelle façon de me faire la cour, me révolte, autant que son respectueux amour me touchait autrefois!... Il est sans doute fort empressé auprès de moi; et, même (Baissant les yeux.) fort entreprenant, mais quant à m'épouser, il n'en parle jamais.

RAMPONEAU.
Quelle peut être la cause d'un pareil changement dans ses manières? (Apercevant Ludovic, qui entre par la droite.) Mais, le voilà, ton chenapan de Ludovic !

DIANE, serrant la main de Ramponeau.
Alors, plus un mot ! 

A suivre!





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