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mardi 21 janvier 2014

Charles Richet, Dans Cent ans [critique]

Quand un anticipateur ne semble pas assez... anticipateur ou que ces anticipations ne correspondent pas aux voeux du critique, cela donne une descente en flammes dans la presse comme le fait Paul Ginisty à propos de Dans Cent ans de Charles Richet en 1892. Charles Richet ( 1850 - 1935 ) était un physiologiste. En 1913, il obtient le prix Nobel de médecine pour ses travaux sur l'anaphylaxie. Entre 1920 et 1926 il est président de la Société française d'eugénisme. Il reste tristement célèbre pour des ouvrages prônant la sélection humaine ( La Sélection humaine, L'Homme stupide) et des propos de ce genre : "après l'élimination des races inférieures, le premier pas dans la voie de la sélection, c'est l'élimination des anormaux"...



Le spectacle de la société présente est si peu fait pour nous contenter, qu'il n'est guère d'esprit généreux (ou simplement curieux) qui ne cherche à percer le voile de l'avenir. Un jour ne viendra-t-il pas, qui donnera satisfaction à nos instincts de justice ? Ce que nous concevons encore vaguement — et timidement — les temps futurs ne le réaliseront-ils pas?
De là, tant de rêveries, empruntant une forme romanesque, tant de fictions philosophiques, reprenant, incessamment, le vieux thème du réveil d'Epiménide. Ces ouvrages prophétiques se sont multipliés, en ces dernières années. Rappelez-vous seulement la Race future, de lord Lytton, ou l'An deux mille, d'Edouard Bellamy.
Dans ces deux livres, c'est au moyen d'une fable plus ou moins ingénieuse, le problème de l'avenir qui s'agite. Les hommes vaudront-ils mieux dans un temps donné qu'ils ne valent maintenant ?
Lord Lytton les entrevoyait affranchis par la science, la science ayant mis à leur service un outillage parfait, des machines admirables, les délivrant de la plupart des servitudes actuelles.
Edouard Bellamy, lui, supposait, plus témérairement encore, des améliorations considérables dans le fonctionnement des institutions sociales. Il imaginait la disparition de l'argent et son remplacement par un système d'échanges, et ainsi — d'un coup de plume — supprimait-il la misère !
Beaux rêves qui semblent encore bien loin de nous, plus loin que la date assignée par ces philosophes-romanciers pour leur réalisation !
M. Charles Richet, lui, s'est borné à se demander, ce que serait le monde dans cent ans — en 1992 — et il s'est plu à en tracer un tableau dont les éléments sont pris surtout dans les statistiques actuelles, en tenant compte de leur progression probable.




A lui, on ne peut pas lui reprocher d'avoir trop lâché la bride à son imagination; mieux valaient les prophéties des simples littérateurs que ces prophéties sèchement scientifiques qui, au demeurant n'ont pas, plus que les autres, un caractère de vraisemblance !
Dans cent ans, la société n'aura pas beaucoup changé selon M. Richet, et il n'y a pas besoin d'être sorcier pour prédire les progrès matériels qu'il annonce, — plus de rapidité dans les communications, l'accomplissement de quelques grands travaux actuellement projetés (comme le percement des isthmes et la construction de tunnels sous-marins), l'uniformisation des monnaies et des mesures, le perfectionnement de découvertes ébauchées, le peuplement de colonies ou l'élément européen est encore rare.
Tout cela, c'est fatal; cela découle logiquement du présent. On ne peut considérer ces indications comme des prédictions. Mais voyons ce que M. Richet dit des modifications du gouvernement et des mœurs. Eh bien ! il n'y en aura pas, ou presque pas, à l'en croire. Les Etats européens seront des démocraties parlementaires, penchant vers « une sorte » de socialisme ; on continuera à se soumettre aux lois, tout en doutant de leur vertu ; l'indifférence religieuse augmenteja ; le monde futur sera essentiellement utilitaire ; la richesse sera sans doute plus disséminée ; la force, le plus souvent, aura encore raison.
M. Richet veut bien nous dire ce que sera la littérature dans cent ans. De poésie, il n'y en aura plus- il la supprime cavalièrement : — les romans passeront d'une « formule à une autre »; l'histoire ne fera que des perfectionnements de détail, sans grande importance; l'art oratoire ne disparaîtra pas, mais les orateurs traiteront leurs sujets en hommes d'affaires, avec concision et sobriété.


La philosophie, elle, dédaignera la métaphysique.
Puis M. Richet passe au chapitre de la médecine, destinée à faire de grands progrès ; il y aura des vaccins contre toutes sortes de maladies, et — prédiction vraiment singulière — la prostitution sera mieux réglementée, grâce aux conseils, enfin écoutés, des hygiénistes.
Toutes les « prédictions » de M. Richet sont dans ce genre et gardent cette étroitesse. On a pu accuser de témérité les autres prophètes, mais, lui, à força de timidité, n'est-il pas aussi éloigné qu'eux de la vérité probable?




N'a-t-il donc rien voulu comprendre de l'énorme mouvement qui se prépare ?
Peut-on admettre, dans cent ans encore, (quand on a vu ce qui s'est accompli au au XIXe siècle) la fidélité a ce que nous savons déjà être des préjugés et des abus routiniers? N'est-il pas évident que, selon le mot de Schelley, « le monde est las de son vieux passé ? » Tout ce bouillonnement actuel de la pensée n'aboutirait-il qu'à consolider le système parlementaire? Il serait pitoyable que ces civilisés, d'ici à cent ans, ne se montrassent pas plus hardis! Est-ce qu'il est admissible que les jeunes générations qui se lèveront soient aussi dociles à accepter l'héritage de lois que, nous autres, nous commençons à discuter, sans nous laisser intimider par leur ancienneté.
Le ciel veuille qu'elle soit pacifique!
Mais une immense révolte monte, et il faudrait être sourd pour ne pas l'entendre.
Et les questions de la propriété, du capital ? M. Richet suppose-t-il qu'elles dormiront pendant cent ans ? Et les revendications féminines, et la fragilité, de plus en plus notable, des liens du mariage ? Ce sont là des problèmes qui sont sans doute inquiétants, mais, quand on parle de l'avenir, il faut bien les remuer.
Jamais plus d'idées n'ont été en fermentation, jamais la pensée n'a été plus audacieuse, jamais elle n'a mieux osé tout regarder en face, — et, dans cent ans, on en serait encore à de menues réglementations, comme celles auxquelles se complaît M. Richet ! Allons donc !
Le monde marchera plus vite que cela !
Nous ne sommes, manifestement, qu'une époque de transition et nous croirions imposer du définitif!
Le secret de l'avenir, certes, n'est à personne. Mais, cet avenir, il est impossible de ne pas le concevoir plus largement que ne le fait M. Richet. C'est à des bouleversements qu'il faut s'attendre, bouleversements tragiques peut-être, pour amener un état de choses meilleur.
Les tableaux graphiques, très doctes, de M. Richet, avec leurs prolongements de courbes, feront petite figure, un jour, en présence de l'imprévu, qui les aura réduits au rôle d'amusettes.
Victor Hugo, en évoquant le vingtième siècle, a sans doute été bien vague, et a été purement poète en disant qu'il ne comportera rien de semblable à notre vieille histoire. Mais il a pressenti ces bouleversements qui se doivent fatalement accomplir - qu'on les craigne ou qu'on les espère !
Si, dans cent ans, le monde devait — a si peu de chose près — être encore ce qu'il est, comme l'imagine M. Richet, ce serait une pensée qui ne serait pas loin d'être désespérante.


Paul Ginisty, « Causerie littéraire » in Gil Blas n° 4646, 7 août 1892

Source de l'article: Gallica
Sources des illustrations:
Portrait de Charles Richet : Wikipédia
Extraits de Dans Cent ans : Gallica

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