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mercredi 10 septembre 2014

Claude Manceau, La Bataille de demain (1888)

La guerre est un des thèmes récurrents de l'anticipation ancienne. Des auteurs comme Danrit en ont même fait une spécialité.
Dans cet article, Claude Manceau imagine une bataille du XXe siècle en extrapolant à partir des données techniques, stratégiques et militaires de son époque.


La Bataille de demain


Singulière époque, que celle où nous vivons !
Tout semble remis en question. Au milieu de la société en ébullition, tout se transforme, tout se perfectionne; les inventions les plus invraisemblables éclosent subitement, modifiant les conditions de l'existence.
L'Art de la Guerre n'échappe pas à cette loi de transformation générale. Son évolution tient au concours de plus en plus réclamé des procédés industriels les plus perfectionnés.
Tandis que l'on comptait jadis par centaines do mille hommes, les armées d'aujourd'hui se chiffrent par millions. Ces masses énormes, les généraux qui les commandent ont les chemins de fer pour les remuer, pour les jeter tout à coup d'un bout à l'autre de formidables distances.
Le métal, le ciment, leur forment des points d'appui presque indestructibles.
Les communications sont assurées par la télégraphie électrique ou optique, le téléphone, les pigeons-voyageurs. Qui eût songé à se servir des vélocipèdes à la guerre ? Qui eût rêvé un corps d'aérostiers militaires?
Et que sera donc la guerre dans l'avenir avec tous ces moyens d'action?
On croit rêver en cherchant à s'en faire une idée, car nous n'assistons en ce moment qu'au début de la transformation, début timide qui nous conduit peu à peu a un état militaire organisé comme une usine, où, à côté de fusiliers, de canonniers, de cavaliers, nous aurons des mécaniciens embrigadés et rompus à la manœuvre spéciale de tous les engins nouveaux : gros canons se chargeant tout seuls, se dirigeant et se pointant par une pression du doigt sur le bouton d'un commutateur, lançant des obus-torpilles dont l'épouvantable éclatement crève les voûtes des casemates les plus épaisses et les mieux protégées; canons à tir rapide lançant un ouragan de projectiles tout petits, mais doués d'une si incroyable vitesse qu'ils traversent des files entières d'hommes ou de chevaux placés les uns derrière les autres ; cuirasses métalliques, coupoles tournantes, tourelles qui s'éclipsent et rentrent sous terre, chargeant leurs canons automatiquement et reparaissent pour vomir leur pluie de fer sur les batteries et les troupes ennemies.
Ah ! il est bien question, au milieu de tout cela, d'attaques à la baïonnette ou de charges brillantes d'une audacieuse cavalerie ! Murat est démoli par le fusil à répétition.
Rien qu'en poursuivant la logique fatale des progrès actuels, on peut prévoir ce que sera une bataille au XX° siècle, se figurer les généraux en chef concentrant leurs armées sur un front de vingt à trente kilomètres, et, pour cela, réparant les chemins de fer détruits, en construisant de nouveaux, qui, comme par enchantement, sillonnent le sol, jetant en un jour des ponts gigantesques qu'on n'aurait pas osé rêver jadis, même dans les loisirs de la paix.
Voilà les armées en présence...
Peut-on dire en présence ?
Leurs avant-postes sont à deux kilomètres les uns des autres et échangent des coups de fusils sans se voir : c'est ce qu'on appelle prendre contact.
Quelques petits ballons captifs d'avant-garde s'élèvent et observent les positions ennemies, indiquant aux troupes les points, -invisibles pour elles, - sur lesquels il faut diriger leurs feux de masse.
Mais quelques coups de canon forcent ces trop hardis explorateurs à se cacher ou à reculer.
Le moment est venu d'une rencontre générale des deux armées dont, les lignes se forment en face l'une de l'autre... à cinq ou six kilomètres.
A peine les troupes occupent-elles les positions assignées, qu'une bande de télégraphistes s'abattent sur le terrain, posent un réseau serré de fils métalliques. Et aussitôt entre les troupes et le quartier général s'échangent les conversations les plus complètes. Ce ne sont plus ces estafettes courant dans toutes les directions à franc étrier et se perdant en route, sans avoir pu remettre leurs dépêches: le chef d'Etat-major s'entretient par téléphone avec les généraux de division, avec les brigadiers, avec les colonels au besoin.
- Allô ! Allô ! Ayez-vous reçu votre colonne de munitions ?
- Allô ! Allô ! Combien d'hommes ?
- Allô ! Allô ! Tout le monde en l'air et du leste !
Puis les bataillons du génie passent en courant avec leurs équipages traînés par des locomobiles routières chauffées au pétrole. Ils vont réparer un pont détruit, en jetant par dessus la brèche une immense poutre en treillis de fer dont les éléments tout préparés se montent comme un château de cartes.
Mais le général en chef veut être renseigné.
Les ballons captifs s'élèvent de toutes parts, et, par téléphone, les officiers-aéronautes communiquent des observations générales-sur ce qu'ils voient, en avant, dans un rayon de cinq à six kilomètres.
Malgré d'excellents instruments construits spécialement dans ce but, bien des détails leur échappent pourtant. A cette distance, les troupes éparpillées dans la brunie ne trahissent leur présence que par une sorte de grouillement.
Il faut opérer une reconnaissance décisive.
En avant l'escadrille des ballons dirigeables !
Ils attendent en arrière le moment d'entrer en action. Au premier signal, ils s'élancent dans les airs. Le temps est favorable : le vent n'a guère qu'une vitesse de quatre à cinq mètres; les aéronefs filent quinze mètres à la seconde; en cinq minutes, ils sont au-dessus des avant-postes ennemis, les dépassent à toute vitesse, observent les positions en arrière, les photographient instantanément, fixant ainsi d'une manière indubitable et qui se passe de commentaires l'état réel des lieux, avec les troupes qui les occupent.
Quelques coups de canon tonnent contre l'escadrille qui s'élève un peu pour échapper aux projectiles.
Les shrapnells éclatent à quelques mètres des nacelles allongées et leurs balles retombent en gerbe sur le sol avec le grésillement de la grêle.
Mais pendant ce temps, l'escadrille ennemie, un peu prise au dépourvu, a fait ses préparatifs; elle s'élance à son tour dans les airs à la poursuite des audacieux aéronautes qui viennent de la braver dans un raid aussi hardi.
C'est ainsi que le prologue de la grande bataille se trouve être un combat aérien, où les aéronefs se précipitent les unes sur les autres, éperons en avant, et où les vaincus sombrent en tourbillonnant et viennent s'écraser sur le sol.
Les meilleurs coureurs sont pourtant parvenus à atterrir. Le général en chef connaît le résultat, de la reconnaissance. Il tient en mains les clichés photographiques qu'on a développés chemin faisant.
Ses dispositions sont vites prises, Le télégraphe électrique, le télégraphe optique, le téléphone, les vélocipèdes, - suivant la distance, - tout est en mouvement pour transmettre ses ordres.
Les emplacements de batteries sont choisis. Des tronçons de chemins de fer Decauville se posent lestement sur le sol pour permettre aux lourdes pièces de venir se placer en batterie.
Des wagons blindés s'avancent dans la plaine et gravissent sans façon les mamelons qu'occupent les avant-postes.
L'ennemi préfère peut-être des canons démontables dont les morceaux ne pèsent pas plus de cent kilos et se vissent comme une canne à pêche. Puis les canons pneumatiques où la poudre est remplacée par l'air comprimé à 1.000 atmosphères, allongent leur long col qui a l'air d'un tuyau de poêle.
De petites coupoles portatives se dressent comme des guérites pour servir d'observatoires aux officiers d'artillerie qui, sans se déranger, téléphonent à leurs pièces, l'azimuth du tir, l'angle de pointage, l'ordre de tirer, en sorte que les canonniers n'ont qu'à exécuter automatiquement les ordres, sans rien regarder du paysage, sans rien voir de l'ennemi, comme un chauffeur enfourne une pelletée de charbon en songeant à n'importe quoi ou à rien du tout, - ce qui est encore la façon la plus philosophique d'expédier son ouvrage.
Les projectiles partent en sifflant, passent par dessus les obstacles, et vont tomber juste au bon endroit, pendant qu'un ballon observe les coups.
L'obus-torpille éclate en touchant le sol et démolit tout ce qui l'entoure- à cinquante mètres à la ronde, ce qui est la manière la plus simple de faire le vide devant soi.
Pendant ce temps, l'infanterie s'est établie commodément dans un pli de terrain d'où elle ne voit rien et où elle n'est pas vue.
Un officier fait rapidement quelques opérations géodésiques préliminaires et plante deux jalons.
On amène la troupe en face de la ligue ainsi tracée.
- Visez le haut des jalons, telle hausse. Feu rapide !
Le feu commence. On n'entend pas de détonation, on ce voit pas de fumée : la poudre est sans fumée et sans bruit !
Mais les balles sifflent et rasent complètement la position ennemie.
En une demi-heure, sans bruit, sans cris, proprement, nettement, la situation eut nettoyée, et l'armée victorieuse, qui n'a encore rien vu, que quelques projectiles, - terribles, il est vrai, - ne se douterait pas de sa victoire si les dirigeables n'allaient reconnaitre les lignes où gît une armée.
Immédiatement, les trains d'ambulances s'organisent et évacuent les blessés, des machines à vapeur semblables à des moissonneuses ramassent les morts et les enfouissent du même coup à dix pieds sous terre ...
Mais je m'aperçois que je vous raconte là une bataille du XX° siècle... à la manière de Robida, - qui en vaut bien une autre, du reste, et qui est souvent plus gaie.
J'aurais pu tout aussi bien vous décrire une guerre navale qui n'aurait été ni moins originale, ni moins radicalement différente de ce qu'on a fait jusqu'ici ; les énormes cuirassés autour desquels bourdonnent eu voletant tout un essaim d'avisos, de croiseurs, de torpilleurs rapides.
Ils étendent leurs lourds filets d'acier, contre lesquels les torpilles viennent éclater sans dommage.
Mais voilà quelques bateaux sous-marins qui, sournoisement entre deux eaux, s'avancent sans qu'une bulle gazeuse vienne éclater à la surface et révéler leur présence.
Ils plongent et, en passant sous la carène massive du monstre cuirassé, laissent aller leurs torpilles jumelles que relie une même chaîne et qui se collent, sous la poussée de l'eau, de part et d'autre à la quille.
Pan!
Un bruit sourd, une gerbe énorme, et le vaisseau coule.
Combien de millions à la mer?
Ah ! que les galions de Vigo étaient peu de chose !
Et puis tout cela, massacres terrestres ou destructions navales, ce sera si lestement fait ! Il y aura eu en une minute tant de ruines, tant de blessés, tant de morts qu'on y regardera à deux fois avant de tenter l'aventure, - peut-être.
Les fervents adeptes de la ligue de la paix ont même la ressource consolante de supposer que de l'excès du mal sortira un peu de bien, et que la paix universelle sera le résultat fatal et pratique de tous les ruineux perfectionnements de l'art de tuer et de détruire.
Laissons cette douce croyance aux optimistes. Le XX° siècle n'est pas encore là et, pour le moment, on arme à outrance. Suivons le mouvement.


Claude Manceau, « La bataille de demain », in La Revue pour tous, 1888, p. 269-272

Image: Albert Robida, La Guerre infernale. Les semeurs d'épouvante.

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