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vendredi 28 novembre 2014

J.H. Rosny Jeune, Les pilules de Berthelot (1941)

Dans cet article, JH Rosny fait référence au célèbre discours du chimiste Berthelot annonçant l'avènement de la nourriture sous formes de pilules. Il évoque aussi des textes de fiction et pose la question de la valeur anticipatrice de la littérature d'imagination scientifique.

Les pilules de Berthelot par J.H. Rosny Jeune
Président de l'Académie Goncourt



Dans ma jeunesse, les auteurs aimaient parler de l'époque où il suffirait d'avaler quelques pilules pour arriver à nous sustenter. Les repas, ces lourds repas où la chair se délecte, n'existeraient plus pour une humanité vivant d'amour et d'eau fraîche. C'était à la fois un sujet de moquerie et on ne sait quelle espérance pour les âmes éthérées. Personne, bien entendu, n'y croyait. Mais il faut se défier de l'imagination humaine: elle va toujours plus loin qu'on ne croit ; elle nous devance par une intuition supérieure sur la route de la chimère, et un jour, triomphante elle s'écrie « Je vous l'avais prédit ! » On a donc pu affirmer avec quelque apparence de raison que d'avoir imaginé un phénomène devient presque une preuve de sa prochaine apparition sur le terrain de la réalité. Goncourt, qui prenait des notes au diner de Magny, écoutait volontiers le grand chimiste Berthelot lui expliquant qu'on pourrait un jour se nourrir avec des pilules. Il lui racontait aussi qu'on vendrait force motrice chez les épiciers. Cela semblait fabuleux, et pour ce qui est de la force motrice, cela s'est de point en point réalisé, car l'automobiliste qui va chercher un bidon d'essence chez le Potin de l'étape achète bel et bien de la force motrice... Et nous pourrions multiplier les exemples. Tout ce que nous voyons au cours de guerre ne se trouve-t-il pas en principe chez Jules Verne ? Le « Nautilus » est bien l'ancêtre du sous-marin, le ballon dirigeable qui vogue à travers l'Afrique devance le Clipper américain, le grand canon de la Terre à la Lune annonce le canon Calais-Douvres ; l'explorateur du ciel, le professeur Piccard, va devenir l'explorateur de la mer profonde, et ce n'est pas en quatre-vingt jours qu'on fait aujourd'hui le tour du monde, ce n'est pas même en quatre-vingts heures. Ne sera-ce pas demain en quatre-vingts minutes ?...
Pour en revenir aux pilules de Berthelot, observons que le chimiste s'était complètement trompé quant à la voie à suivre. En bon chimiste, ami de nos savants médecins, il était allé par le chemin le plus court : son hypothèse prévoyait la formidable condensation de substances alimentaires : du bifteck comprimé, réduit à ses éléments. Les véritables précurseurs furent ici nos midinettes. Et faut avoir vécu de mon temps pour savoir avec quel mépris les savant» médecins parlaient des crudités. Ces choses-là, ne possédant aucune valeur nutritive, ne faisaient qu'encombrer les organes digestifs : elles propageaient les pires maux, poussaient à la déchéance et à la mort. Mes camarades et moi n'écoutions rien de tout cela ; nous n'aimions les carottes et les navets que crus, les pommes que vertes, les châtaignes que déchirées à belles dents. Les cousettes, les foudres d'Esculape, se refusaient à lâcher la laitue. la romaine, les coquillages. Il n'y avait pas jusqu'à ces pauvres petites chlorotiques qui ne rêvassent de dévorer des aliments extraordinaires : des araignées, des trognons de choux, et tant d'autres picas, craie, charbon dont les chers maîtres familiers des pièces de Molière, riaient à se tordre. Et pourtant, là était le salut. La chose débuta, si je ne me trompe, avec le béribéri, une maladie des plus dégoûtantes qui vous gangrenait les membres, vous faisait mourir morceau par morceau. Une goutte d'un liquide recueilli sur l'enveloppe des grains de riz suffit à réduire à néant ce mal épouvantable... On n'était, d'autre part, déjà aperçu que le scorbut, autre plaie de nos malheureux marins d'Islande, de nos voyageurs au pôle Nord, se guérissait de grains de moutarde, du jus de citron, des oignons crus. La vitamine C ou D fut ainsi découverte. Les cures héroïques de foie de morue n'eurent plus de secret pour nos Esculape. Ce n'était pas tant l'huile, corps gras à qui, à défaut d'autres suppositions, on faisait honneur des plus miraculeux redressements de la santé, c'étaient des particules microscopiques, les vitamines D, les vitamines C, rien du tout, qui agissaient avec une efficacité merveilleuse. Les pilules de Berthelot cessaient d'être des résumés de rôtis à la broche ou de poulets à la crème : c'étaient des atomes crochus qui s'accrochaient aux organismes les animaient, ne les lâchaient plus.
Pour beaucoup de gens encore, les vaisseaux remplis de vitamines que les Américains nous envoient sont une inconcevable surprise. Quoi ! ces bonbons que vont sucer nos gosses, qu'on va leur distribuer comme des bons points, ces pastilles, ces boules de gomme, en pralines au chocolat, c'est de la supernourriture ! Cela cale nos viscères, fait pousser nos membres, augmente notre poids, développe notre cerveau. Des Industries sont nées, toutes plus singulières les unes que les autres, fouillant avec de petits instruments subtils les graines de nos céréales, les pépins de nos fruits. Que dis-je les graines ? Les points germinatifs, les gemnules, la peau des oranges et des citrons, rien n'échappe à ces chasseurs d'atomes. il leur faut des vitamines A, B, C, D, des semences de vie Quand ils en ont recueilli de quoi remplir un dé à coudre, ils n'ont pas perdu leur journée. Nous sommes affamés, nous crions misère, nous nous sentons chaque jour plus faibles, plus languissants. Que croyez-vous qu'on va nous envoyer ? Que croyez vous qu'un blocus impitoyable va livrer aux poissons de la mer ? Des vitamines, encore des vitamines.
Les pilules de Berthelot !




Publié dans Le Petit Parisien du 27 février 1941

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