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vendredi 11 novembre 2016

André Charpentier, Anticipation (1917)



Dès 1917, André Michelin lance une collection de guides touristiques sur les lieux de la Première Guerre Mondiale. Le premier guide a été publié fin 1917 avec le volume Champs de bataille de la Marne I. L'Ourcq, Meaux-Senlis-Chantilly aux éditions Berger-Levrault. La collection éditée entre 1917 et 1921 compte 29 titres en français, 20 en anglais, 4 en italien et 1 en allemand.
André Charpentier, dans une chronique publiée dans Le Canard Enchaîné, imagine, avec humour, pour après la guerre une continuation du conflit par les touristes eux-mêmes... Cette chronique est reprise dans Le Bochofage fin 1917.





Anticipation

« La visite des champs de bataille est déjà organisée. En France, Michelin commence la publication de guides spéciaux. De l'autre côté du Rhin, Baedecker (1) prépare, lui aussi, des guides tendancieux, sous le patronage du grand état-major allemand... »

La paix vient d'être signée.
Immédiatement, de part et d'autre, cependant que les combattants réintègrent leurs foyers, les agences organisent des excursions aux tranchées à l'image des civils avides de respirer, sans danger, l'air glorieux des champs de bataille.
Des quatre points cardinaux, les touristes arrivent pleins breaks, envahissent les secteurs, arpentent les boyaux, dégringolent au fond des sapes, gesticulent sur les parapets. Pour faciliter leur visite, ils se sont munis des guides édités dans leur pays.
Deux groupes d'excursionnistes se rencontrent autour d'un petit poste. Les uns tiennent à la main un guide Michelin, les autres un guide Baeckeder. Cette particularité ne passe pas inaperçue… C'est ici que les patriotes, qui n'ont pu verser leur sang durant la guerre, s'attendent de peid ferme. On s'aperçoit que, la paix conclue, la guerre ne fait que commencer.
Un « Boedecker » après avoir compulsé son guide, explique à ses compagnons :
- C'est ce petit poste dont les Allemands s'emparèrent au début de l'action du 4 novembre…
A cette assertion, un « Michelin » sursaute :
- Pardon, monsieur, interrompt-il, vous commettez une erreur historique : les Français de ce petit poste ont repoussé victorieusement toutes les tentatives boches…
- Je…
Mais, déjà, le Michelin plus nerveux a arraché une motte de terre du parapet et l'a lancée dans la direction du Boedecker. Cette attaque brusquée déclenche les hostilités. La bataille s'engage entre les « Michelin » et les « Boedecker ».
Plus nombreux les Boedecker cernent le petit poste, en chassent les occupants à coups de cannes et de parapluie et gagnent la première ligne. Un Michelin appelle du renfort à l'aide du klaxon d'un poste aux gaz. L'appel est entendu ; les renforts montent. La lutte devient égale, et davantage acharnée.
Les coups de cinéma se succèdent. Un Boedecker reçoit un caillebotis en plein crâne. Un Michelin s'empare d'un Vermorel et asperge ses ennemis d'hypsulfite. Un groupe de belligérants empêtré dans des rouleaux de barbelés et des chevaux de frise pousse d'ignobles jurons. Armé d'un bouthéon (2), un Boedecker distribue plaies et bosses. Quelques Michelin s'étaient réfugiés dans une cagna ; un Boedecker avise une grosse femme, et d'un preste croc-en-jambe l'envoie rouler au fond de la cagna où elle tombe avec la légèreté d'un 420 qui n'éclaterait pas ; on entend les râles des écrasés. Claies, rondins, sacs-à-terre, galions sont autant d'armes et de projectiles entre les mains des combattants.
Quel beau communiqué !
A la nuit, la bataille prend fin. Les Boedecker sont repoussés avec pertes. Les brancardiers ramassent les victimes et les transportent au poste de secours (les agences ont tout prévu). Chaque blessé reçoit une fiche – une fiche d'évacuation où sont marqués les honoraires du médecin.
Contemplant ce spectacle, un ancien poilu, qui a accompagné sa belle-mère dans son expédition et l'a « oubliée » quelque part par là là dans un trou de 380, profère, goguenard :
- C'est bien son tour…


André Charpentier, « Anticipation »,
publié dans Le Canard Enchaîné,
repris dans Le Bochofage (journal de tranchées)
daté du « 16 et 17 novembre et décembre 1917 ».


(1) André Charpentier parle ici du guide Baedeker. L'orthographe varie au cours de l'article. Nous avons conservé les différentes graphies. Nous avons en revanche corrigé les coquilles.

(2) Marmite plate en métal équipant l'armée

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