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dimanche 22 janvier 2017

Léon Bailby, Celui qu'on attend (1905), à propos du Potemkine

En 1905, la mutinerie du cuirassé Potemkine, de son nom complet Kniaz Potiomkine Tavritcheski, fait la Une dans la presse mondiale. En France, Léon Bailby imagine même un destin tout à fait autre pour le célèbre cuirassé, nous livrant une véritable anticipation qui pourrait être l'intrigue d'une uchronie !


Celui qu'on attend

Extrait d'un manuel d'histoire publié en l'an 2500...

En cette année 1905, déjà attristée par la guerre russo-japonaise, un incident inattendu se produisit, qui marqua le début de la Révolution en Russie.
Un navire de la flotte russe, le Kniaz-Potemkin, se mutina tout à coup, et vint faire cause commune avec les grévistes de la ville; d'Odessa, lesquels, étant pour la plupart israélites ou Arméniens, s'étaient concertés avec les agitateurs révolutionnaires pour appuyer la sédition du bâtiment russe.
Après que le cadavre d'un marin, tué dans la révolte, eut été exposé en grande pompe à Odessa, des obsèques solennelles lui furent faites. En même temps, un incendie était allumé par les grévistes, sur les quais du port, cependant que le Potemkin bombardait la ville.
L'amiral Kriéger, commandant la flotte de la mer Noire, essaya, il est vrai, de réprimer cette scandaleuse mutinerie. II se présenta dans le port Odessa avec tous les vaisseaux de sa flotte. Mais, soit défection des troupes régulières, soit manque de décision de l'autorité, le Potemkin passa devant le front des navires ; les canonnier s étaient aux pièces ; le chef civil qui commandait les mutins, avait ordonné le branle-bas de combat. Et devant l'allure résolue de l'équipage, aucun coup de feu ne fut tiré par la flotte régulière.
Dès lors, le Potemkin régna en maître sur la mer Noire. Soit qu'il abordât dans des ports étrangers, soit qu'il fît irruption dans les ports russes, il se faisait remettre des vivres, des munitions, il rançonnait les navires rencontrés, les obligeant à lui donner toutes leurs provisions de charbon. Il avait d'ailleurs de larges ressources, deux millions de francs, don d'un gouvernement étranger.
Le navire était devenu la terreur de tous les riverains. La Roumanie, la Bulgarie, et la Turquie avaient donné l'ordre à leurs fonctionnaires d'obéir aveuglément aux ordres du Potemkin, lequel, d'ailleurs, étant armé de pièces d'un fort calibre, aurait pu, en un instant, réduire à la raison les citadelles les mieux défendues. Les grandes puissances-européennes, terrorisées elles aussi par l'audace de ces pirates, et craignant des complications, n'osaient rien faire. La mutinerie durait depuis trois mois, et, en Russie, la Révolution s'étendait, gagnant le fond des provinces.
Un jour, les chefs du Potemkin ayant acquis dans leur aventure plus d'audace et d'habileté, résolurent de sortir de la mer Noire et d'aller porter ailleurs la dévastation. Le passage des Dardanelles serait facile puisque la Turquie avait fait connaître aux mutins que sa flotte n'était pas à craindre, tous ses vaisseaux étant encloués.
Tout à coup, dans la nuit du 25. septembre 1905, le matelot qui était de quart à bord du Potemkin signala un feu à bâbord qui semblait se déplacer d'une façon anormale. Les chefs du navire en étaient à peine prévenus, qu'une violente détonation retentit, que la coque du navire fut éventrée. Et, en quelques instants, l'énorme bâtiment, qui venait d'être torpillé s'abîma dans les flots.

Au grand jour, on n'apercevait plus, à la surface de la mer, que des épaves, au milieu desquelles naviguait un minuscule, torpilleur qui portait le pavillon japonais !
On sut depuis que ce petit bâtiment, déguisé en yacht de plaisance, avait franchi le canal de Suez, la Méditerranée et les Dardanelles. Il était envoyé par le mikado, qui, désireux de témoigner de ses bons sentiments envers la Russie, au moment où la question de paix était à l'étude, avait ordonné à un de ses navires de faire cesser une révolte que ni la Russie ni l'Europe ne s'étaient souciées de maîtriser.
Et, délivrées ainsi du vaisseau-pirate, grâce aux soins du Japon magnanime, les grandes puissances désormais commencèrent à respirer.

Léon Bailby, « Celui qu'on attend », in La Presse,
72ème année, Nouvelle série, n° 4788, 9 juillet 1905

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