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samedi 4 février 2017

Un procès en l'an 2000 (1895)

En 1895 les jeunes avocats du barreau d'Anvers montent une pièce intitulée Un procès en l'an 2000. Comme d'autres spectacles souvent avec une représentation unique, il a laissé peu de traces. Pourtant la revue L'Art moderne en livre un résumé dans son numéro du 3 mars 1895, permettant de rendre un peu de visibilité à ces anticipations invisibles car jamais reprises ni éditées comme la revue Une soirée en l'an 2000 (1929) récemment chroniquée sur ArchéoSF.



UNE PREMIÈRE AU JEUNE BARREAU D'ANVERS

Un besoin de théâtre nouveau se fait sentir en Belgique, au milieu des besoins nouveaux de tous genres qui tourmentent ce singulier pays devenu, tout à coup, par une explosion de tendances et un étonnant concert d'efforts, le plus curieux foyer d'événements et le plus énigmatique, préparant, d'après les vraisemblances, d'étranges surprises dans tous les genres.
Et parmi ce groupe du Barreau, si remuant, si compliqué d'opinions diverses et contradictoires, microcosme de notre société entière, où l'on retrouve tous ses travers, toutes ses vertus, toutes ses faiblesses et toutes ses énergies, voici qu'à deux reprises une tentative se manifeste vers les oeuvres de la scène. Il y a peu d'années, c'était la Conférence des jeunes avocats de Bruxelles qui jouait Omnia Fraternè, cette revue amusante, critiquant les hommes et les choses du jour, d'un esprit léger et piquant. Voici maintenant la Conférence d'Anvers qui produit une oeuvre sortant du présent, envisageant avec pénétration l'avenir, mettant en relief ses espérances et ses déceptions possibles, dans un ensemble à la fois amer et joyeux, sarcastique et incongru, avec cette séduction rare que l'auditeur ne sait jamais exactement démêler le fond de l'âme des auteurs, inconsciemment et tragiquement obscurs. Le titre : Un Procès en l'an 2000.
Nous avons assisté avec un étonnement et un intérêt croissants à cette production qui a captivé notre attention pendant plus de deux heures. L'imprévu était extraordinaire, aussi grand, peut-être, pour les acteurs devant le succès grandissant, que pour les spectateurs menés par des chemins inconnus, serpentant en lacis bizarres.
C'était, en apparence, d'une simplicité extrême. Point de décors, point de théâtre machiné. Une simple estrade comme au temps des mystères joués par la vieille Basoche sur la table de marbre en la grande salle du Palais à Paris. Onze personnages, en costume de ville, sauf trois en robe d'avocat. Une figuration rudimentaire : A la droite des regardants, LE MAGISTRAT, assis à une petite table. A gauche, L'AVOCAT et LE MINISTÈRE PUBLIC, côte à côte, presque la main dans la main, à même hauteur d'impodium,à une autre petite table. Dans l'intervalle, reliant ces deux actes, sept chaises et, sur ces chaises, en commençant par le côté du magistrat, sept individualités, entités mystiques réalisées en d'humaines individualités connues dans les couloirs judiciaires : LE PHYSIOLOGUE, LE GÉNÉALOGUE, LE PSYCHOLOGUE, LE SOCIOLOGUE, L'HYPNOTISTE, LE MAGE, L'ANANKISTE.
Enfin, un peu en arrière, un tableau noir, et debout, la craie à la main, un CALCULATEUR.
C'est ce personnel, à première vue extravagant, qui va procéder à l'instruction et au jugement du Procès de l'an 2000. Voici ce litige à la fois carnavalaire et profond.
En l'an 2000, quiconque viole les justes lois de l'époque n'est plus considéré comme un coupable mais comme un malade. Il a droit, non pas à la peine, mais au traitement. Aussi est-il devenu inutile de poursuivre les délinquants ; ils se présentent eux-mêmes, se plaignant à la Justice de leurs prédispositions illicites comme aujourd'hui on se plaint au médecin de ses souffrances. On les juge, comme on ausculte, on les examine en les diagnostiquant. C'est de la clinique ingénieuse et compatissante au lieu de la procédure menaçante et impitoyable du code d'instruction criminelle sous lequel nous avons l'avantage de vivre.
En l'an 2000 la loi veut qu'à trente ans, au plus tard, tout citoyen ait satisfait au devoir de prendre femme et de créer une famille monogamique. Quiconque y manque commet un délit, c'est-à-dire qu'il est tenu pour malade et a droit au traitement. A cet effet, il adresse une requête au Magistrat, exposant son cas et demandant l'examen médical. A cet effet, on réunit la Cour du district de l'inculpé volontaire, composée des onze fonctionnaires énumérés tantôt.
Le Magistrat lit la requête. Oh ! est-elle comique et grave celle de l'espèce, lue avec une solennité froide et hâtée, répondant bien à l'esprit de son ministère en ces temps futurs géométriques où tout homme a perdu son nom et n'est plus qu'un numéro sur le bel échiquier de l'organisation nouvelle et où le juge n'est plus qu'un AUTOMATE, montrant sa décision comme sur un cadran de dynamomètre l'aiguille dès que le coup de poing est donné. Dans l'espèce, il s'agit d'un célibataire atteint d'une INFIDÉLITÉ aiguë. Il n'a pu se marier parce qu'il aime toutes les femmes, parce qu'il se sent incapable de se contenter d'une seule. Il demande qu'on lui indique le remède, car il croit sa maladie curable, et il a grand intérêt à le croire puisque, si elle était incurable, ce serait la mort, la peine capitale, en l'an 2000, étant établie pour tout ce qu'on ne peut guérir.
La requête lue, le Magistrat, « au nom de ce qui fut, de ce qui est et de ce qui sera » remplaçant le « au nom du peuple belge », les mortels de l'époque ayant une plus juste idée des puissances qui dirigent les événements, déclare les débats ouverts et fait porter au Calculateur, la main levée tenant la craie symbolique, emblème du blanc sur noir, c'est-à-dire de la lumière éclairant les ténèbres, du génie du bien Ormuz opposé au génie du mal Arriman, de calculer suivant les lois des nombres, ces agents muets du mystère, sans toutefois avoir peur de se contredire « attendu qu'il est expert».
La parole est donnée à l'avocat du requérant. Il parait que chacun des confrères qui jouèrent cette fantaisie pénétrante, après avoir reçu communication du thème général, avait été laissé libre de composer son rôle lui-même, et qu'ils y procédèrent avec une discrétion rigoureuse, nul n'ayant révélé, si ce n'est à la représentation même, le couplet dramatique qu'il avait imaginé. Aussi la variété et l'originalité ont-elles été extrêmes, alors pourtant que l'unité, si fortement établie par la conception générale de l'oeuvre, se maintenait avec une solidité parfaite. Il eût fallu entendre l'ingénieux exposé des souffrances et des remords de cet Infidèle, accompagné des tentatives de justification de sa papillonne ! Les aperçus ingénieux, le batifolage risqué, les sous-entendus ou le confidentiel de l'amour croustillait devant un public en grande partie composé d'Anversoises de tous les gabarits de beauté et d'âge fort émoustillées.
C'est le tour du ministère public. Un avocat général de l'avenir, absolument affranchi de morgue et de personnel gonflement, ne souffrant aucunement de se trouver, comme plancher, au même niveau que l'avocat, qu'il traite en copain et qui le lui rend en bon camarade, s'attelant avec lui à un but unique : non le succès notoire, non la condamnation d'un pauvre diable, mais tout simplement l'éclaircissement de la cause.
On a entendu le Réquisitoire et la Défense, si ça peut encore se nommer ainsi en l'an d'impartialité 2000. Les juges vont donner leur avis après un serment où il est fait invocation aux forces naturelles, arbitres des phénomènes, lois immuables et impassibles de l'univers. Chacun a autant de voix qu'il convient d'en accorder à l'entité qu'il incarne. Ainsi le Physiologue qui n'examine le patient qu'au point de vue des matérialités corporelles, de l'habitus physique, n'a qu'un vote, tandis que l'Anankiste, auquel on arrive en fin dernière, après avoir passé par l'échelle ascendante des cinq autres spécialistes, en a sept, le plus grand nombre, le nombre fatidique antique, parce qu'il personnifie le grand dieu, le dieu maître de tous les autres, le HASARD redoutable et aveugle, le DESTIN goguenard et terrible.
Et comme il faut que le Hasard reste entier dans l'imprévu de ses apparentes folies et de ses déraisons, on fait sortir l'Anankiste de l'audience pour qu'il puisse juger sans rien connaître, les yeux fermés et les oreilles bouchées.
Chacun des juges s'avance à son tour sur le devant de l'estrade, debout et découvert, pour exposer ses recherches et donner son avis. Il est difficile d'imaginer la fantaisie et l'amusant de ces déclarations saugrenues et profondes, où chaque plaisanterie laisse voir un dessous sérieux et triste, scrutateur de pensées. Difficile aussi d'imaginer la diversité du dessin et du coloris de ces morceaux humoristiques récités par des personnalités antipodiques avec un naturel incomparable. On assure que le Barreau de Bruxelles va inviter cette troupe improvisée à venir renouveler dans la capitale cette satire aristophanesque. Nous n'exagérons donc pas en disant : l'événement prochain fera mieux que les rapides coups de crayon que nous pourrions donner ici.
Pendant une heure ont défilé, en réjouissant cortège, avec l'abondance des plaisanteries rabelaisiennes, les réflexions humoristiques, les mots profonds, les calembours, les choses sérieuses et les balivernes. L'endroit et l'envers de la médecine, de la procédure, de l'atavisme, ont été tournés et retournés. Chacun a eu sa voix, son geste, ses allures. Le kaléidoscope a fonctionné en des associations d'idées et de mots d'une richesse séduisante.Tous les avis sont donnés. Le Calculateur, qui a inscrit sur le tableau les chiffres représentatifs de chacun d'eux, fait une addition et une division. La peine apparaît en son exactitude authentique. Il est fait droit à la requête du célibataire malheureux, il obtient un traitement aux frais de l'État, on va l'enfermer, le soigner, le purger, le cataplasmer pendant trois cents jours.
La Cour se retire au milieu d'applaudissements interminables. Assurément les courtes lignes qui précèdent ne peuvent donner qu'une superficielle idée de cet échantillon d'un théâtre spontané où les auteurs ont cru ne faire qu'une plaisanterie, alors qu'en vérité ils ont réuni une oeuvre qui rend songeurs ceux qui pensent à faire du neuf en ce difficultueux domaine.

In L'Art moderne, n°9, Quinzième année, 
dimanche 3 mars 1895 
(revue éditée à Bruxelles, Belgique)




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