Le périodique humoristique le Journal amusant (dont le rédacteur en chef était en 1894 Pierre Véron auteur du Raccommodeur de cervelles et d'autres nouvelles) usait régulièrement de prophètes, de devins et de pythonisses pour éclairer ses lecteurs sur l'avenir. Jules Demolliens se livre à cet exercice sur le thème du pari sportif. Alors que les joueurs de son époque se sentent floués, qu'en sera-t-il dans l'avenir?
Ah !
Vous aurez beau faire...
Les
courses semblent destinées à devenir un de ces passe-temps dont on
dit que le jeu n'en vaut pas la chandelle.
La
braise serait
peut-être même plus exact.
Et
beaucoup prévoient, à bref délai, la disparition —
oh!
que triste! — de ce tapis
vert où l'on biseaute les chevaux comme de simples cartes.
Nous
avons voulu savoir ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans ces
prédictions pessimistes, et nous s mimes allés dare-dare
consulter la somnambule habituelle du Journal
Amusant.
Cette
bonne pythonisse s'est mise aussitôt à notre disposition.
—
Je
dors ! s'est-elle
écriée toute joyeuse.
—
Eh
bien, que voyez-vous?
—
Voilà
: après une foule de petites émeutes, chaque année, sur les champs
de course, une révolution éclate enfin en
l'an
1930.
Les
parieurs, trop effrontément dévalisés, se soulèvent en masse et
envahissent l'enceinte du pesage, en poussant des hurlements
épouvantables, comme il convient dans ces circonstances solennelles.
On pend haut et court tous les chevaux et quelque peu les jockeys
avec les propriétaires, et, devant les potences, le peuple décrète
l'abolition des courses de quadrupèdes.
—
Alors,
on ne joue plus ?
—
Si ;
mais une réaction s'est faite ; au lieu des rapides coursiers
d'autrefois filant comme le vent, on choisit d'inoffensives tortues
et on en fait lancer sur la piste.
—
Ça
fait toujours durer le plaisir plus longtemps !
—
Oui;
mais on trouvait encore le moyen de tricher !
—
Avec
des tortues ?
—
Avec
des tortues !... On faisait courir à jeun celle qui devait
arriver première, et alors, il suffisait de lui montrer un brin de
salade pour activer son allure et lui permettre d'atteindre le poteau
avant ses concurrentes, bien repues, auxquelles la salade ne disait
rien pour le moment.
—
Alors ?
—
Seconde
révolution. On pend tortues et éleveurs ; ce qui est, entre
parenthèses, une manière un peu vive d'élever, à leur tour, les
éleveurs. En 1980, on imagine de faire courir des chevaux mécaniques
mus par l'électricité.
—
L'électricité
ne triche pas !
—
Non,
du moins c'est ce qu'on croyait, et les gogos, enthousiasmés par la
nouvelle invention, risquent sur ces bêles articulées jusqu'à leur
dernière chemise.
—
Et
ils ne gagnent pas plus que du temps des chevaux montés par de
malins jockeys ?
—
Pas
davantage !
—
Ça
ne les rebute pas ?
—
Si ;
ils commencent à grogner contre l'électricité et à la traiter
fort irrévérencieusement, comme une majesté déchue, lorsqu'un
beau jour, quelqu'un, trop curieux, s'aperçoit que les chevaux sont
truqués et que l'entrepreneur de courses fait arriver premier
invariablement celui sur lequel de rares joueurs ont ponté.
—
A
qui se fier ?
—
Les
parieurs se soulèvent…
—
Troisième
révolution !
—
On
met les chevaux mécaniques en miettes ; et en l'an 2000, les
gogos jurent solennellement de renoncer à jouer. La scène est très
émouvante.
—
Et
ils tiennent parole ?
—
Pendant
huit jours... au bout desquels on rencontre les messieurs les plus
sélect
jouant au Zanzibar ou au bonneteau ; des parties de bouchon du
high-life
ont lieu à tous les carrefours.
—
Cela
devenait inquiétant.
—
Aussi
les pouvoirs publics durent-ils aviser. On commença à désespérer
de jamais arriver à donner au peuple un jeu qui lui convînt,
lorsqu'un inventeur de génie imagine un petit appareil très
curieux. C'est une sorte de roue concave divisée en 36 numéros,
dans laquelle une bille tourne avec rapidité. Le
numéro
devant lequel s'arrête la bille a gagné, et
le joueur empoche 30 fois sa mise. On donne, séance tenante, à
l'ingénieuse mécanique le nom de roulette,
et
le peuple ne veut plus d'autre jeu que celui-là. Le
gouvernement
décore l'inventeur et s'adjuge la cagnotte... Tout est bien qui
finit bien.
Là-dessus
la bonne pythonisse se réveille, et
nous prenons congé d'elle après force remerciements.
Jules
Demolliens, « Ah ! Vous aurez beau faire... » in Le
Journal amusant,
n° 1672, 16 juin 1894
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Valangougeard Le Lorgnon au radium (1904)
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