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samedi 28 avril 2018

Jean Gallotti, La Dernière des dernières guerres (1928) (2/2)

Suite et fin de la nouvelle La Dernière des dernières guerres publiée dans le magazine VU dans les numéros 24 (28 août 1928) et 25 (5 septembre 1928). Pour lire le premier épisode, cliquez ICI


Résumé du chapitre précédent :

L'histoire se passe dans x années. Le monde entier se bat en employant les procédés les plus perfectionnés. Des villes, des pays, des continents sont anéantis. Lord Harry Mac Carthy a combattu à la tête de l'escadre aérienne. Dernier survivant de son armée, il rentre et ne rencontre pas âme qui vive. Alors, tristement, il se met en smoking pour dîner seul parmi les automates que les gaz ont épargnés.


Mac, troublé, s'avançait dans un sens interdit. Il s'entendit soudain dresser un procès verbal par un phonographe à roues. Loin de se sentir irrité par cette intervention, il éprouva une émotion qui ressemblait si bien à de la tendresse qu'il prit plaisir à verser très lentement, en menue monnaie, le montant de son amende. Quand il vit s'éloigner la machine, il courut se replacer devant elle et se rendit compte qu'il l'eut prié à genoux de lui faire entendre encore le son d'une voix humaine. Enfin, il l'empoigna et la traîna jusque chez lui.
Il était accoutumé à manger seul. Quand il se fut assis sur son tabouret d'aluminium, devant l'espèce de standard téléphonique à robinets qui lui servait la table et qu'il eut, moyennant un assez nombre de pièces d'or, introduites dans un compteur, obtenu une assiette de pommes de terre synthétiques et une tasse de thé artificiel, il eut pu se croire reporté à quelques mois en arrière, au temps où le monde existait encore. Reprenant quelque force avec la nourriture, il sentait s'alléger un peu le poids qui l'oppressait. Il eut même le courage, pour stimuler son énergie, de dire à haute voix : « Plus de gêneurs ! »
Presqu'aussitôt, comme pour le démentir, le phonographe de police dont le mouvement s'était dérégler, se mit à répéter : « Stop ! Six shillings… Stop ! Six shillings… Stop ! Six shillings… Stop ! Six shillings... » avec une volubilité si monotone et si intolérable que le malheureux Mac Carthy se leva et le brisa d'un coup de poing. Il n'eut pas plutôt fait ce geste, qu'une détente de ses nerfs le plongea dans le désespoir. En même temps, un coup de vent provoqua un appel d'air dans la cheminée qui avait été pratiquée au plafond et qui montait jusqu'au sommet de la montagne, pour relier la chambre aux hautes couches atmosphériques en prévision des attaques par gaz.
Portée par ce courant, une odeur horrible passait. Il se souvint alors que es derniers compagnons massacrés gisaient partout autour de lui, sans même bénéficier de la seule convention que les adversaires fussent parvenus à établir entre eux, au cours de la guerre, et qui avait consisté à user de gaz stérilisants pour n'avoir pas à souffrir de l'impossibilité matérielle d'inhumer ou de brûler les cadavres.

Fuyant cette rafale empestée, il courut dehors. L'idée que c'était là encore l'oeuvre des jaunes l'emplissait d'une indignation qui, peu à peu, le tirait de son abattement. Dans sa colère, il revoyait toutes les péripéties du combat aérien d'où il était revenu seul. Au-dessous de lui, la plaine de Salt Lake City étendait ses docks et ses arsenaux de béton, comme des sépulcres : une sèche rumeur de chocs et de roulements sur rails montait dans la nuit ; en haut de grands squelettes d'acier, quelques phares et quelques signaux perçaient l'ombre, par saccades, de leurs feux intermittents ; dans ce cimetière où, seule, la machine conservait encore le mouvement, pas un coeur qui battit, pas une goutte de sang qui réchauffât une fleur de chair. La lutte des gerfauts qu'il avait, en un double jour, menée dans la trace du soleil, avec l'ardeur d'une bête et le génie d'un dieu, enflammait son souvenir d'amour pour la vie disparue.
Soudain, il se rappela le dernier ennemi dont le vol s'était évanoui avec le jour.
Alors, il descendit jusqu'à l'aéroport, entra dans son avion, le soulagea de son chargement funèbre et mit à la place toutes les munitions qu'il put y faire entrer. Quand ce fut le matin, il partit.
Il allait, précédant le soleil. Quand il baissait les yeux, il voyait, sur les nuages, l'ombre de ses deux ailes qui courait devant lui. Il avait retrouvé la volonté avec un but : revoir un homme encore, venger sur lui sa race, et mourir en le frappant.
Il ne cherchait pas sur la terre, car la terre n'était plus la nourrice des hommes. Elle n'était d'ailleurs visible presqu'en aucun lieu. Un océan brumeux l'enveloppait tout entière, où les nuées des orages surplombaient les nuées de la mort en un chaos où la lumière indifférente avait d'éblouissants caprices comme un enfant qui joue aux osselets sur une tombe. Si, parfois, une tempête fondait de son éperon les flots mous de ce nouveau déluge, on voyait, dans la plaie ouverte, apparaître des plaines sans moissons, des prairies sans herbe et des forêts sans feuilles, autour des villes sans feux, sans lumière et sans bruits, dont les places étaient noircies d'une inerte poussière humaine.
Mac Carthy pouvait croire qu'il avait franchi l'éther et qu'il découvrait une planète éteinte. Mais cet astre mort était sa patrie et sa mère, et lui, jamais, ne pourrait, si violent que fut son essor, partir pour un autre univers. Jamais, depuis les temps, nul n'avait subi pareille épreuve. Aussi, dans son âme froide et son cœur dur, il ne restait plus qu'un désir : le coup de grâce du dernier combat.
Il refaisait la route qu'il avait, quelques jours avant, suivie avec escadre. Il reconnut bientôt les hauteurs du Thibet. Les masses de vapeurs dont il les avait inondées, colorées par les réactifs, flottaient maintenant sur les plateaux, se concentraient dans les vallées, roulaient en rouges catarecates le long des pentes et descendaient sur la Chine.
Enfin, perçant cette mer de voiles mouvants, parurent, légers, aériens, diaphanes, enluminés par l'aurore de rubis scintillant parmi les cristaux des glaciers et l'indigo teignant les neiges, les sommets de l'Himalaya.
Là seulement, avait pu se réfugier encore l'avion qu'il poursuivait.
Il se mit à sa recherche en donnant toute sa vitesse et, durant plusieurs heures, il tournoya comme un corbeau près d'un clocher, autour des pics vertigineux. Enfin, il vit, semblant se détacher d'un nid, au bord d'un précipice, à peine distinctes du manteau blanc qui vêtait toutes choses, planer au loin deux ailes comme une colombe.
Pour l'appeler au combat, il ouvrit l'échappement et fondit sur elle, avec un bruit de tonnerre. L'oiseau s'éleva, fit face et vint à sa rencontre.
Le plan de Mac Carthy était simple : se jeter en droite ligne sur l'ennemi qui, ne pouvant avoir d'autre désir que celui qu'il avait lui-même, ne se déroberait pas. En une seconde, tout avait changé dans son âme. La seule pensée qu'un homme vivant était devant lui, avait dissipé l'horreur lourde qui l'oppressait depuis tant de jours. Le monde n'était plus vide ; il ne demeurerait pas seul ; il allait venger les siens.
La colombe grandissait et devenait un monstre à l'envergure démesurée.
Elle venait aussi en ligne droite. Il la touchait. C'était la fin. Tout à coup elle laissa tomber, comme un grain de mil, un corps qui aussitôt fut soutenu par un parachute. Harry, d'un coup de volant, s'envola en un looping et évita le choc.
Pour la première fois depuis le jour de sa naissance, il perdit entièrement la maîtrise de lui-même. Sa carlingue fut emplie du tumulte des imprécations les plus désordonnées. Penché sur son périscope, il suivait la lente descente de l'aviateur qu'il arrosait maintenant de l'averse de sa mitrailleuse. Bientôt, il vit une déchirure se faire dans la large ombrelle. Puis l'étoffe s'ouvrit largement et le corps, verticalement, tomba.
La joie du vainqueur fut courte. Au plaisir purement instinctif d'avoir riposté à ce qu'il considérait comme une traîtrise, succéda la tristesse d'avoir échouer dans son dessein. De nouveau, il se retrouvait seul. Sa colère s'apaisant, il se sentit gagné par un désespoir plus profond encore que celui qui l'avait accablé avant son départ. Il venait de tuer de sa main le dernier être vivant. Il l'enviait. Soudain, il cala son moteur pour tomber à son tour. A ce moment, il se demanda pourquoi son adversaire avait voulu vivre encore. Quel espoir, quelle source de joie avait pu, au moment suprême, le rattacher à la terre ? Puis un doute, une curiosité confuse, inconsciente, se fit en lui : l'autre était-il mort en tombant ?
Mac Carthy constata qu'il n'avait pas lâché la direction. Son avion tenait encore l'air ; il descendit en vol plané.
L'atterrissage sur les sommets de l'Himalaya présentait des difficultés. Harry brisa son appareil mais en sortit indemne.
Il voyait au-dessous de lui, au bas d'une pente unie, dans une poche de neige, un trou formant une ombre. Les lambeaux du parachute indiquaient assez qu'à cette place gisait le vaincu du combat.
Si, au lieu d'être homme d'action, le jeune Écossais eut été habitué à se regarder vivre, il se fut peut-être demandé quel sentiment avait été le plus fort en lui quand il avait été le plus fort en lui quand il avait quitté Salt Lake City : le désir de la vengeance ou le besoin de revoir un être humain ? Si tout avait été regret dans son âme quand il avait vu l'ennemi lui échapper et joie dans son cœur, quand il l'avait enfin abattu ? Il eut peut-être aussi cherché pourquoi il descendait, à cet instant, un revolver à la main, sans raquettes, sans piolet ni corde, une patinoire inclinée à 45°, pour aller voir un homme mort, sur lequel il reportait la haine d'une moitié de l'humanité défunte.
Mais la psychologie ne l'intéresserait nullement. Elle l'intéressa moins que jamais quand il fut parvenu au bord de l'entonnoir que la chute du corps avait creusé dans la neige.
Il avait sous les yeux un pâle visage aux yeux noirs, crispé par la souffrance. Seul, le buste émergeait de la couche profonde où les membres étaient enfouis. Une main pourtant lacérait, de ses doigts déliés, l'étoffe couvrant la poitrine et dégageait, dans ce mouvement, parmi les taches roses d'un peu de sang répandu, un sein de femme ambré, poli comme l'ivoire.
La blessée regardait Harry, comme l'alouette abattue regarde le chien du chasseur. Soudain sa bouche s'entrouvit et sa voix faible murmura :
Peace ?
Harry perçut, près de lui, la chute de son revolver.
Peace ! répondait sa voix grave.


Il la hissa doucement et l'étendit sur le sol. Les balles ne paraissaient pas l'avoir mortellement atteinte. Il remonta péniblement jusqu'à son avion brisé et en rapporta des remèdes.
Quand il la vit moins faible, il lui demanda :
Pourquoi ne vouliez-vous pas mourir ?
Elle étendit la main vers le bas de la vallée.
Des hommes, encore ? dit-il.
Non ! fit-elle en souriant, non… menez-moi là-bas.
Il la prit dans ses bras, car elle était légère comme une petite fille. Bientôt, ils trouvèrent un ruisseau étroit, creusé entre les glaces par les premiers souffles de l'été. Il y entra : sur les pierres que l'eau découvrait, il put marcher plus facilement. Plus loin, des rives de gazon s'offrirent à droite et à gauche. Enfin, le fond de la vallée s'élargit en une prairie où fondaient des taches de neige.
Parfois, il la posait sur l'herbe ; puis il la reprenait. Et il se sentait si fort en marchant qu'il eût dit que c'était elle qui le soulevait. Quand ils eurent ainsi descendu très longtemps, ils aperçurent des arbres verts…
Depuis plusieurs mois, il croyait qu'il n'y en avait plus et il se mit à chanter.
Alors, un doigt sur la bouche, elle lui fit signe d'écouter. Il se tut. Le cristal de l'air vibrait d'un concert d'oiseaux. Il en vit voler sur les branches ; Il se rappela qu'étant enfant il en avait tenu quelques fois dans sa main, qu'ils étaient chauds et que leur coeur battait sous ses doigts. Soudain, il s'arrêta : un troupeau de mouflons sauvages, étonné de la voir, venait à sa rencontre.
A mesure qu'ils descendaient, la nature devenait plus vivante. Il marchait maintenant sous le couvert d'un bois ; ses pieds foulaient les fraises dans la mousse, comme une vendange, et son front éveillait un bourdonnement d'abeilles, en frôlant les fleurs de rhododendrons. Ils rencontraient des ours, des cerfs, des écureuils, toutes sortes de bêtes qui les regardaient avec douceur et, parfois, se laissaient caresser.
Enfin, ils arrivèrent à l'extrémité de la vallée. De cascade en cascade, le ruisseau était devenu un torrent puis une rivière puis un grand fleuve. Brusquement il disparaissait, au bord d'un abîme sans fond, au-delà duquel on ne voyait plis que les nuages du ciel.
Harry ne s'arrêta qu'au bord du gouffre. A trois mille pieds au-dessous d'eux, ils distinguaient confusément les traînées de gaz qui poursuivaient leur lente chute vers l'Asie. Il détourna la tête et demanda à la jeune fille où elle voulait aller encore.
Il y avait, près de là, une pelouse sous un cède. Il l'y porta. Et, comme il s'agenouillait pour la coucher sur l'herbe, une biche et son faon vinrent les heurter en gambadant.
Ils n'ont jamais vu d'homme, dit-elle, et ne nous craignent pas.
Il songeait au gouffre, à la planète morte, au désert de Salt Lake City, aux policemen automatiques qui, à cet instant, devaient débiter encore, dans la solitude, leurs ordres nasillards. Il frissonna.
Elle crut qu'il avait la fièvre. Cueillant une large feuille, l'approchant des mamelles de la biche, elle l'emplit de lait, comme une coupe, et la tendit à Harry.
Ils la vidèrent ensemble. Et quand la feuille fut vide, leurs lèvres se touchèrent.

Et ce fut le recommencement. 

FIN

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