Chaque lundi de l'été (du 24 juin au 16 septembre 2019), ArchéoSF propose un article sur l'uchronie comme en 2017. C'est un nouvel Été en uchronie ! Pour retrouver tous les épisodes de cette série cliquez ICI.
En 1876 paraît Uchronie (l'Utopie dans l’histoire), esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne, tel qu’il n'a pas été, tel qu’il aurait pu être de Charles Renouvier au Bureau de la Critique philosophique. Il s'agit d'une nouvelle version entièrement revue et complété de Uchronie. Tableau apocryphe des révolutions de l'empire romain et de la formation d'une fédération européenne paru dans la Revue philosophique et religieuse en trois livraisons en 1857.
Louis Asseline publie dans sa Revue des sciences historiques qui paraît en feuilleton dans le journal de Léon Gambetta La République française une longue recension discutant des postulats de Charles Renouvier (déterminisme, libre arbitre,...).
Alors qu'entre 1857 et 1876 on n'en trouve aucune occurrence, le mot "uchronie" après la publication du livre de Charles Renouvier va rapidement s'imposer (voir la présentation de Une Autre histoire du monde. 2500 ans d'uchronies, collection ArchéoSF).
L’Utopie
dans l’histoire.
En
tout temps, il s'est rencontré des esprits difficiles que le
spectacle du monde ne ravit pas en extase. Il leur plairait fort de
retoucher ce tableau plein d’incohérences, de sottises et parfois
de sang. Cette rébellion contre la prétendue sagesse de l’optimisme
nous a valu bien des œuvres fortes ou piquantes, utopies et
pamphlets que la Providence, à l’instar de M. Buffet, n’a pas eu
le temps de lire. La plupart des mécontents se choisissent des
cadres où la raison et la fantaisie ont libre carrière,
transportent leurs théories et leurs critiques des institutions
contemporaines en des époques, des pays et des milieux imaginaires
ou fabuleux : Fénelon à Salente, tout au fond du passé ;
Mercier au vingt-cinquième siècle, en plein avenir; Swift à
Lilliput à Brobdingnac, selon le bout de la lorgnette par lequel il
regarde les hommes bien encore dans l’île volante de Laputa, qui
ne tient à la terre que par un fjl. Campanella et Cyrano s’écartent
plus hardiment : celui-ci jusqu’à la lune, celui-là jusqu'au
soleil.
Tout
récemment encore, pour voir de haut notre machine ronde, M. J.-G.
Prat se fixait dans les régions célestes moyennes, sur le sol
vierge de la planète Vénus, peu connu même de M. Flammarion, si
familier pourtant avec « les humanités nos sœurs, qui
passent. » Son Almanarre, enlevé par une tempête aérienne,
échouait avec son ballon déchiré, dans un Eldorado libre de nos
préjugés et de nos vices. Là, point d’envie, point de mauvaise
foi, point de fictions autoritaires et de tribunaux d’exception. Là
l’instruction florissante, la démocratie équilibrée, le sens de
l’intérêt international ont depuis longtemps supprimé les dures
nécessités qui arment ici-bas l'Etat contre ses membres, les
nations contre leurs voisines. Les vieillards n’y sont point des
Gérontes ; les jeunes gens n'y sont point des gommeux,
sous peine d être bafoués et honnis ; car, en ce pays idéal,
le ridicule a gardé la puissance qu’il eut longtemps chez nous.
Les filles et les femmes, sans renoncer à la grâce et à la
coquetterie, ne réclament plus le privilège de la frivolité ;
une solide instruction, toute laïque, les met en garde à la fois
contre l’enivrement du succès et contre les tentations d’un
mysticisme puéril. Elles ne sacrifient pas les idées, les
convictions, l’honneur de leurs amis et de leur époux,
l’intelligence de leurs enfants, à l’intérêt d’une coterie
tracassière ; elles n’écoutent point les directeurs de
conscience. les semeurs de zizanie. Le grand mal qui ronge notre
société moderne, l’antagonisme profond de l’homme et de la
femme, mal si invétéré qu’on aime mieux vivre avec lui que le
combattre et qu’on remet sans cesse une cure pourtant bien
nécessaire, est absent de cette planète heureuse. On ne sait trop
pour quel besoin l’auteur y laisse subsister un fantôme de
religion épurée, faite de processions et de conférences mêlées
de chant. La perfection ne serait-elle pas du monde solaire, plus que
du monde terrestre, ou bien ne faut-il voir, en cette inutile
fiction, qu’un reste de faiblesse humaine, de vague à l’âme,
souvenir de notre nuageuse atmosphère ? Quoi qu’il en soit,
Almanarre, à chaque pas, rencontre des sujets d’étonnement et
d’humiliation. En vain il vante à ses hôtes, dans un style fort
vif, la profondeur de nos philosophes, la sublimité de nos
théologiens et de nos casuistes, les mérites de nos principaux
écrivains, très reconnaissables sous la transparence des anagrammes
; en vain il raconte nos discordes civiles, nos guerres, les
bienfaits de nos hommes d’Etat, les finesses de nos hommes
d’affaires : ses éloges et ses récits n’excitent le plus
souvent qu’un rire homérique, bien dû à son amour-propre terrien
; il se fâche, et la gaîté redouble. C'est assez dire qu'aucun de
nos travers et de nos engouements n’échappe à la saine et
mordante ironie de M. Prat (1).
Si
le présent, si l’avenir, qui nous appartiennent en partie, se
prêtent aux rêveries réformatrices, il n’en est pas de même de
l'irrévocable histoire. La plus droite raison est impuissante contre
les séries de faits accomplis qui ont constitué jusqu’à nous la
trame des destinées humaines. L’hypothèse n’a pas de prise sur
le passé ; rien ne peut changer ce qui fut une fois.
Et
qui, pourtant, ne s’est dit bien sou vent : si tel sauveur de
société eût renoncé huit jours plus tôt à ses préjugés
autoritaires, telle insurrection lamentable n’eût pas éclaté, 20
ou 30,000 hommes n’auraient pas teint de leur sang les pavés et
les murs à hauteur de poitrine, telle capitale, peut-être, n’aurait
perdu ni ses monuments, ni ses industries ? Qui ne s’est dit :
si tel cerveau buté n’eût pas barré le passage au flot montant
des capacités, le suffrage universel n’eût pas précédé
l’instruction du peuple et jeté la France aux abîmes ? Si
telle île n’eût pas été rattachée au continent, tel pays
posséderait encore ses frontières naturelles ? Si tel rêveur
mystique n’avait pas désorganisé la société civile, quinze
siècles mauvais eussent été épargnés aux peuples de l’Occident ?
Si ?... Et l'imagination de travailler sur ce thème
inépuisable.
L’inefficacité
des solutions, même les plus plausibles, coupe court d’ordinaire à
la poursuite de pareils problèmes. C’est, cependant, une
spéculation rétrospective de cet ordre qui vient de tenter l’un
de nos philosophes contemporains. M. Renouvier a entrepris de
recommencer l’histoire, à partir d’un moment donné, et de
restituer le développement possible, « tel qu’il n’a pas
été, tel qu’il aurait pu être », de la civilisation
européenne ; il a pensé que la comparaison entre
l’enchaînement imaginaire des faits et leur suite réelle éclaire
rait d’une vive lumière le rôle délétère et dissolvant joué
par les superstitions orientales dans la vie de l’Occident ;
de plus, en supposant, non sans vraisemblance, qu’un seul incident,
un seul acte volontaire introduit dans l’histoire peut en modifier
le cours, il espère porter un coup décisif au déterminisme,
c’est-à-dire à l’opinion qui reconnaît dans la marche des
événements une résultante de fatalités rigoureusement suivies;
enfin, il prétend tirer de son hypothèse même (qui ne s’est pas
réalisée), une présomption en faveur du libre arbitre, de
l’absolue indépendance de la volonté humaine. Ce sont là trois
grosses thèses qui ne sont nullement connexes, comme le savant
auteur paraît le croire. La première, à laquelle d’ailleurs nous
sommes acquis sans réserve, relève de la critique historique, et
n’implique point les deux autres ; en effet, les résolutions
et les actes des hommes peuvent être rangés parmi les éléments
qui déterminent l'ordre ultérieur des faits, sans ébranler
aucunement la doctrine déterministe; et de même, la part de la
volonté dans l’histoire, part que nul ne méconnaît, n’entame
en rien celle de la fatalité générale : de ce que la volonté
détermine, il ne s’en suit pas qu’elle ne soit elle-même
déterminée. C’est ce que nous établirons tout à l’heure.
Voici
d’abord la fable imaginée par M. Renouvier et l’ordonnance de
son livre (2).
Un
Français réfugié en Hollande au dix-septième siècle, voyant son
fils séduit par la propagande catholique, se décide à lui révéler
le mystère de sa vie et les causes de sa propre conversion au
protestantisme ; comment, moine et ardent ligueur, mais désespéré
par le triomphe de Henri IV, puis déjà troublé par la lecture de
Montaigne, il était allé retremper sa foi au centre même du
catholicisme, à Rome ; comment, confesseur des accuses du saint
office, il avait vu brûler Giordano Bruno et Vanini, torturer
Galilée. Les intrigues romaines, les vices et l’impiété des
cardinaux, le courage et la conviction des hérétiques, un commerce
de jour en jour plus intime avec les grands esprits de l’antiquité,
Aristote, Platon, Virgile, Cicéron, Tacite, avaient fait de lui un
homme nouveau. Enfin, converti à la libre-pensée et à la haine de
la théocratie par un vaillant octogénaire voué au bûcher, le père
Antapire, il s’était évadé de sa honteuse fonction, cachant son
nom et son passé; comme eût fait un ancien aide-bour reau. Pour
détourner l’attention sur la terre étrangère, il avait embrassé
le protestantisme, mais sans croire davantage à la divinité d’un
livréequ’à celle d’un homme. Quand il vit son fils radicalement
guéri de sa manie commençante, il lui remit un précieux manuscrit
du père Antapire, intitulé : Uchronie, celui-là même que
M. Renouvier nous fait lire aujourd’hui.
L'auteur
supposé débute par un curieux parallèle entre l’esprit libre et
ouvert de l’Occident, créateur de la cité et de la loi, et l’âme
servile, étroite, intolérante de l’Orient, inventeur de
.l’absolutisme politique et religieux ; il montre les
conquêtes d’Alexandre et la domination romaine, ouvrant la porte
aux divinités farouches et absurdes de l’Asie, à ces mythes
d’Adon, de Sérapis, de Sabazius et autres morts ressuscités, que
Michelet a si profondément scrutés dans sa Bible de l'humanité ;
l’imagination de la plèbe et des femmes italiennes facilement
investie par ces émanations malsaines; le désarroi moral des
affranchis, des esclaves; des nations anéanties dans l’apparente
unité de l’empire, stérilement consolées par l’espérance
d’une autre vie; le découragement universel, l'amoindrissement des
caractères, accrus et précipités par l’intrusion de cette lâche
sagesse qui prêche le dédain delà réalité, l’oubli des choses,
l’obéissance passive à toutes les fatalités, qu’elle décore
du nom d’autorité et de providence, enfin le nirvana de
l'extase ; la raison confondue et l’ignorance abusée par des
dogmes bizarres, par des préceptes contradictoires, par un mélange
inavouable de morale courante, de bribes philosophiques mal digérées
et de mythologie puérile, chaos dont la face variait sous le sou
file des sectes ennemies, tour à tour triomphantes. C’est un
surcroît de maux qui s’ajoute à la démoralisation d’un peuple
recruté dans les masses esclaves, à l’ahurissement des
patriciens, à l’immobilité des grandes fortunes foncières , a
Vivre démence des Césars. Les empereurs, aveugles sur ces causes de
dépérissement, sentent du moins la menace d’une doctrine hostile
par essence a tout ordre civil, à toute activité, à toute liberté
intellectuelle. Par accès, ils sortent de la tolérance naturelle au
polythéisme romain : ils ferment le Panthéon au dieu qui veut
en chasser tous les dieux ; mais ils s’y sont pris trop tard ;
leurs édits, leurs persécutions n’ont pu écraser dans l’œuf
le lugubre oiseau dont les ailes obscurcissent le jour.
Les
Antonins, appelés au trône par un stoïcien républicain, Dion
Chrysostôme, ralentissent la décadence ; il ne l’enrayent
pas. Ni la fermeté de Nerva, ni l’honnêteté et la gloire de
Trajan, ni les sages intentions d’Antonin, ni le génie clair
voyant d’Adrien (lire l’amusante réhabilitation d’Antinoüs),
ni la vertu résignée de Marc-Aurèle n’ont pu vaincre l’immense
lassitude du monde. Le sol vacille, l'humanité se décompose,
enterrée entre trois puissances, la soldatesque mercenaire, le
mysticisme et la barbarie. Marc-Aurèle, avec mélancolie, proclame
que tout est bien ; il s’abandonne à la Providence impeccable.
Quelle main forte, rétablissant l'équilibre vital, galvanisera
l’empire moribond ?
Ici
commence l’Uchronie. Un général républicain, Avidius Cassius,
s’est révolté contre Marc-Aurèle ; il lui fait part de ses
projets, lui expose le plan d’une réforme complète ; et, au
lieu de périr assassiné dans son camp, comme le racontent ses
contemporains, il est fait César, associé à l’empire. Voilà le
fait nouveau, unique, et il suffit. L’histoire, qui déviait depuis
Alexandre, depuis César, depuis Paul, rentre dans sa voie, non sans
oscillations d’abord. Marc-Aurèle, après avoir remis la propriété
en valeur par des lois agraires, recule devant la nécessité d’en
finir avec les chrétiens. Il se tue en léguant à ses successeurs
un fort beau testament. Avidius Cassius est tué. Commode règne.
Mais Pertinax et Albinus, dépositaires légaux de l'autorité
d’Aurèle et de Cassius, mettent fin a ses turpitudes; ils
annoncent au peuple romain,à l’univers,qu’après une préparation
de vingt années, ils rétabliront la République, sur la base du
suffrage artistement combiné. Au jour dit, Albinus convoque
l’assemblée générale de l’empire, trois mille délégués des
municipes, des corporations, des provinces; une constitution est
promulguée, qui partage la puissance publique entre un sénat, cinq
tribuns et un consul viager. Depuis longtemps, les prétoriens ont
été décimés et licenciés ; les armées territoriales sont
organisées ; l’instruction partout répandue, l’abolition
graduelle de l’esclavage, la petite propriété, mère du travail,
assurent la prospérité, la moralité et la force de la République.
Aux frontières, les Germains, les Slaves, les Huns sont arrêtes par
le Rhin et le Danube; à l’intérieur, les consuls compriment les
révoltes de Septime Sévère, de Constantin.
Mais
que sont devenus les chrétiens ? Commode a eu la fantaisie de
les exterminer. On voit pourquoi le père Antapire l’a maintenu
dans l’histoire. Mais vainement, Commode a fauché en pleine
moisson. Il en reste assez pour miner l’œuvre d’Aurèle, de
Cassius, de Pertinax, d’Albinus et de Niger. Une grande résolution
du Sénat en délivre l’Occident; ils tiennent l’Orient,, on le
leur abandonne. C’est faire la part du feu. Dès lors là scission
s’accentue. Tandis que l’Asie, l’Arabie, l’Afrique, sont
livrées aux querelles sanglantes des Talapoins, aux massacres
mutuels des Manichéens, Ariens, Pélagiens, Nestoriens, Eutychiens,
qui brûlent les bibliothèques, les temples, les hétérodones ;
tandis que le mahométisme, issu du judaïsme et du christianisme,
attaque par le sud les petites monarchies cléricales que la barbarie
envahit par le nord, l’Italie et la Grèce, la Gaule et l'Espagne
goûtent un calme relatif. L’Orient, qui s’est détaché peu à
peu de la grande fédération, est toujours le tributaire du commerce
et de l’industrie de l'Occident. Les barbares ont pris possession
de la Thrace, mais leurs incursions ne dépassent pas l’IlIyrie. La
Germanie, arienne et non orthodoxe, se constitue, selon son génie,
en principautés féodales, jusqu’au jour où le protestantisme,
fils de toutes les hérésies à peu près rationnelles, l’appelle
et la conduit par la main à la République.
C’est
alors qu’épuré par la Réforme, réduit à une sorte de
philosophie morale à peine distincte du panthéisme néo-platonicien,
le christianisme rentre dans les Etats occidentaux qui se sont
constitués peu à peu en nations distinctes, avec leurs caractères
et leurs lois propres et leurs langues issues du latin. Pendant toute
la durée de la République, une religion officielle des grands
hommes légalement divinisés, assez semblable au culte positiviste
de l’humanité, s’était superposée au polythéisme. Rien de
plus facile, on le voit, que de réconcilier, avec cette innocente
commémoration des morts, une religion désormais tout allégorique.
Finalement l’Europe, au Xe siècle, se présente comme une
demi-fédération do républiques prospères, instruites et
protestantes pour la forme. Les neuf cents ans qui ont suivi sont
supprimés, ou plutôt gagnés. Le père Antapire, dans ce
raccourcissement de l'histoire, a fait preuve de. beaucoup de science
et d'ingéniosité; nous nous demandons seulement pourquoi, il a
attendu les Antonins, pourquoi il n’a pas choisi tel autre point de
départ, par exemple le dixième mois avant la naissance d’Alexandre
ou l’an premier avant notre ère. Quand on élimine d’un trait de
plume Constantin, Clovis, Charlemagne, Louis XIV et Napoléon,
pourquoi faire grâce à Pierre et à Paul, les plus dangereux des
conquérants ? Quand tant de grands philosophes, Rabelais sans
doute, et Voltaire, et Diderot sont rayés du nombre des vivants. à
quoi bon déchaîner sur le monde les humbles intelligences qui ont
excogité les mystères et l’omoisousie ? Oui ;
mais point de christianisme, point de protestantisme ; et M.
Renouvier a un faible singulier pour la Réforme : n’a-t-elle
pas prolongé le règne du divin, si nécessaire aux postulats
de la raison pratique ? Pour nous, nous
ne médisons ni de Luther, ni de Calvin, ni de Channing ; ils
ont eu leur heure et leur milieu, mais la science nous suffit. Si
l’histoire s’est allongée, traînée dans l’absurde et le
féroce, elle a fini par dépasser, et de loin, l’idéal de M.
Renouvier ; elle a, dans ses lents et sanglants tâtonnements,
usé toutes les fictions politiques et religieuses ; elle laisse
l’avenir à l’expérience scientifique et à la libre pensée.
Faut-il tant regretter qu’Avidius Cassius n’ait pas été associé
à l’empire ?
Étranger
à toutes les superstitions de l’optimisme, nous ne descendrons
jamais jusqu’à l’admiration du moyen-âge catholique. La
moralité plus haute du dix-neuvième siècle nous défend de
chercher une légitimité, une justice quelconques dans la succession
des faits. Tout en constatant l’impassible enchaînement des
fatalités qui se sont déterminées les unes les autres, nous
gardons le droit d’en juger les agents et les résultats, de les
condamner, de les modifier selon nos forces et, pour notre part, dans
le présent et dans l’avenir. C'est ce sentiment qui, malgré tant
de divergences entre la méthode criticiste et la méthode
expérimentale, nous rapproche souvent de M. Renouvier et nous
intéresse à son œuvre.
Nous
avons lu rarement quelque chose de plus vigoureux et de plus
instructif que le parallèle établi dans le deuxième appendice,
entre le roman d’Avidius Cassius ou du père Antapire et la marche
réelle de l’histoire, du troisième au dix-septième siècle.
C’est un acte d’accusation formidable, irréfutable contre
l'Église.
Le
fils du réfugié hollandais, dépositaire après lui du livre
d'Uchronie, est chargé par M. Renouvier de présenter « le
tableau en raccourci des attentats, des persécutions, guerres et
massacres dont les annales des peuples sont pleines, depuis le temps
où il est passé en règle et coutume que chacun emploie ce qu’il
a de puissance ou de moyens, qu'il soit prince ou particulier, pour
forcer chaque autre à penser comme lui, ou sinon à l'attaquer et
vouloir le détruire. » Et tour à tour passent devant nos yeux
Constantin et ses fils, exerçant la puissance publique en faveur de
la secte qu’ils embrassaient « et qui n’étaient pas
toujours la même, » Julien, déclaré persécuteur pour avoir
voulu interdire la persécution et remis l’éducation des Romains à
d'autres qu’aux sectaires qui leur insufflaient le fanatisme ;
les philosophes et les savants, traqués et exterminés au nom d’un
Dieu de paix ; Théoclose, livrant par édit la terre aux
marchands de promesses célestes ; les évêques et les moines
confisquant à leur seul usage les débris de la culture antique,
plongeant le monde dans l’ignorance et l’ahurissement ; la
grâce et la force planant en maîtresses sur les pays mêmes où
avait été conçue l’idée du droit ; la torture et le duel
siégeant comme substitution de la justice divine ; la simonie
vendant le pardon du crime et le salut des âmes ; le bras
séculier obéissant à l’hypocrisie furieuse de l’inquisition ;
l’excommunication déchaînée avec une audace imprudente sur la
tête même des rois ; le polythéisme rétabli sous couleur
d’honorer les saints ; les reliques, les fétiches bénis,
chapelets, rosaires, cœurs et le reste, imposés à la puérile
crédulité des ignorants et des sots ; l’esclavage et le
servage maintenus et exploités par les apôtres de la fraternité et
de l’égalité ; la science sur le bûcher avec un san-benito,
et, à l’entour, la procession de tous les ordres religieux, fondés
sur le renversement de la nature et de la raison, sur « le
célibat, l’obéissance passive, les macérations, les
flagellations, la saleté, la solitude, la prière mécanique, la
prison pour les fautes, les visions, les tentations sataniques et les
habillements bizarres » ; les jésuites enfin, concevant
le plan d’une théocratie doucereuse et implacable, et donnant la
mesure de leur capacité civilisatrice dans l'abject régime du
Paraguay, triste exemple du sort qui attendrait l’Europe, pensante
sous la férule des pères fouetteurs.
Combien
de traits nous omettons de cet te peinture achevée, de ces leçons
fortifiantes, bien faites pour porter la conviction dans tous les
esprits justes et tolérants! Et que sera-ce si nous suivons, dans le
troisième appendice, le récit des horreurs qui précèdent
et accompagnent la funeste révocation de l'édit de Nantes ?
Certes, les répressions furieuses et impolitiques ne manquent pas
dans l'histoire des peuples civilisés ; mais il n’en est guère
qui puissent lutter d'atrocité et d'ineptie avec les dragonnades,
laissées volontiers dans l'ombre, et pour cause, par les fauteurs du
régime clérico-monarchique. Louis XIV a regardé son crime en face
et l’a commis ; il a violé les consciences, outragé la
famille et la propriété, livré un million d’hommes, de femmes,
d’enfants, à tous les caprices d'une soldatesque effrénée ;
pour comble, il a sacrifié à la Maintenon et aux Jésuites
l'industrie et la propriété de la France ; il a fait de quinze
cent mille Français des Hollandais, des Anglais, des Allemands, des
ennemis de leur pays. Et Colbert, l’homme aux grandes vues, le
ministre si vanté, n’a vu dans ce forfait qu’un moyen expéditif
de fournir des rameurs aux galères de son roi ! N’est-ce
rien, cela ? En vérité, le cœur bout, l’indignation
déborde, quand les doctrines politiques et morales qui ont de telles
choses dans leur passé, et qui n’ont répudié aucun de leurs
principes, osent jeter à la face de la société civile, de la
science laïque, l’accusation d’intolérance, d’usurpation et
de « mauvais esprit. » Où réside-t-il donc, cet esprit
mauvais, cet esprit de trouble, de haine, qui depuis seize siècles a
couvert le monde de sang et de ruines, et qui, dans la personne de la
Providence, se glorifie de son œuvre ? Pauvre Providence,
quelle injure, si tu existais, que cet éloge de tous les fléaux,
que cet appel permanent au tonnerre, qui n’en peut mais, aux
fleuves, aux flammes, au caprice vengeur de l’impassible fatalité
déguisée en despote ! Voilà où mènent le mépris de la
terre où nous sommes, où nous vivons, où nous mourons, la chimère
d’une résurrection, la prétention extravagante et déplorable de
gouverner la société au nom de dogmes faits pour des moines
hostiles ou étrangers à tout organisme naturel et normal, à toute
activité humaine, à tout exercice des facultés intellectuelles.
Voilà où mènent la grâce et la force substituées au droit;
l’amour (?) substitué à la justice ; l’extase,
l’obéissance, l’ignorance substituées à la raison. au travail
libre, à l’expérience scientifique ! Le monde moderne
commence à comprendre le danger : ou les croyances dites
religieuses seront reléguées dans leur domaine, la conscience
individuelle, ou bien, grâce à la complicité des femmes,
l’éducation nationale faussée nous réserve deux ou trois
générations de réactionnaires par fanatisme et par scepticisme. La
question cléricale est la question vitale. Trop complexe en France
pour être tranchée d’un coup, il faudra cependant, et plus tôt
que plus tard, qu’elle soit résolue avec prudence et fermeté. En
attendant, c’est aux mœurs de devancer la loi, et c’est au livre
et à l’exemple individuel de changer les mœurs. M. Renouvier est
sur sa brèche et combat le bon combat.
Nous
avons rendu justice à sa sagacité historique. Il est temps de juger
ses deux thèses philosophiques, contre le déterminisme et en faveur
du libre arbitre absolu. Il s’en faut que la première soit
clairement posée. M. Renouvier entend-il soutenir que chaque fait
historique n’est pas déterminé par l’ensemble des circonstances
qui le précèdent ? Nullement. Pour modifier le cours de
l’histoire, il ne se sert que d’un fait supposé, lui-même
déterminé par d’autres faits légèrement modifiés. Sa théorie
des possibles n’a pas la portée qu’il lui accorde. Appliquée au
passé, elle est illusoire, puisque de toutes les solutions qu’il
peut imaginer selon son tempérament propre et son expérience
d'homme du XIXe siècle, une seule s’est réalisée et a pris
irrévocablement la place des autres. Le même sort attend les
possibles futurs, hypothèses bien ou mal calculées ; l’avenir
se chargera de choisir entre eux ; l’un ou l’autre sera
déterminé et accompli. Le déterminisme n’est donc pas même
effleuré par les raisonnements de M. Renouvier. Il en est autrement
du fatalisme providentiel, de l’optimisme qui, proclamant la
nécessité initiale de tout le développement humain, admettent la
légitimité, l’excellence de tout fait accompli et se hâtent
d’extraire du passé les lois de l’avenir.
Que
le temps, le milieu et les circonstances président à toute
production et à tout événement, c’est une vérité peu
contestable. Mais tandis que, relativement à nous, les conditions
générales des faits étudiés par les sciences physiques et
naturelles demeurent invariables et permettent de formuler en lois
l’ordre constant des phénomènes, les conditions de l’histoire
changent incessamment. L’homme, dont il ne faut point exagérer la
place dans l’univers, l’homme qui, des hauteurs de l’atmosphère,
est déjà invisible et se confond avec la terre où il s’agite,
mais qui, à ses propres yeux, occupe forcément le premier plan sur
le théâtre de son activité bornée, l’homme, étant un des
facteurs de sa destinée, imprime à l’histoire quelque chose de sa
propre mobilité. L’organisme vivant a ses propriétés
particulières qui ne le soustraient pas à l’empire des fatalités
ambiantes : le climat, la configuration du sol, les hasards de
la naissance et de la maladie, la nécessité de la mort. Mais dans
une sphère, notablement élargie par le développement de ses
facultés, dans une mesure relativement élastique, l’homme agit ;
l’histoire ondule sous l’effort accumulé des générations, et,
si le sens de sa marée indéfinie demeure fixé par l’ensemble des
conditions matérielles et extérieures, chacun de ses flots acquiert
une spontanéité réelle, qui le dirige en partie. Telle est la part
de l'homme dans le cours des choses. Sa volonté devient à son tour
un élément de détermination, que le déterminisme constate
et reconnaît.
Maintenant,
d’où procèdent cette activité, cette volonté ? D’un
libre arbitre absolu ? C'est, ce que soutient M. Renouvier sans
en apporter aucune preuve, à l’encontre de toute expérience. Ou
bien, ne sont-elles pas déterminées par les rapports variables de
l’organisme humain avec toutes les fatalités qui l’entourent, le
pénètrent, l’entretiennent, le troublent et le tuent ? Cette
certitude ne contient rien d’immoral ni de désespérant. Il est
constaté que le milieu physique et intellectuel modifie lentement et
sûrement les caractères, mœurs, les institutions ; que la
volonté s’éclaire et se fortifie, selon la force et la
prépondérance des motifs qui la décident. L’instinct de
conservation et de progrès, qui est inhérent à l’état de vie,
nous fait chercher sans cesse le meilleur milieu matériel et moral.
L’office du philosophe et de l’historien consiste à avertir ceux
qui s’égarent, à montrer l’espace parcouru et le chemin qui
reste à accomplir, à dégager le but de tous les obstacles
accumulés par l’ignorance, la superstition, la peur, et par les
myopes orgueilleux qui les exploitent au jour le jour.
(1)
Voyage
d’Almanarre,
par J.-G. Prat. Un vol. in-18, chez Ernest Leroux, 1876.
(2)
Uchronie (l'Utopie dans l’histoire), esquisse historique
apocryphe du développement de la civilisation européenne, tel qu’il
n'a pas été, tel qu’il aurait pu être. In-8, xvi-413 p.
Paris. Bureau de la Critique philosophique, 64, rue de Seine. 1876.
Louis Asseline, "Revue des sciences historiques, CCXXII, Feuilleton de la République française du 2 juin 1876", in La République française, n° 1658, 2 juin 1876
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