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mercredi 25 décembre 2019
lundi 16 décembre 2019
Marcel-Roland, Comment on vivra dans un quart de siècle (1928)
De Marcel Roland (ici orthographié "Marcel-Roland"), on connaît plusieurs textes d'anticipation dont la trilogie Le presqu’homme, Roman des "Temps Futurs" (1905, 1907) ; Le déluge futur, Journal d’un survivant (1910) et La conquête d’Anthar (1913).
En 1928, il propose dans La Liberté un texte de prospective dans lequel il imagine la vie en l'an 1955. Le sur-titre "Que nous réserve la science?" oriente vers une forme de merveilleux-scientifique et l'on y retrouve de nouveaux moyens de transports, des extrapolations des découvertes en cours touchant aussi bien à l'alimentation qu'à la musique.
Que nous réserve la science ?
Comment
on vivra dans un quart de siècle
par
Marcel-Roland
L'avion-cabriolet
s'est posé avec douceur sur la terrasse d'atterrissage de la banque
Arnold et Cie, et le banquier en sort, jeune et vif, costume de golf.
Une minute plus tard, exactement, il est dans son cabinet de travail.
Il
fait sur les Champs-Elysées un temps splendide de juin. Arnold ôte
son veston. Il se sent heureux pour cinq minutes... exactement, car
il vient, en avion, d'achever dans sa tête un poème, et de lire que
la Sifo (Société Industrielle pour la fabrication des œufs)
doublera son dividende cette année... Tout va bien, la vie est
belle. Au travail !
Le
travail
Arnold
met la prise de courant à son appareil d'ondes musicales, qui va lui
jouer en sourdine quelque mélodie nonchalante venue d'Hawaï,
cependant qu'aidé de son secrétaire il dépouillera son courrier.
Dans
le porte-voix de la machine à dicter s'inscrivent leurs réflexions,
aussitôt notées sur un disque phonographique. Joyeux travail dans
la fumée des cigarettes, qu'additionne une substance légèrement
excitatrice des fonctions cérébrales.
Audience
à l'univers
9
h. 45... exactement. C'est l'heure du téléviseur radiophonique,
d'après les travaux de Hertz, Branly, Edouard Belin.
Arnold
s'est assis dans un coin obscur de la pièce. Devant lui, trois
choses, trois simples objets : l'écran, grand comme une glace
de salle de bain ; l'entonnoir qui va lui parler ; le disque à
microphone qui boira ses réponses. Interlocuteur : le monde entier.
Par
le miracle de la nouvelle physique des ondes, l'univers est admis à
défiler entre ces quatre murs.
D'abord
Londres : sur l'écran surgit la silhouette d'un banquier de la City,
qui, là-bas, d'une bague où le diamants brille, salue Arnold. C'est
la vie même, avec ses couleurs naturelles. Arnold enregistre les
ordres de Bourse que lui passe le haut-parleur aux inflexions
provisoirement britanniques. Maintenant, il a « pris »
Melbourne en Australie. Quelqu'un en bras de chemise — comme lui —
dans un bureau pareil au sien (ce vieux Parker Smithson) lui donne
des cours de coton et de laine. Ensuite il « prend »
Saïgon, d'où lui viennent les derniers cours cotés sur les riz. Et
il « prend » Vienne, où une exquise femme blonde, qui
sourit sur l'écran avec la netteté d'une réclame pour dentifrice,
lui confie par l'entonnoir d'ébonite des projets de théâtre. Ils
causent tranquillement, lui dans son fauteuil, elle sur son divan.
Paris ni Vienne n'existent, ni les distances. Les ondes ont tout
rapproché, pont suspendu jeté sur les deux rives d'un ancien abîme.
— C'est
entendu, cher ami, je viendrai à l'automne jouer votre acte en vers.
Chiffre
et poésie
Car
Arnold, banquier, est en même temps poète. Un cerveau unique ?
Fi ! c'était bon pour les grossiers hommes de jadis ! De 18
heures le soir au lendemain 9 heures... exactement, son cerveau vit
sur le plan du rêve. Le reste est abandonné au Chiffre, roi du
monde matériel. On a fait deux parts de la vie de l'esprit, l'une
pour le réel, l'autre pour l'idéal.
Les
grandes découvertes
Sa
station à l'écran terminée, Arnold est retourné vers son bureau.
Une machine à sténographier sous les doigts, il note au vol les
nouvelles qu'aboie sans arrêt le terrible haut-parleur, porte-parole
de la planète. Il en est, de ces nouvelles, qui influenceront tout à
l'heure la Bourse. C'est un défilé de l'industrie mondiale :
le caoutchouc synthétique, qu'on fabrique un peu partout avec des
produits extraits de la houille ; le pétrole artificiel, aussi
distillé de la houille, et qui inonde l'univers... Le charbon a
livré aux savants son âme huileuse et subtile. Mûries par une
longue macération dans le sol, les forêts primitives ont confié
leurs secrets aux chimistes. L'homme a mis la nature en formules, et
dressé des autels à la déesse Synthèse.
Le
haut-parleur, de sa voix infatigable, raconte la constitution d'un
trust destiné à exploiter l'idée de l'illustre George Claude :
transformer l'Océan en station centrale de vapeur, grâce à la
différence de température des eaux de l'hémisphère austral et de
l'hémisphère boréal. La mer fournira gratuitement de quoi faire
tourner sans fin des turbines. Quel rêve !... Mais on fera
mieux encore, oh ! oui... Et Arnold, renversé sur son fauteuil,
ferme un instant les yeux...
Oui,
l'on fera mieux !
Ah !
le monde futur, régi par la Science..., quand on appliquera à
l'industrie, au chauffage, aux usages domestiques, le feu central
tiré de la Terre ! Quand le mouvement des marées fera marcher
des machines. Quand on désintégrera la matière... Un morceau de
fer quelconque, le vide, la pression, la chaleur désagrégeront ses
éléments constitutifs. Il s'évaporera, vraie bulle de savon. Et le
peu d'énergie qu'il représentait, recueilli dans une éprouvette,
servira à refaire par le procédé inverse un autre morceau de fer,
d'argent, de pierre ou d'or !
Et
l'on mettra tout ça en Sociétés anonymes, en actions qui montent
ou laissent, comme des ascenseurs !
Arnold
rouvre les yeux... Un vers de Baudelaire lui passe à l'esprit. Le
pouls du monde bat dans les appareils enregistreurs. Midi. Les
ronrons étouffés des avions plus nombreux envahissent la baie
ouverte. Métropolis va déjeuner !
Pilules,
travail, musique
Arnold
passe dans la salle à manger, où l'attendent sa femme et quelques
pilules nutritives d'après la formule de Berthelot, arrosées d'un
verre à liqueur de Clos-Vougeot, car les vieux crûs français sont
toujours en honneur.
Puis,
c'est l’après-midi farouche, aux prises ;avec le chiffre. Et le
soir, vient l'heure du salon-laboratoire, sous les lampes qui ne
contiennent plus de filaments, mais seulement des gaz rendus
fluorescents par l'effluve électrique. Les appareils récepteurs et
émetteurs sont rangés autour des murs à peine ornée de gravures
anciennes. Là, plus de solitude : on tient ville et campagne à
sa merci. Ce vieux parent de province, qu'on n'a pas vu depuis vingt
ans, correspond à un numéro sur un cadran. Nul, dans le royaume des
vibrations, n'a le droit de se dire seul.
La
musique nouvelle
Et
soudain, Mme Arnold s'assoit à sa harpe. Sa harpe sans cordes, selon
la méthode que, les premiers, le Français Givelet et le Russe
Thérémin réalisèrent. Devant l'instrument producteur d'ondes
électro-magnétiques, la main gauche étendue horizontalement, la
main droite, crispée sur un invisible clavier vertical, Mme Arnold
joue un Nocturne que le haut-parleur module avec toutes ses
nuances. Et durant un quart d'heure... exactement, les deux époux
sont heureux ensemble.
Nous,
les ancêtres...
Ainsi
passe la vie, vers l'an 1955... Et quand vient le moment du sommeil,
Arnold regarde au-dessus de son lit ses portraits de famille, ses
parents qui ne connurent, les malheureux ! que les premiers
balbutiements d'une science encore en enfance : téléphone avec
fil, transports souterrains, chauffage au charbon, cuisine au gaz,
tous ces misérables moyens d'existence ! La voix nuancée d'une
pitié indulgente, il murmure avant de s'endormir :
— Tout
de même, c'étaient de braves !
Marcel-Roland,
« Comment on vivra dans un quart de siècle »,
in La
Liberté, n° 23439, 23 mars
1928.
mardi 10 décembre 2019
Hellé, Petit drame de l'air en l'an 1920 (1910)
Dessinateur pour de nombreux titres de presse, illustrateur pour la jeunesse, André Hellé propose en 1910 ce diptyque humoristique présentant l'avenir des transports en commun...
Hellé, "Petit drame de l'air en l'an 1920", in Le Rire n° 389, 16 juillet 1910.
dimanche 8 décembre 2019
Jean de Nivelle, Un intérieur en l'an 2000 (1880)
Le dialogue théâtral « Un intérieur en l'an 2000 » paraît sous la signature de Jean de Nivelle, sans doute un pseudonyme, dans Le Soleil. Un médecin de province s’étonne de ne pas avoir son repas servi, discute avec une bonne qui reproche à son maître qu'il « sacrifie aux vieilles coutumes et aux vieux usages, sans avoir l’air de se douter que le monde marche et que nous prenons dans la société, la place qui, jusqu’ici, nous [les femmes] avait été injustement dérobée ».
Un des multiples exemples de ces textes regrettant, à l'avance, un
ancien temps où la soupe est servie et chaude et dans lequel les rôles
restent traditionnels.
On s’amusera de cette dénonciation du féminisme qui a une résonance tout autre de nos jours et l’on retiendra ces mots de la femme du médecin : « Ni infériorité, ni suprématie, monsieur Lévêque, mais égalité complète devant la loi et devant la science. »
Un intérieur en l’an 2000
Un
docteur en médecine quelconque et de n’importe où, M. Lévêque,
si vous voulez, médecin de campagne dans un village de France,
rentre de tournée, crotté jusqu’à l’échine, trempé jusqu’aux
os, épuisé, accablé, affamé. Arrivé devant sa porte, il appelle
à plusieurs reprises, restant
en selle, jusqu’à ce qu’on vienne lui ouvrir. De guerre lasse,
il descend de cheval, juste au moment où la bonne, mettons Justine,
c’est un nom comme un autre, apparaît sur le seuil.
JUSTINE.
– Ah ! monsieur, comme vous voilà fait. On ne vous prendrait
pas avec des pincettes.
LE
DOCTEUR LÉVÊQUE.
– Ne m’en parle pas, Justine.
JUSTINE.
– Je croyais qu’il avait été convenu
entre nous, monsieur, qu’en raison de l’éducation que j’ai
reçue, vous renonceriez au tutoiement, qui est une forme d’entretien
humiliante.
LE
DOCTEUR. – C’est juste, et vous seriez bien aimable, Justine, de
me dire si le dîner est prêt ?
JUSTINE.
– LE dîner ? Est-ce que monsieur y pense ?
LE
DOCTEUR. – Comment, j’y pense ; mais je t’affirme,
Justine, je vous affirme que je ne pense point à autre chose. Je
suis littéralement mort de faim. Pensez
donc, dix lieues à cheval, dans cet affreux pays sans routes et sans
chemins, cela creuse, et, dîner prêt ou pas prêt, je m’attable.
Il y a bien quelque part, quelque chose à se mettre sous la dent.
JUSTINE.
– Pas ça, monsieur, mais j’allume mon fourneau, et dans deux
heures, si le coeur vous en dit, vous pourrez dire votre Benedicte.
LE
DOCTEUR. – Ah ! voilà qui est un peu fort, par exemple !
sept heure du soir, rien sous la dent depuis ce matin, et quand je
rentre, maison vide. D’abord, où est madame ?
JUSTINE.
– Ah ! madame, elle est bien heureuse.
LE
DOCTEUR. – Et qui donc en douterait, Justine ? Est-ce qu’elle
n’a pas toutes ses fantaisies ; est-ce que je ne cède pas à
tous ses caprices ? Seulement, je trouve qu’on en use un peu
légèrement avec moi et que quand j’ai passé une journée dehors,
par ce temps, ce serait la moindre des choses de trouver en rentrant
la soupe sur la table.
JUSTINE.
– Comme monsieur est matériel et se préoccupe peu de la
nourriture de l’intelligence !
LE
DOCTEUR. – Comment ? que dites-vous là, Justine, la
nourriture de l’intelligence ? Mais je n’ai appris, nulle
part, que cela pût rassasier un homme affamé.
JUSTINE.
– Ah ! monsieur ne marche plus avec son temps, cela se voit.
Il sacrifie aux vieilles coutumes et aux vieux usages, sans avoir
l’air de se douter que le monde marche et que nous prenons
dans la société, la place qui,
jusqu’ici, nous avait été injustement dérobée.
LE
DOCTEUR. – Qu’est-ce que c’est que tout ce galimatias ? Le
couvert, Justine, et sans tarder. Et d’abord que l’on mène la
bête à l’écurie. Elle est en sueur et pourrait attraper du mal.
Dites à Baptiste qu’il la bouchonne, et si Baptiste n’est pas
là, bouchonnez-là vous-même.
JUSTINE.
– Moi, monsieur, moi, panser Bichette !
LE
DOCTEUR. – Assez, assez, je vous prie, et prévenez madame que je
l’attends.
JUSTINE.
– Mais madame n’est pas à la maison.
LE
DOCTEUR. – Comment, madame
n’est pas à la maison ? Mais où diable peut-elle être, à
cette heure ? Est-ce que son devoir ne serait pas de m’attendre,
quand j’ai trimé toute la journée…
JUSTINE.
– Les vilains mots dont vous usez là, monsieur, on voit bien que,
de votre temps, l’enseignement secondaire était joliment négligé.
Quant à madame, qui me forme et qui m’apprécie, elle assiste en
ce moment, à une conférence faite par une dame, sous la présidence
du député de la circonscription, sur la nécessité d’instruire
les filles comme les hommes. Ah ! monsieur, quel malheur que je
ne sois pas née vingt ans plus tôt : C’est moi qui serais
savante et qui dévorerais les bibliothèques au lieu de passer les
journées à faire le ménage, la cuisine et aussi à décrotter vos
bottes qui n’ont plus figure humaine.
LE
DOCTEUR. – Assez, à la
fin, il faut que cela cesse. Je suis mort de faim, et il faut que je
mange ; donc, sers-moi.
JUSTINE.
– Encore ce tutoiement, monsieur !
LE
DOCTEUR, furieux.
– Au diable la pécore !
Que l’on m’obéisse et rondement ! Où en sommes-nous, mon
Dieu ! Où allons-nous ? Des femmes savantes et des bonnes
raisonneuses, quand il n’y a pas, dans la commune, un chemin
praticable pour un honnête homme et son cheval. (En ce moment entre
Mme Lévêque) Ah ! c’est vous, ma chère ? Franchement,
je suis heureux de vous voir. M’expliquerez-vous…
Mme
LÉVÊQUE.
– Quoi donc, monsieur ?
LE
DOCTEUR. – Comment, quoi
donc ? Mais vous ne voyez donc pas qu’il est sept heures du
soir, que je suis rompu, que je n’ai rien goûté depuis ce matin,
et qu’il n’y a rien, ni couverts
sur la table, ni nourriture à la cuisine.
Mme
LÉVÊQUE.
– Oh ! Mon ami, quel
homme vous faites, et que vous seriez autre, si, au lieu de passer
votre temps à faire des scènes, vous preniez quelque part au
mouvement intellectuel qui entraîne notre pays vers des destinées
nouvelles.
LE
DOCTEUR. – Après dîner,
Joséphine, je ne dis pas ; mais, en ce moment, j’aimerais
mieux prendre autre chose.
Mme
LÉVÊQUE.
– Mon bon ami, j’ai commandé le dîner exceptionnellement pour
huit heures ; ne pouvez-vous attendre jusque-là, sans faire la
grimace ? Ah ! Si vous saviez quelles belles choses je
viens d’entendre !
LE
DOCTEUR. – Voulez-vous ma
façon de penser ? Je m’en bats l’oeil, et n’y eût-il
qu’un œuf dans toute la maison, que je le préférerais, pour le
moment, à toutes vos simagrées.
Mme
LÉVÊQUE.
– Mes simagrées, il a dit mes simagrées ! Mais malheureux,
vous n’avez donc jamais entendu Melle Léocadie ?
LE
DOCTEUR. – Melle Léocadie,
connais pas.
Mme
LÉVÊQUE.
– Vous ne connaissez pas Melle Léocadie, une jeune personne de
Paris, ayant tous ses diplômes, et qui, en une heure et demie, vient
de nous confondre par son savoir. Ah ! M. Lévêque, quelle
belle chose que la science !
LE
DOCTEUR. – Je ne dis pas,
je ne dis pas et d’autant plus belle pour nous qu’elle aide à
faire marcher la maison ; mal c’est vrai, mais ce n’est pas
ma faute.
Mme
LÉVÊQUE.
– Que de siècles perdus, jusqu’à ce jour, et que de réformes à
faire, en tout et partout, jusque dans la médecine.
LE
DOCTEUR. – Ah ! Bah !
Mme
LÉVÊQUE.
– Comme j’ai l’honneur de vous le dire. Vous croyez tout
savoir, monsieur Lévêque, eh bien ! Vous ne savez rien, et
c’est pour vous prouver votre ignorance que l’État s’est enfin
décidé à nous faire instruire nous-mêmes.
LE
DOCTEUR. – Je ne dis pas le
contraire, mais enfin vous comprendrez bien, ma chère, qu’à
certaines heures, le savoir ne remplace point la broche, quand on a,
comme moi, l’estomac dans les talons.
Mme
LÉVÊQUE.
– Monsieur Lévêque, vous ne m’avez jamais comprise.
LE
DOCTEUR. – Et je vous
comprends de moins en moins, car enfin, vous devriez savoir, madame,
malgré toutes les sottises dont on vous farcit l’intelligence,
qu’une femme se doit à son mari, avant d’aller entendre les
billevesées d’une demoiselle Léocadie.
Mme
LÉVÊQUE.
– Les billevesées de Léocadie ! Et voilà comme un médecin
traite la science ! Monsieur Lévêque, j’ai le regret de vous
le dire ; mais si cela continue, nous divorcerons. Les
billevesées de Léocadie !
LE
DOCTEUR. – Comme vous
voudrez. Aussi bien j’aime autant vivre à l’auberge. Peut-être
aurai-je des chances de trouver le dîner prêt en revenant de
course. A moins cependant que la femme de l’aubergiste ne se mette
également en tête d’abandonner sa cuisine pour les conférences.
Ah ! Çà, définitivement, dînons-nous ?
Mme
LÉVÊQUE.
– Oh ! Les hommes, les hommes, les hommes…
LE
DOCTEUR. – Et caetera, le
reste comme dans le Mariage de Figaro,
un changement de sexe et voilà tout. Après tout, madame, c’est
peut-être ce que vous rêvez.
Mme
LÉVÊQUE.
– Nous rêvons quelque
chose de mieux que cela. Ni infériorité, ni suprématie, monsieur
Lévêque, mais égalité complète devant la loi et devant la
science.
LE
DOCTEUR. – Et pourquoi pas
devant la nature, Joséphine, pendant que vous y êtes ? Mais,
dites-moi, depuis ce matin, vous n’avez pas été sans prendre
quelque chose, ou vous auriez eu grand tort. Il ne faut pas jouer
avec l’hygiène, ma chère, fût-ce pour entendre tous les orateurs
de votre sexe parler sur tout ce qu’ils savent et aussi sur ce
qu’ils ignorent ; aussi, vous me permettrez de sonner Justine.
(Il sonne. Justine paraît.) Est-ce prêt ?
JUSTINE.
– la soupe est sur la table.
LE
DOCTEUR. – Il n’est pas
trop tôt. Et Bichette ?
JUSTINE.
– Baptiste lui a donné une
demi botte.
LE
DOCTEUR. – Qu’il l’a
donne toute entière ; elle ne l’a pas volée, la pauvre bête.
Quels chemins, ma chère, quels chemins ! Et dire que
conseillers d’arrondissement, conseillers généraux, députés,
etc. se moquent de cela comme de l’an quarante !
Mme
LÉVÊQUE.
– Dame ! Ils ne
peuvent pas tout faire à la fois. Ils nous émancipent, M. Lévêque,
et cela suffit à leur gloire. Plus tard ils s’occuperont des
chemins.
LE
DOCTEUR. – Quand vous serez
à la Chambre.
Mme
LÉVÊQUE.
– Et pourquoi pas ?
LE
DOCTEUR. – Ou bien quand
vous ferez mes visites. En attendant, je suis rendu, ma chère, et si
vous le voulez bien, nous passerons dans la salle à manger. (On
sonne à plusieurs reprises.)
JUSTINE.
– Ce sont des malades qui viennent pour consulter.
LE
DOCTEUR. – Adressez-les à
Melle Léocadie. Ce potage vous a un parfum...
Mme
LÉVÊQUE.
– Matérialiste !
Comme il est temps que nous changions tout cela.
Jean de Nivelle, « Un intérieur en l’an 2000 », in Le
Soleil, huitième année, n°
23, 24 janvier 1880.
dimanche 1 décembre 2019
[Critique] M. Suyéhiro, Le Japon en 1907 (1894)
Sur la première page du Journal des débats daté du 3 octobre 1894, on trouve un petit article consacré à la recension d'un roman d'anticipation signé M. Suyéhiro et ayant pour titre (traduit) Le Japon en 1907. Ce qui est particulièrement intéressant dans ce petit article, c'est de lire l'expansion du genre qualifié par le journaliste de "littérature futuriste" (reprenant ainsi une expression forgée en par Félix Bodin dans sa préface au Roman de l'avenir, 1834), de voir mentionnée l'idée que l'anticipation se développe au fur et à mesure que les terras incognitas disparaissent, et de mesurer la circulation d'écrits (manifestement non traduits) à travers le monde sur le thème de l'anticipation.
AU JOUR LE JOUR
UN ROMAN JAPONAIS
Nous entendrons, si vous le voulez, par « littérature futuriste » celle qui transporte dans un temps à venir plus ou moins lointain le sujet de ses fictions et nous constaterons que ce genre de littérature fleurit en ce moment d'un bout du monde à l'autre. Jadis, quand la surface de notre globe était mal connue, il suffisait a un auteur, qui désirait avoir ses coudées franches et n'être gêné par aucune réalité, d'imaginer une société chimérique quelconque dans une région quelconque où personne n'avait été voir, – que ce fût l'Atlantide ou que ce fût l'Eldorado – maintenant que l'agence Cook promène ses touristes au Zoulouland, il a bien fallu trouver un nouvel asile aux fantaisies des satiriques ou des utopistes ; de là, cette multitude d'œuvres qui se déroulent en des époques qui ne sont pas encore. L'Amérique, l'Angleterre, l'Allemagne, la France ont déjà passablement usé du procédé « futuriste ». Voici que les écrivains de l'Extrême Orient se mettent, à leur tour, à exploiter cette veine, et que M. Suyéhiro publie un Japon en 1907, qui peut se classer dans la même catégorie que les ouvrages de Mercier ou de M. Bellamy.
Si nous en jugeons par la courte analyse que donne la Nouvelle Revue du roman de M. Suyéhiro, il doit être extrêmement curieux comme document sur l'état d'esprit actuel des vainqueurs de Ping-Yang. Cette race énergique, active et intelligente, s'est brusquement façonnée à notre civilisation occidentale; elle a retiré de son effort des avantages appréciables, aujourd'hui plus que jamais, mais sa rapide ascension paraît aussi lui avoir donné en sa puissance une foi illimitée et quand un des personnages de M. Suyéhiro, l'amiral Yamaguchi, parle avec détachement d'une guerre possible contre « la Chine, la Russie ou l’Angleterre », peut-être marque-t-il un tempérament quelque peu prédisposé à l'illusion, en plaçant sur une seule ligne trois facteurs militaires aussi dissemblables.
Tel qu'il est néanmoins, par sa forme littéraire, par ses traits de mœurs, et par des bizarreries même comme celle que nous signalons, ce roman japonais semble digne d'être connu en Europe. Pourquoi la Nouvelle Revue qui nous l'a révélé, ne lui consacre-t-elle qu'une étude très succincte, à peine assez étendue pour nous le faire comprendre ?–
M. S.
M.S., "Un roman japonais", in Le Journal des débats politiques et littéraires,
3 octobre 1894.