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mardi 8 septembre 2020

Ernest Jaubert, Un prospectus en l'An 2000 (1890)

 Alors que l'on cherche toujours le secret de l'immortalité, Ernest Jaubert imagine en 1890 le problème inverse: tout le monde est quasiment immortel ce qui ne va pas sans poser de problèmes: épuisement des ressources, ennui, ... Heureusement un savant vient de mettre au point un "humanicide" permettant de résoudre cette grave question.

C'est sous la forme d'un prospectus commercial à la mode de la fin du XIXe siècle que l'auteur nous propose son texte.

 

UN PROSPECTUS EN L'AN 2000

(Actualité)


Monsieur,


Chacun sait à quel point, depuis les désastreux progrès de la science, il est devenu difficile, pour ne point dire impossible, de mourir.

Grâce aux Pasteur, aux Koch et autres grands malfaiteurs publics, toutes les maladies ont disparu, une par une, tuées par leurs propres microbes. On n'est jamais trahi que par les siens ! — La vieillesse, à son tour, a été abolie par les émules du sorcier Brown-Séquard. Et le nom est sur toutes les lèvres du savant qui, — suprême coup de grâce ! — inocula à ses contemporains (tous! tous!), pour prévenir la mort, le vaccin de la Mort.

Toutes causes d'anéantissement et de dégénérescence ainsi éliminées, nos membres, nos organes ont acquis une souplesse, une vigueur inouïes, encore accrues d'une génération à l'autre, et fixées par l'hérédité. L'homme est, aujourd'hui, réfractaire aux plus violents poisons. Sa peau est un tissu impénétrable, infrangible, inusable, contre quoi rebondissent, inefficaces, les balles des fusils les plus perfectionnés, et que n'entament plus les aciers les plus acérés. Les cheminées, en tombant des toits, s'émiettent sur le roc de notre crâne invulnérable. L'adverse fantaisie nous prend-elle de nous jeter du plus haut de la Tour Eiffel, c'est nous qui défonçons le pavé sans même nous luxer un orteil. Et c'est le voyageur enlisé qui, par un juste retour,dévore — et digère — les crabes accourus par myriades à sa curée. Les épidémies ? Elles n'atteignent et ne détruisent plus que les bacilles conservés par les savants, à titre de curiosité, dans les musées spéciaux. D'ailleurs, les trains et les paquebots sont si supérieurement machinés, qu'on ne peut plus ni dérailler, ni sombrer.

Donc, plus de mort naturelle ou violente, accidentelle on volontaire. Plus de guerre : car à quoi bon se battre, si l'on ne peut se tuer ? Plus de suicide : car comment se périr? Maintenant, nous respirons sous l'eau ; notre cou résiste avec succès à la pression des chanvres les mieux ourdis; l'arsenic nous sustente ; le feu même nous caresse agréablement l'épiderme, etc , si bien que les « Suicide-House » système Charles Morice, ont du renoncer à satisfaire leurs clients, inéluctablement condamnés à la vie forcée à perpétuité. Et rien n'est plus misérable à voir que ce fourmillement de plus en plus dru, sur la croûte terrestre de plus en plus inapte à les nourrir, d'êtres uniformément jeunes, immortels et faméliques.

On sent ce qu'un pareil état de choses offre de périlleux pour la société comme pour les individus.

La société y perd ce qui faisait sa gloire au bon vieux temps : les sauveteurs et les docteurs, les héros et les bourreaux. Sans compter qu'elle n'a plus, cette société Gigogne, de quoi subvenir aux besoins de ses trop nombreux enfants, que multiplie encore une surabondance d'étalons intarissablement puissants.

Quant aux individus, n'ayant plus à mettre sous leurs dents toujours plus aiguisées qu'une portion indéfiniment réduite de l'inextensible gâteau, ils sentent leur faim s'exaspérer et leur espoir décroître de l'assouvir jamais, jamais, JAMAIS !! Et comme ils se savent, d'autre part, à toujours jeunes, à toujours vivants, à toujours prisonniers de l'Immuable, — l'Imprévu, ce pain de l'âme éprise du seul Nouveau, leur manque comme le pain du corps.

La Faim, l'Ennui, incurables parce qu'éternels, voilà donc le double terme de ce stade prétendument éblouissant qu'une aveugle science ouvrit à l'Humanité !

Eh bien, ce mal que la science a causé, c'est la science qui le guérira. Sans se laisser rebuter par les vaines tentatives des multiples chercheurs qui, avant lui, ont voulu rendre le repos éternel à l'humanité dégoûtée d'une éternelle existence, un homme dont la gloire éclipsera bientôt toute autre gloire, a sacrifié ses veilles à la solution d'un problème apparemment insoluble. Ses expériences viennent enfin d'aboutir : il a retrouvé le secret perdu de la mort ! Oui, ce bienfait dont nous avaient frustes d'inconscients génies (!), nous en jouirons de nouveau ; grâce à sa découverte inespérée, chacun pourra, comme antan, mourir pour sa patrie, pour le plaisir, pour rien ! Et les temps refleuriront où l'ancien équilibre rétabli, les hommes mangeront à leur faim et prendront gaiement la vie, — sûrs d'en sortir à leur heure.

Or, n'allez point, Monsieur , crier inconsidérément à l'exagération! L’Humanicide Necat est une vraie panacée universelle, qui a raison des santés les plus invétérées, aux immortalités les plus indélébiles. De ce, l'attestation la plus irrécusable est fournie par les nombreux cadavres qui s'entassent journellement dans le laboratoire de l'inventeur, où chacun peut les voir à son aise (entrée libre).

Donc, aucun mécompte il redouter quant aux effets de ce miraculeux remède. Pour sa composition et son mode d'emploi, vous trouverez, Monsieur , les renseignements les plus satisfaisants et les plus détaillés au siège la

Société d’assurances contre la Vie

(Décès garanti.)

Le Directeur,

Signé : JAMESON.

Pour copie « éventuellement» conforme,

ERNEST JAUBERT. 

 

Ernest Jaubert, « Un prospectus en l'An 2000 »,

in Art et critique, n° 81, 13 décembre 1890.


 



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