En 1924, le journaliste Raoul Viterbo imagine le travail d'un éditeur en 1950. Comme dans beaucoup d'anticipations envisageant l'avenir du livre et de ses métiers, c'est l'industrialisation qui domine. Le livre est un produit de consommation mondialisé, objet de spéculations financières, fabriqué à la chaîne sous la direction d'un éditeur pour qui la littérature est sans doute un vieux souvenirs... Enfin, le format papier a été supplanté par le livre phonographié.
Dans les vastes bureaux de la maison Fleuron et Cie, l’une des firmes les plus modernes pour la confection, le commerce, la vente et l'exportation en gros de toute alimentation intellectuelle, bouquins, romans, études, brochures, traités, ouvrages scientifiques, discours politiques frigorifiés, etc...
Le petit salon d'atteinte est peuple de visiteurs qui font
antichambre. Des caisses portant des étiquettes avec la mention : New-York
Londres — Buenos-Ayres — Rome Madrid, etc.... sont rangées dans les coins, pour
l'instant Monsieur le Directeur répond au téléphone tandis qu'un haut-parleur
annonce le cours des livres, la hausse ou la baisse du papier, les titres des
romans qui font prime sur le marché et quelques renseignements sur les ventes
journalières dans le monde entier.
— Allo ! c'est vous monsieur Jaunet. Alors vous dites que le
roman de Boiraud monte, allons tant mieux ! Mettez trois panneaux-réclame pour
le nouveau lancement du « Chemin rose » ; que le titre passe
vingt fois par soir sur le piano lumineux avec le portrait de l'auteur en
pyjama et que dix mille affiches soient posées demain matin dans Paris. Compris,
n'est-ce nas ? Ah ! j’oubliais de vous dire, il faudra distribuer gratuitement,
sous forme de prospectus, les 75 premières pages du nouveau roman
scientifico-littéraire « L'Homme-nradium ».
Le garçon de bureau annonce un visiteur :
— Monsieur Smithson, directeur de l’« Exportation Littéraire
Américaine ».
— Faites entrer... Ah ! vous venez pour la commande, cher
monsieur, mais ce n’est pas encore tout à fait prêt. J'ai voulu vous livrer
avec les nouvelles machines et le départ commencera mardi. J'espère que vous
avez été satisfait du dernier envoi.
— Yes... pourtant, je dois vous indiquer que nous autres
Yankees, gens positifs et pratiques, nous avons, par contraste, un vieux fonds
de sensibilité. Nous lisons plus volontiers les livres romanesques. Votre
dernier envoi contenait des volumes d’une facture bien ennuyeuse...
— Attendez donc... (Et pressant, sur un bouton, M. le Directeur
déclencha aussitôt un appareil.)
— Ecoutez plutôt cette audition du deuxième chapitre d'un roman à
200.000 exemplaires que je vous livrerai bientôt, et vous m’en direz des
nouvelles.
Le photographe récite d'un ton nasillard le chapitre-réclame
annoncé par M. le Directeur.
— Très bien... très bien... bonne qualité, concéda le
représentant de l'Exportation Littéraire après l'audition.
— Voulez-vous faire un tour rapide dans nos ateliers axant de
partir ?
Et M. le Directeur prit les devants. Il pénétra dans une vaste
salle au milieu de laquelle cinquante personnes, hommes et femmes, tapaient, à
tour de bras sur une machine à écrire perfectionnée.
— Les ateliers de confection. Ici le dépouillement et le
classement des sujets intéressants et plus loin la fabrication des chapitres. Dans
l’autre salle, révision faite par une équipe de vieux littérateurs de l’ancienne
école. Il en faut encore pour la correction. Le dernier coup d'œil est donné
par trois membres de l'institut. Vous savez que nous avons réuni dans notre
maison les spécialistes les plus réputés et que notre production, j’ose le
dire, est une des plus avantageusement cotées sur la place. Nous débitons des
milliers de... tomes tous les ans.
Dans une autre salle, cinquante autres personnes font des croquis
et disposent des lettres sur le papier.
— Les bureaux de lancement et de publicité.
Mai- le garçon vient glisser deux mots à l’oreille de M. le
Directeur.
— .Je vous demande pardon, fait celui-ci, voici un de nos gros
«producers» qui me demande. Vous pouvez d'ailleurs assister à l'entretien.
— Bonjour Monsieur Charles Orviétan. Bonjour, ami cher, je suis
venu prendre vos conseils pour mon futur roman.
— Eh bien ! voilà, pour votre « prochain », je voudrais situer ça
au Japon, mais pas la terre des mousmés. Vous montreriez plutôt la magnifique
résurrection d'un peuple après une grand catastrophe. Pas trop d'amour dans
celui-là. Fourrez-moi du sport tant que vous voudrez et de la couleur locale.
Votre dernier ronron était un peu gris et laborieux. Surveillez ça. Il ne faut
pas que ce soit trop bien mais on ne doit pas sentir l’effort. Fabriquez
toujours dans l'honnête moyenne et vous serez sûr de ne pas vous tromper. Pour
le reste je m’en charge. Sur ce au revoir, mon cher. Excusez-moi, monsieur
Smithson, l’édition moderne est une chose terriblement absorbante...
Et en effet la sonnerie de trois téléphones automatiques réclame
impérieusement M. le Directeur dans ses bureaux... littéraires.
Raoul Viterbo, « Un éditeur en l’an de grâce 1950 »,
in Bonsoir, 31 mars 1924