C'est le cas de L'Eupantophone d'Henri Austruy publié en 1904 en feuilleton dans La Nouvelle Revue et repris en volume en 1905 chez E. Flammarion puis aux éditions de La Nouvelle Revue en 1909.
Ce roman sentimental présente un appareil tout à fait extraordinaire (tout au moins pour l'époque) qui a retenu l'intérêt de quelques critiques contemporains (à moins que l'auteur ait bénéficié de quelques amitiés médiatiques...) dont voici deux exemples.
L’Eupantophone, par H. Austruy. — E. Flammarion, éditeur. — Ne vous effrayez pas, ami lecteur, de ce titre rébarbatif. L'Eupantophone inventé par l’auteur est un phonographe fort ingénieux qui à l’aide de l’ouïe lit l’écriture ordinaire et l’impression typographique. Grâce à cet appareil, un savant aveugle, voit comme tout le monde. Henri Austruy marie, durant quatre cents pages, avec une virtuosité extrême, l’invraisemblance la plus... scientifique au réalisme le plus gai. Henri Austruy est un ironiste, mais c’est aussi un psychologue averti et ses notations révèlent un esprit profond sous leur apparence primesautière. Le succès de L'Eupantophone sera grand et classera Austruy, non seulement comme un des meilleurs de nos auteurs gais, mais comme un écrivain de premier ordre, à l’observation aiguë, au style pénétrant.
La Cité, bulletin de la Société historique et archéologique du IVe arrondissement, 1904
L'EU-PAN-TO-PHO-NE : ami lecteur, ne vous effrayez mie de ce vocable truculent et d'ailleurs bien sonnant. L'instrument qu'il désigne n'est autre qu'une serinette; mais, une serinette compliquée, perfectionnée, mue par l'électricité, capable de lire un livre ou un journal, comme vous et moi, je me trompe mieux que vous et moi, car elle est pourvue de tous les registres et selon votre caprice, sa voix sera d'or comme l'ancienne voix de Sarah, ou de rogomme, comme celle de la doyenne du pavillon de la marée. Seulement, ne vous y fiez pas; l'innocente serinette de nos pères n'a jamais tué personne et — comme vous le verrez — le perfide eupantophone est expert à foudroyer les femmes sensibles et curieuses.
Le savant M. Berthelot, opérant une expérience de thermochimie, eut l'oeil gauche désorbité par une explosion intempestive. Courageusement, il prit dans sa main cet oeil qui pendait au bout du nerf optique et le porta chez un chirurgien du voisinage qui le réintégra habilement en son habitacle primitif. M. Austruy blâme cette façon d'agir et démontre qu'en semblable occurrence, il est préférable de sacrifier l'oeil restant; car le patient, s'il sait s'y prendre, y verra mieux que devant. Ne criez pas au paradoxe ! Vous n'ignorez point cette loi admirable de la substitution des organes d'après laquelle les animaux, par exemple, qui vivent dans des endroits où la lumière ne pénètre pas, perdent leurs yeux inutiles et les remplacent par des palpes déliés. Il en va de même pour l'homme chez qui un sens atrophié est bientôt suppléé par le concours des autres sens. Dans le cas de cécité, l'ouïe peut suppléer à la vue; mais les vibrations lumineuses étant infiniment plus rapides que les vibrations acoustiques, il est nécessaire de les accommoder à l'organe de manière qu'on voie littéralement au moyen de l'oreille, comme on y voyait jadis au moyen de l'oeil. Le diapason, indispensable à cette transformation, est conçu sous forme de besicles lumineuses d'un dispositif très ingénieux.
Est-ce un roman que j'essaie d'analyser ici,- bien qu'il soit - difficilement analysable; est-ce une thèse scientifique ? — C'est un roman en vérité, un roman plein d'humour, d'observations piquantes et d'une imagination exubérante. Le héros de M. Austruy, Victor Beaucadet, l'aveugle voyant, l'inventeur de l'eupantophone, flanqué que d'un journaliste dépourvu de préjugés, Baillargal— dont le type est poussé à fond et qui m'a tout l'air d'un portrait d'après nature — flanqué de la maîtresse dudit journaliste, Virginie Lauria — une cocotte si réussie qu'elle pourrait bien être, elle aussi, un portrait —, part à la conquête de la toison d'or; c'est-à-dire d'une fiancée idéale qui doit être aveugle de naissance, rara avis in terris noslris. La conquête brillamment accomplie, Blancadet rend la vue à sa femme, le jour même des noces, en lui insinuant subrepticement le diapason dont il a tiré pour lui-même de si heureux effets. L'opération réussit à merveille et passe pour un miracle grâce à la collaboration intéressée d'un évoque, d'une somnambule, d'un préfet et d'un médecin. Les époux s'installent à Paris où la jeune, aimante et charmante Cecilia fait.. le plus mauvais usage du sens nouveau que lui a révélé son cher mari : la vue dont elle n'a encore qu'une expérience de débutante. Ainsi, elle prend pour un-membre de l'Académie française un croqué-mort dont la tenue correcte la séduit. Le croque-mort amoureux (rappelez-vous que Mme Ackermann a dit en très beaux vers les affinités de l'amour et de la mort) dépêche à la naïve Cecilia une déclaration enflammée qu'elle s'empresse de se faire lire par l'eupantophone. Mais cet instrument vertueux se révolte et foudroie l'innocente. Blancadet est accusé du meurtre de sa femme; il est jugé, il est acquitté. Inconsolable, il tombe dans une croque-mort dont la tenue correcte la séduit. Le croque-mort sorte d'indifférence comateuse.
J'ai déjà dit que ce roman, tout de fantaisie, se prêtait malaisément à l'analyse; mon compte rendu est -inapte à en traduire la savoureuse originalité et j'ai dû négliger nombre d'épisodes charmants. On a mené grand bruit autour de Wells ; on a chanté sur tous les tons sa prestigieuse imagination scientifico-humoristique. Nous avons notre Wells, qui est M. Henri Austruy et, à mon humble avis, il vaut bien l'autre.
René Samuel, "L'Eupantophone", La Chronique, février 1905.
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