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mardi 21 décembre 2021

Abraham Dreyfus, Devant le buste de Dumas (Propos de l'an 2000), 1879

Si ce petit dialogue théâtral doit retenir l'attention c'est moins pour les propos tout à fait classiques qui y sont tenus - la date anticipée servant à projeter dans les temps à venir des éléments d'actualité (ici littéraire et financière avant tout) - que par la présence du mot "téléphonoscope" en novembre 1879, soit trois ans avant son adoption par Albert Robida dans Le Vingtième siècle en 1882 (parution du premier épisode dans le périodique La Caricature daté du 2 décembre 1882).

Dramaturge et journaliste, Abraham Dreyfus est né en 1847 et mort en 1926 ce qui en fait le parfait contemporain d'Albert Robida (1848-1926).

Abraham Dreyfus s'est sans doute inspiré de la caricature "Edison's telephonoscope" de George du Maurier paru dans l'almanach Punch de 1879 (voir l'article sur le site Histoire de la télévision par André Lange) . A-t-il ensuite inspiré Albert Robida?

André Lange a consacré un long article à Abraham Dreyfus sur son site.

Dans "Devant le buste de Dumas (Propos de l'an 2000)", le téléphonoscope sert à diffuser des "réclames" pour les spectacles du moment, remplaçant avantageusement les affiches que l'on posait partout au XIXe siècle.

Quelques autres éléments conjecturaux sont présents tels les "bustes-calorifères" qui permettent aux spectateurs de se réchauffer ou les aéroscaphes qui sont les moyens de transport utilisés.


Ceux qui, comme moi, ont vu quelques œuvres importantes par le nombre d'actes, représentées sur la scène du Théâtre-Français, ont quelques chances de plus que les autres, même lorsqu'on ne les représentera plus, qu'il soit encore question d’eux à cause du buste en marbre que le Comité peut admettre, après leur mort, dans le foyer, les escaliers ou les vestibules. Si jamais cet honneur in est accordé, on placera probablement le buste que Carpeaux a fait de moi en face du buste que Chapu a fait de mon père, au pied du grand escalier. Nous regarderons alors, tous les deux, sans les voir, passer les belles personnes qui se rendront à leurs places, et, quand elles descendront, après le spectacle, peut-être l'une d’elles, en attendant sa voiture, arrêtera-t-elle nonchalamment son regard sur cette image de marbre et dira-t-elle quelque chose, n’importe quoi, à propos de l'homme ou de l’œuvre.

(Alex. Dumas fils, — Préface de l’Etrangère)

 

UNE DAME qui descend l'escalier, à son voisin. — Faites donc attention. Monsieur !

Le Monsieur s’éloigne sans répondre.

UNE AMIE DE LA DAME. — Qu'est-ce qu’il y a ?

LA DAME. — C’est cet imbécile qui marche sur ma robe !

LE MARI. — Que veux-tu ? Vous avez des traînes si longues, aujourd’hui !

LA DAME, furieuse. — Longues ! un mètre !... Tu appelles ça une traîne longue ?... Si tu avais vu celles qu’on portait autrefois... Elles étaient de deux mètres, de trois mètres...

LE MARI, riant. — Allons donc !

LA DAME. — Mais certainement ! Tu n’as qu’à aller voir jouer Madame Judic à la Nouvelle-Renaissance.

LE MARI. — Parbleu !... une opérette ! ce n’est pas sérieux.

LA DAME. — Je. te demande pardon ! c’est très sérieux, au contraire. Madame Judic n’est pas une opérette, mais un opéra comique comme la Belle Hélène.

LE MARI. — Oh ! Oh ! comme tu y vas ! La Belle Hélène ! une pièce de l’ancien répertoire...

LA DAME. — Madame Judic s’en rapproche... En tout cas, les costumes sont d’une exactitude absolue. Il parait qu'ils ont été copiés sur les gravures du temps.

LE MARI, riant. — C’est le directeur qui dit cela ! Si tu t’en rapportes aux réclames...

LA DAME. —Qu’est-ce que tu appelles des réclames ? Les quelques paroles que le téléphonoscope nous a transmises ce matin ? Il nous en arrive bien d’autres pour des spectacles qui sont beaucoup moins intéressants que celui de la Nouvelle-Renaissance.

UN AMI DU MARI, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. — Le fait est que les directeurs de théâtre abusent terriblement des réclames ; on ne sait pas jusqu’où ils iront avec cette rage d’annonces qui est particulière à notre époque. Il n’y a jamais rien eu de semblable au XIXe siècle, les directeurs se bornaient à faire apposer des affiches dans l’enceinte des anciennes fortifications...

LE MARI, d'un air savant. — Jusqu’à Saint-Cloud !

L’ACADEMICIEN. — Mais non ! Je vous parle des premières fortifications, celles de Louis-Philippe, qu’on a démolies en 1943 et sur l’emplacement desquelles on a construit les boulevards du centre...

LE MARI. — Ah ! bon ! bon !... à la place du nouveau Tortoni, enfin ?

L’ACADEMICIEN. — Tout juste !... Je vous disais donc que les directeurs du siècle dernier se contentaient de faire afficher leurs spectacles dans Paris, et d’envoyer des avis imprimés aux rares journaux qui existaient alors. C’est ainsi que j’ai retrouvé une note émanant précisément du directeur de l’ancienne Renaissance, un nommé Soning ou Fo Ning...

LA DAME. — Un Chinois?

L’ACADEMICIEN, gravement. — Peut-être ! Il faudra que j’élucide ce point. La note en question mentionnait simplement les recettes de quelques soirées : 5.000 francs... 5.500... 6.000...

L’AMIE, riant. — Que cela ?

L’ACADEMICIEN. — Ah ! dame ! les places ne coûtaient pas cher à cette époque : on avait une loge de quatre places pour 30 francs !

L’AMIE. — C’est incroyable !

L’ACADEMICIEN. — Il faut dire aussi que l’argent avait une tout autre valeur. Ainsi, dans les plus beaux quartiers, un appartement situé au cinquième étage, ne se louait pas plus de 3 ou 4.000 francs.

LE MARI. — Nous payons le nôtre 23.000 francs... au huitième !

LA DAME. — Et il n’est pas cher !

L’AMIE. — Je crois bien !

L’ACADEMICIEN. — Et si je vous disais qu’on pouvait dîner au restaurant moyennant 8 ou 9 francs par tête ?...

TOUS, avec incrédulité. — Oh !

L’ACADEMICIEN. C’est ainsi !... Bien mieux : j’ai retrouvé le prospectus d’un dîner à prix luxe coté 2 fr. 25 c.

LE MARI. — Pas possible !

L’ACADEMICIEN. — Je vous montrerai le prospectus ; il est ainsi rédigé : une demi-bouteille de vin, deux plats au choix, dessert, pain à discrétion.

LE MARI. Et ou avez-vous retrouvé ce curieux document ?

L’ACADEMICIEN. — A la Bibliothèque municipale, dans le fonds de réserve du département des Mœurs et coutumes de l’ancien Paris, station culinaire, tome IX du catalogue général, chapitre § 5, n° 473.

LE MARI, ébloui. — C’est extraordinaire !

LA DAME —   Quel savant vous faites, monsieur Chalambriard !

L’ACADEMICIEN, modestement. — Il faut bien travailler un peu !

LA DAME. — Dites : beaucoup !

L’ACADEMICIEN. — J’avoue, en effet, qu’il m'arrive assez souvent ,1'étrc très occupé. Ainsi, en ce moment, je travaille à mon grand glossaire d’Emile Zola...

LE MARI. — Comment dites-vous ?

L’ACADEMICIEN. —  Emile Zola... C’est un écrivain de la seconde moitié du XIXe siècle ; il a laissé quelques ouvrages qu’on ne lit plus aujourd'hui, mais qui sont très curieux au point de vue de la langue ; on y trouve des mots qui n’existent pas autre part.

LA DAME. — Si ces ouvrages ne se lisent plus, je ne vois pas l’utilité du glossaire.

L’ACADEMICIEN, souriant. — C’est que vous n'êtes pas philologue

LE MARI. — En effet !

L’ACADEMICIEN. — Il faut être philologie. Ainsi, je gage que vous ne connaissez pas le mot enquiquinement !

LE MARI. — Enquiquinement... Non ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

L’ACADEMICIEN. — Je n’en sais rien,

LE MARI. — Eh bien, alors !...

L’ACADEMICIEN. — Attendez ! C'est justement parce que je ne connais pas ce mot que je m’intéresse. Il tant que j’arrive à en deviner le sens. C’est à quoi je travaille depuis six mois,

LE MARI. — Six mois !

L’ACADEMICIEN. — Ah ! Ce n’est pas facile ! Vous allez en juger. La phrase qui a d’abord attiré mon attention était ainsi conçue ; « C'était un enquiquinent général... ... Enquiquinement ! J’ai cherché le mot dans les autres romanciers populaires de la même époque, dans Xavier de Montépin, dans Paul Saunière, dans Émile Richebourg... je n’ai rien trouvé. Alors, je l’ai cherché dans Zola lui-même... — Vous me suivez bien ?

LE MARI. — Je ne fais que cela !

L’ACADEMICIEN. — Et j'ai trouvé ces deux phrases : « Quel enquiquinement !... As-tu fini de m'enquiquiner ?... » Enquiquiner ! S'enquiquiner ! Un verbe actif et pronominal ! Je m'enquiquine, tu t'enquiquines, il s’enquiquine, nous nous enquiquinons... Quel trait de lumière !... Je croyais avoir trouvé !

LA DAME. bas, à son amie. — Il n’est pas amusant, le bonhomme.

L’AMIE. — Fais comme moi/ n'écoute pas.

L’ACADEMICIEN. — Eh bien, non ! je n'avais pas trouvé !... et j'en suis encore à chercher le radical de ces mots : enquiquinement et enquiquiner... Ça doit être quiquine... mais qu'est-ce que cela veut dire ?

LE MARI. — Quiquine ?... Ma foi ! je n'en sais rien... et à moins qu’on n’ait voulu mettre quinine.

L’ACADEMICIEN, vivement. — Mais oui !... Ca y est ! vous avez trouvé ! ...Quinine… remède contre la fièvre... principe du quinquina dont on a fait enquiquine. Enquiquinement, état d'une personne assoupie par la cuisine. Enquiquinement général. « As-tu fini de m'enquiquiner ? » c’est-à-dire : « Je n'ai plus de lièvre ; tu m’as fait absorber assez de quinine : laisse-moi tranquille... ne m’enquiquine pas davantage ! » (Avec joie.) J'y suis !... Je le tiens !... Mon glossaire est fait.

LA DAME, haut, à son mari. — Dis-moi, mon ami, est-ce que nous allons rester encore longtemps sur cet escalier ?...

LE MARI. — Patiente un peu, ma bonne... Il faut le temps d’aller chercher un aéroscaphe !

L’AMIE. — Si l'on en trouve !... Le soir, à dix heures, il n’y en avait plus un seul au-dessus du théâtre.

L’ACADEMICIEN. — Ah ! ces aéroscaphes !... Ils ne marchent plus du tout. Vous verrez qu'on en arrivera à regretter les anciens chemins de fer !

UN AMI, qui n’a pas encore pris part à la conversation. — A propos, vous savez que Philippart[1] est revenu ?

LE MARI. — Philippart, le financier ?

L’AMI. — Sans doute ! le dernier des Philippart, l’arrière-petit-fils du grand Philippart, de celui qu'on a appelé le Law du \iv siècle...

LE MARI. — Oui... eh bien ?

L’AMI. — Eh bien, après quatre ou cinq débâcles successives, il est parvenu à rembourser intégralement les dix-neuf cent cinquante-trois millions dont il était encore débiteur : le revoilà à la tête du marché européen. Et sa situation étant plus solide que jamais, il va fonder un nouvel établissement de crédit : la Banque universelle, quinze cents millions d’actions à mille francs chaque. Elles sont déjà cotées à trois cents francs au-dessus du pair.

LE MARI, vivement. — Est-ce qu’on peut encore en avoir ?

L’AMI. — A treize cents francs !... C’est bien difficile... Enfin, je tâcherai.

LE MARI, suppliant. — Oh ! oui... hein ?... tâchez !

LA DAME. — Et cet aéroscaphe qui n’arrive pas !

LE MARI. — Mais ne t’impatiente donc pas, ma bonne ! Est-ce que tu as froid ?...

LA DAME, avec aigreur. — Assez... oui !

LE MARI, avec bonhomie. — Ce n'est pas ma faute... c’est toi qui as voulu venir au Théâtre-Français !

L’AMIE, riant. — Et un jour de classiques, encore !

LE MARI. — Je l’avais prévenue ! Le Mariage d'Olympe et Célimare le Bien-Aimé. Mais elle a voulu venir quand même...

LA DAME. — Je tenais à voir Brascol dans le rôle de Célimare.

L’ACADEMICIEN, soupirant. — Ah ! c’est Coquelin qu’il fallait voir dans ce rôle-là ! J’étais bien jeune quand je l’ai vu, en 1928 ; mais son souvenir est resté là... (il se frappe le front.)

LE MARI. — Comment ! Coquelin jouait encore en 1928 ?

L’ACADEMICIEN. — Mais non ! Je vous parle du fils !... de celui qui a repris tous les rôles de son père, Coquelin aîné jeune, comme on l'appelait... Ne pas confondre avec les Coquelin cadet jeune... c’est une autre branche. D’abord, le Coquelin cadet qui a joué en même temps que mon Coquelin aîné à moi, n'était pas le fils du fameux Coquelin cadet dont vous voyez le portrait au foyer du théâtre. Celui-ci n’a eu qu’une fille, qui a épousé en 1907 un aide-major des Plongeurs militaires. Le Coquelin cadet que j’ai vu dans mon enfance n'était que son filleul et s’appelait en réalité Salourgeat.

L’AMIE, souriant. — Comme vous êtes renseigné sur cette dynastie, Monsieur !

L’ACADEMICIEN. — C’est tout naturel ; j’ai eu la passion du théâtre !

LE MARI, à sa femme. — Te réchauffes-tu un peu, ma bonne ?...

L’ACADEMICIEN. — Tenez, Madame... mettez vos pieds devant la bourbe de chaleur... C’est très commode, ces bustes-calorifères.

L’AMIE. — Qu’est-ce qu'il représente, celui-là?

LE MARI. — L'auteur de la pièce que l’on vient de jouer, je crois... A l'académicien. N’est-ce pas ?

L’ACADEMICIEN. — Non Célimare est de Labiche ; et si je m’en rapporte au remarquable portrait que notre confrère M. Othenin d'Haussonville petit-fils a tracé d’Alphonse Daudet, cette tête puissante appartiendrait plutôt à l’illustre auteur des Rois qu'on rappelle.

UN HABITUÉ DU THÉÂTRE, qui passe à ce moment. — Vous faites erreur, Monsieur, ce buste est celui d’Alexandre Dumas fils.

L’ACADEMICIEN. — Vous en êtes sûr, Monsieur ?

L’HABITUÉ, souriant. — Le buste du père est en face... il n’y a pas à s’y tromper.

UN COLLEGIEN. — Ah ! Dumas père !... Je le connais, celui-là ! On m'a fait copier cinq cents vers dans Charles VII chez ses grands vassaux... Ce n’est pas drôle !

L’ACADEMICIEN. — Qu'est-ce que vous auriez dit, mon jeune ami, si on vous avait fait traduire en vers latins, comme à moi autrefois, la grande tirade des pêches du Demi-Monde !

L’AMIE. — A propos, est-ce qu’il n'a pas été question de reprendre Monsieur Alphonse ?

L’ACADEMICIEN. — Heu ! heu !... c’est bien anodin !... Je crois qu’on se contentera de le jouer aux matinées internationales de l'Ambigu, avec la reprise d'une pièce peu connue, mais très curieuse, parait-il, et qu’on appelle les Cloches de Corneville.

UN DOMESTIQUE, accourant. — Madame, l’aéroscaphe est dans le vestibule.

LA DAME. — Enfin !

L’ACADEMICIEN. — Vous devez avoir chaud, maintenant ? (Au mari.) Ces bustes-calorifères sont si commodes !

LE MARI. — Oui... je ne vous dis pas... mais il leur manque quelque chose !

L’ACADEMICIEN, surpris. — Quoi donc ?

LE MARI, gravement. — Une petite rigole tout autour pour faire égoutter les parapluies.

 

Abraham Dreyfus, « Devant le buste de Dumas (Propos de l’an 2000) »,

in La Vie moderne, 22 novembre 1879

 



[1] Il s’agit de Simon Philippart, financier créateur de nombreuses compagnies de chemin de fer qui a fait faillite en janvier 1877.

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