L'anticipation s'attache à traiter de tous les sujets parfois de manière humoristique. "Bars et Brasseries", billet publié en 1885 dans le journal La caricature dont le rédacteur en chef était le grand Albert Robida, imagine les troquets . Cela devrait faire sourire Nicolas attaché à La Comète plus qu'aux divers bars à thèmes de Paris et sa banlieue. Le voyage vers le futur se déroule grâce à l'entremise d'une "somnambule" qui a la capacité de voir l'avenir, la machine à explorer le temps d'HG Wells ne sera révélée qu'en 1895... Après l'eau pure disparue en 1910 dans le texte "Un repas en 1910" d'Alfred Capus, voici l'avenir des bars et brasseries!
PROPOS DU JOUR
BARS ET BRASSERIES
On sait qu'aujourd'hui la mode est aux brasseries bizarres ou terrifiantes, aux auberges du bon vieux temps, ou aux bouges de l'ancien Paris.
Entre Salis avec ses garçons académiciens, et Lisbonne avec ses forçats et ses garde-chiourme, se meut toute une pléiade d'aimables plaisantins qui vendent des bocks dans un décor plus ou moins moyen âge.
Ça avait commencé par les brasseries à femmes, mais les femmes c'est bien moderne — celles qui sont antiques, du reste, ne font point recette — et c'est alors qu'on a eu l'idée d'exploiter le moyen-âge, les bagnes, les pontons.
En présence d'une tendance si bien marquée, nous avons été dare-dare consulter la somnambule ordinaire de la Caricature qui a bien voulu gentiment nous dévoiler l'avenir.
L'aimable somnambule nous a invité à venir faire un tour de boulevard avec elle.
Nous sommes en 1950.
Le boulevard a toujours le même aspect et nous reconnaissons parfaitement la plupart des maisons.
— Regarde par ici à droite, me dit ma charmante introductrice.
— Là!... c'est le café de Suède.
— Non, la brasserie du Groenland; ce n'est pour ainsi; dire qu'un immense bloc de glace artistiquement creusé. — Il y a des cabinets particuliers pour les amoureux.
On s'assied sur la neige durcie et on prend un bock sur une banquise.
— Et le service?
— Il est fait par des ours blancs...
— Véritables?
— Non, pas ceux-ci. Le patron de l'établissement avait bien eu cette idée géniale de dresser de vrais ours à porter des bocks, mais ces animaux se montraient capricieux en diable et de temps en temps ils consommaient les consommateurs avant que ceux-ci eussent payé — ce qui causait une perte sensible au patron. Il a donc fallu se résigner à employer des garçons recouverts simplement d'une admirable pelure d'ours... Pour ceux qui ne sont pas avertis, cela fait le même effet.
— Et puis, on peut prendre son bock plus tranquille.
— Regarde par ici maintenant
— A côté des Variétés ?
— Oui, c'est un bar très à la mode; le bar des Décapités... Tu vois, les garçons sont très;alertes, bien qu'ils n'aient point de tête. Ils portent tous un élégant costume de condamné à mort après l'exécution. On passe leur, chemise et leur cou au carmin de temps à autre : c'est adorable de réalisme. Le patron a pris un brevet pour le truc grâce auquel il transforme instantanément ses garçons en décapités.
— Et c'est plein de monde par ici ! C'est égal, ils ont une drôle de manière de se divertir en 1950.
—Remarque la forme des bocks.
— Mais ce sont des têtes !
— Parfaitement imitées ; le garçon sert ainsi à boire dans sa propre tête, c'est charmant.
— Allons un peu plus loin, ma bonne somnambule tout ceci n'est point d'une gaieté folle.
— Tiens, voici la brasserie des Tortures où on ne peut prendre une consommation qu'après avoir été tenaillé, martyrisé, roué, écartelé — tout cela très légèrement, bien entendu. Là, quand on veut boire un bock, un garçon vous couche par terre, vous fourre une ouillette dans la bouche et v'lan ! on y verse le bock... c'est la question préalable, ça coûte en plus dix centimes de pourboire.
Voici un peu plus loin le bar des Vidangeurs.
— Très suave.
— Les garçons portent l'uniforme de l'ancienne Compagnie Richer ; les tonneaux de bière ont la forme des... autres tonneaux; et quand on veut un bock, un employé crie d'une voix de stentor :
« Pompez !
— Merci, ma bonne somnambule, je n'ai plus soif.
— Veux-tu voir maintenant l'estaminet des Ecorchés c'est gentil et très coquet, les garçons ont le costume de l'emploi.
—Non, de. grâce, j'en ai assez.
— Ah! pour le coup, voici un établissement suave... une brasserie de jeunes filles...
— Eh ! mais, nous avions ça dans le temps.
— Non, une brasserie servie par des rosières authentiques, elles ont leur certificat cousu sûr l'estomac.
— Diable ! et on ne peut le détacher?
—Non! impossible; aussi il n'y a personne dans l'établissement.
— Mais- qu'est-ce que j'aperçois là-bas?... je reconnais ça... c'est...
— Un café... oui, un vrai café avec ses divans, ses glaces et ses dorures, une résurrection du siècle dernier et çà fait fureur.
— Bravo! à la bonne heure... et si cela a tant de succès que vous le dites, ô somnambule...
— Eh bien ! dame, il arrivera qu'il n'y aura plus que des cafés.
— Comme autrefois !
— Tu l'as dit.
Ici, la somnambule se réveilla, et il nous , fut impossible d'en savoir davantage.
YORICK
La Caricature, n° 306, 7 novembre 1885, p 355 - 358