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mardi 2 septembre 2014

Au Temps où les femmes régneront (1918)

Les journaux de tranchées et les journaux de prisonniers de la Première Guerre Mondiale recèlent quelques anticipations. Certaines visent à galvaniser les troupes en présentant un avenir radieux dans lequel l'Allemagne est écrasée et la paix règne, d'autres sont destinées à faire sourire pour remonter le moral. 
Le Canard, Journal des prisonniers de guerre publié en français à Nüremberg propose un petit texte qui nous montre un futur dans lequel les femmes dominent. Les éléments anticipés sont faibles : la date (1930), l'annonce d'une guerre de quinze, l'inversion de l'ordre des sexes dans la société mais ils témoignent d'une certaine vision des rapports sociaux. L'idée de la substitution de la domination féminine à celle des hommes dans un futur plus ou moins proche se retrouve aussi dans "Le féminisme en 1958" de Clément Vautel (1918, lire le texte) avec une vision masculine voire machiste mais "En 2013" une pièce de Mrs Hemmick (1913, lire la critique) qui plutôt l'égalité entre les sexes que la domination de l'un sur l'autre.


Au Temps les femmes régneront.
(Conte Futur)

En 1930, les femmes, lassées de leur
servitude et profitant de
l'irrémédiable pénurie d'hommes
résultat de la «Grande Guerre de Quinze Ans»
renversèrent l'autorité masculine
et installèrent la leur en lieu et place
Les journaux.



Je poussai la porte du café d'un geste timide et honteux, et je m'empressai de gagner le fond, où je savais trouver Hortense, ma femme, et son habituelle société de dames avec lesquelles, chaque soir, elle se complaisait dans d'interminables manilles. Elle m'aperçut et je lui souris, encore qu'elle fit son œil noir, précurseur des violents orages conjugaux. J'usai alors du stratagème que je lui avais vu employer autrefois avec succès quand les femmes subissaient la loi des hommes, et qui consiste à parler à mots doux et à montrer figure agréable alors qu'on voudrait mordre et même tuer.
Ma chérie, lui dis-je, d'une voix que je m'efforçai de rendre mélodieuse, j'ai couché les deux petits. Si tu les voyais dormir, tranquilles et souriants! Quel joli tableau! Tout à. L'heure, avant de venir te chercher, je ne me rassasiais pas à les regardera
La fibre maternelle ne vibra point; mais un mot brusque, sec comme une gifle, m'interrompit. Je tombai mal, dans une de ces passes de jeu, où toutes les facultés se concentrent en vue de la réussite suprême, je m'assis, et me disposai à la longue attente qui, sûrement, allait suivre.
Les coups rapides se succédaient, excitant un intérêt majeur chez chacune des manilleuses, à en juger d'après l'animation fiévreuse que reflétaient leurs traits, et, agrémentant la partie, des expressions vives, familières se croisaient, que je saluais au passage comme de vieilles connaissances, pour les avoir employées moi-même autrefois, au temps de notre domination.... La passe terminée, on en apprécia les péripéties, temps de repos qu'on marqua par des libations. Parce qu'elle gagnait, Hortense me témoigna tout de même quelque pitié; et me fit servir une consommation. Alors, ces dames prirent leur verre en mains et, galamment, me convièrent à boire avec elles.
Le jeu reprit avec acharnement. Pour passer le temps, je jetai les yeux autour de moi. Aux tables voisines se tenaient des personnes du sexe, gui ne jouaient pas, pour la plupart, mais discutaient violemment, en frappant sur le marbre d'un poing exercé, je crus comprendre qu'il s'agissait d'élections qui devaient être prochaines. Comme je m'en informai timidement auprès d'Hortense, elle me répartit aigrement:
»De quoi te mêles-tu? Ca te regarde maintenant les élections et le gouvernement? Depuis que vous n'y êtes plus, est-ce-que ça ne marche pas aussi bien?
Je pensai qu'en effet «ça marchait aussi mal», mais je n'osai le formuler en une phrase vengeresse, parce que j'avais conscience de notre faiblesse à nous, les hommes; et, l'âme servile, je suivis la partie, partageant avec une complaisance résignée les émotions diverses que créait le jeu chez ces natures «virilisées», dont l'autorité despotique et brouillonne avait remplacé la nôtre ....



T. « Au Temps où les femmes régneront », in Le Canard, Journal des prisonniers de guerre, n° 25, dimanche 13 janvier 1918, Nüremberg, illustration anonyme [non reprise ici]
Source du texte: Gallica

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