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lundi 6 avril 2015

Luc Durtain, Dans cent ans (critique du livre de Bellamy)

Luc Durtain a écrit quelques textes relevant de la science-fiction parmi lesquels Voyage au pays des Bohohom (1938). Il a aussi critiqué des textes de science-fiction. En 1939, il évoque Dans cent ans (version originale : Looking Backward, 1888, première traduction française 1891) de Bellamy en ces termes élogieux:


Lorsqu'un livre atteint à un succès immense, universel, les circonstances de la parution ces sent de jouer : il faut chercher la cause du triomphe dans les qualités intrinsèque de l'œuvre. Or Looking backward (1), ou, si l'on veut, Cent ans après, du romancier américain Edward Bellamy, a été vendu à plus d'un million d exemplaires, traduit dans toutes les langues ; et des « Sociétés Bellamy » ont essaimé dans le monde entier. Après un demi-siècle, son action n'est pas épuisée.
Depuis Thomas Morus, et son roman l'Utopie, que de récits imaginaires nous ont proposé une société idéale !
Il suffit de rappeler la Cité du Soleil, de Campanella, ou l'icarie, de Cabet. Plus direct, Bellamy nous transporte dans Boston de 1887 dans celui de l'an 2000.
Pour qui connaît le Boston actuel — les immenses souffles brumeux qui attaquent la pyramide de Bunker Hill, la vision de Mystic River, et de l'Université de Harvard, les îles et les ports hérissés de mécaniques — le lieu de cette anticipation est choisi d'assez adroite façon ! Boston, avec sa société très fermée, ses admirables et coûteuses musiques, son intellectualité raffinée, parmi un mercantilisme suffocant, est une des villes les plus « vieille Amérique » du nouveau Continent.
Le thème de Bellamy est fort simple, Julien West, un jeune homme de la meilleure, de la plus conventionnelle société bostonienne, s'endort d'un sommeil cataleptique. Il se réveille cent treize ans après, en l'an 2000, dans une société entièrement nouvelle.
Le bon docteur Leete la lui explique et la jeune Edith se chargera de l'y attacher.
Quels sont les traits essentiels de cet âge futur ? On n'y trouve plus, ni monnaie, ni salariat, ni lutte féroce entre les capitaux. L'Etat a mis la main sur toutes les formes de l'industrie et du commerce. Tous les citoyens sont tenus, de vingt et un à quarante-cinq ans, à un service obligatoire dans l'armée du travail. Ensuite, commencent leur vie libre, les occupations nettes et indépendantes.
Bellamy, dans cette rigoureuse uniformité, sauvegarde avec soin la liberté des lettres, des arts, des sciences. Et il sait compenser l'aisance agréable, mais un peu limitée, dévolue à n'importe quel citoyen, par la splendeur des édifices et des divertissements publics.
Il faut étudier ce tableau extrêmement ingénieux, circonstancié et précis, où l'on trouvera les anticipations les plus prophétiques comme celles de la T.S. F., tort excellemment décrites.
Mais, ce n'est point par de tels détails, si curieux soient-ils, que vaut surtout le livre de Bellamy. C'est par le sentiment plein et magnifique de l'abondance. « Cette abondance dont, en Amérique, les technocrates surtout, et en France Jacques Duboin, se sont fait les prophètes : abondance qui est, sans nul doute, devant nos yeux aveugles, le fait le plus important des temps actuels. »
L'humanité a fait fortune. Elle a fait fortune au point du pouvoir consacrer à des dépenses improductives et destructrices — celles des armements — une large part de ses forces. Elle est arrivée à produire aisément en laissant inemployés des millions de chômeurs. Elle doit même restreindre ou détruire toute une part de sa production, tandis que les misères s'accroissent. Une époque d'abondance gouvernée par les règles du temps de pénurie, voilà le spectacle extravagant que nous avons devant les yeux.
Le livre de Bellamy est fait pour dessiller nos paupières. Il a cette force de ne pas s'adresser seulement à notre raison, mais à notre cœur. Un tel ouvrage a sans doute quelque chose à dire à chacun de nous.

(1) Edition Fister

Luc Durtain, « Cent ans après », in Marianne, 29 mars 1939







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