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samedi 31 mars 2018

Cami, Mister VU, Gentleman-dessiné interviewe l'invalide à la tête de bois (1928)

Le magazine VU a publié différents articles relevant de la conjecture. S'il s'agit souvent de prospective, il peut y avoir aussi de la fiction. On pourra discuter du classement du texte suivant dans la conjecture, le personnage relevant plutôt du fantastique, mais il est bien l'heureux possesseur d'une prothèse
Cami, collaborateur régulier de VU, lance dans le n°6 son Gentleman-dessiné, personnage récurrent interviewant des personnalités plus ou moins fictives. 
Dans le n° 14 du 20 juin 1928, c'est L'Invalide-à-la-tête-de-bois, personnage créé par Eugène Mouton (utilisant le pseudonyme de Mérinos) dans Le Figaro en 1857 et qui connait un destin important, repris par plusieurs auteurs et même objet de chansons (citons Berthelier et Tréfeu sans manquer d'évoquer L'Invalide à la pine de bois, version paillarde du mythe).
Ici Cami se livre à des charges humoristiques tout d'abord sur le sport puis fortement anti-parlementaire par le truchement de l'invalide à la tête de bois.



 Mister VU, gentleman dessiné par Cami

MOI, APRES AVOIR DESSINEE MISTER VU SUR UNE FEUILLE DE PAPIER. – Eh bien, Mister VU, êtes-vous satisfait de vos débuts de gentleman-dessinée dans le numéro 6 de ce grand illustré ?
MISTER VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Enchanté. Les lecteurs sont charmants, les lectrices ravissantes, et mon interview du concierge de l'Obélisque a obtenu, je m'en flatte, un certain succès.
MOI. – Ménagez ma modestie, Mister VU…
MISTER VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Mais, il ne s'agit pas de vous. Pour le mal que vous avez à faire ces articles !… C'est moi qui vous ai donné l'idée de me dessiner à côté d'un personnage à interviewer. Entre dessins, nous nous comprenons. Dans notre langage spécial, je bavarde avec le bonhomme que vous avez dessiné près de moi, je vous répète les termes de l'interview, et vous n'avez plus qu'à transcrire.
MOI. – Permettez… je…
MISTER VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Oh ! Je ne demande pas mieux que de travailler pour vous, puisque vous manquez d'imagination en ce moment. Tout ce que je désire, c'est que vous ne me dessiniez jamais tout seul au milieu d'une page de journal. C'est un trop horrible supplice pour un gentleman-dessin !
MOI. – Pourquoi ?… Je ne comprends pas...
MISTER VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Vous allez comprendre. Quand le journal est ouvert et en lecture, passe encore ! Un gentleman-dessiné peut s'amuser à regarder les lecteurs, ou à admirer les lectrices. Les lecteurs ne forment-ils pas un véritable album d'images vivantes que regardent les dessins ? Mais lorsque le journal est refermé, avez-vous jamais réfléchi au mortel ennui, à l'atroce désespoir qui peut envahir la petite âme sensible d'une image abandonnée ?… C'est l'obscurité complète, le noir du cachot ! Lorsque nous sommes plusieurs personnages dessinés en groupe, nous arrivons à nous distraire, mais quand on est dessiné seul, tout seul, vous rendez-vous compte du supplice que vous infligez sans le savoir à votre infortuné bonhomme dessiné ?
MOI. – Je vous assure que jusqu'à présent, je n'avais pas réfléchi à ce cas étrange… Mais tranquillisez-vous, cher Mister VU, vous ne serez pas seul, vous ne serez jamais seul. Je vais vous dessiner aujourd'hui à côté d'un personnage tout aussi célèbre que le concierge de l'Obélisque, et que vous allez interviewer.
MISTER VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Parfait. Et quel est cet illustre personnage ?
MOI. – L'Invalide-à-la-tête-de-bois.


INTERVIEW DE L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS


MISTER VU, GENTLEMAN-DESSINE. – C'est bien à l'Invalide-à-la-tête-de-bois que j'ai l'honneur de parler ?
L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS. – En personne. Vous permettez une seconde (il prend un marteau et s'en applique un formidable coup sur le front). Ces mouches sont insupportables ! Mais grâce à ce marteau j'arrive à en écraser de temps en temps. Vous désirez Monsieur ?...
MISTER VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Vous interviewer pour les lecteurs de « VU », le grand illustré hebdomadaire.
L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS. – Je connais… je connais, et je m'intéresse particulièrement à ses pages sportives. Tenez, à ce propos, la semaine dernière, si jamais eu près de moi un photographe de « VU », il aurait eu l'occasion de prendre un cliché pas ordinaire !
MISTER VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Un cliché par ordinaire ?
L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS. – Oui. Figurez-vous que je faisais une petite promenade dans les environs de Paris, lorsque j'arrive par hasard devant un terrai d'entraînement pour coureurs à pied. Un champion était justement en train de s'entraîner sur la piste. A cette vue, tous mes instincts sprotifs se réveillent en moi. Car, notez-le Monsieur, je vous prie, je fus le gagnant du grand « cross-country » des grenadiers de la garde en 1809. Brusquement, je sentis le sang de ma jeunesse bouillonner dans ma vieille carcasse. Je m'élançai dans la piste, et puis, par une sorte de folie sportive, je lançai un défi au jeune champion interloqué. Le coureur crut d'abord que je plaisantais, mais sur mon insistance, et sans doute pour se moquer de moi, il consentit à faire un match de vitesse avec moi. Nous prîmes le départ, et dès le début je pris une certaine avance sur le jeune champion qui, certain de me battre, ne se pressait pas, et riait avec ses camarades de ma folle prétention. Mais lorsqu'il me vit à cent mètres du poteau d'arrivée, il s'élança à toute vitesse et ne tarda pas à me rattraper. Nous fîmes quelques mètres côté à côte sans parvenir à nous dépasser, mais, hélas ! mes pauvres vieilles jambes me trahirent bientôt et le jeune coureur, me laissant derrière lui, s'élança vers le poteau.
Il allait l'atteindre, et je me trouvais à une dizaine de mètres derrière lui, lorsque soudain une idée jaillit brusquement dans ma cervelle.
Sans cesser de courir, je dévissai rapidement ma tête-en-bois et la projetai devant lui de toutes mes forces. Ma tête, lancée d'une main sûre, passa devant le poteau d'arrivée quelques secondes avant le jeune champion. J'avais gagné ! Gagné d'une tête !

MISTER VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Merveilleux record !… Pourriez-vous maintenant me conter un de vos souvenirs du Premier Empire ?… Mais auparavant permettez moi de vous avertir que votre pipe a mis le feu à votre nez.
L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS. – Ce n'est rien. Ça m'arrive assez fréquemment. (Il prnd un bol d'eau et se plonge le nez dedans.) Là, le voilà éteint. Vous voulez que je vous conte un souvenir ?… Écoutez (il annonce) :

LE PERROQUET DU 18 BRUMAIRE

C'était le 18 Brumaire 1799. Je faisais partie du bataillon de grenadiers qui, sous les ordres de Bonaparte, envahit le « Conseil des Cinq-Cents ». C'était sous ce nom qu'on désignait la Chambre des Députés de l'époque. Ces députés n'étaient pas, comme ceux que nous avons le bonheur de posséder aujourd'hui, des hommes d'action, ennemis de vaines parlottes et soucieux avant tout de l'intérêt public. Non, le Conseil des Cinq-Cents était surtout composé de bavards enragés qui donnaient au pays écœuré le spectacle lamentable d'une Assemblée d'impuissants, d'incapables et de fantoches.
Bonaparte, se rendant compte du danger que courait le pays, avait déclaré : « Je veux délivrer notre belle France de tous ces avocats qui sont en train de la perdre ! ».
Et voilà pourquoi ce 18 Brumaire, il avait fait irruption avec nous, les grenadiers, dans le Conseil des Cinq-Cents.
Ah ! Mes amis ! Quelle journée ! Ma vieille tête en bois en conservera toujours le souvenir !
Le Petit Caporal, très pâle, une main derrière le dos, l'autre dans son gilet, marchait devant nous, dans son attitude légendaire.
Lorsque nous pénétrâmes dans la salle du Conseil, l'Assemblée était en train d'écouter le député Sosthène Salivard qui, du haut de la tribune, déversait depuis trois heures des flots d'éloquence parlementaire sur son auditoire.
En apercevant Bonaparte, les députés épouvantés hurlèrent : « A bas le tyran ! Mort au Dictateur ! » Un vacarme étourdissant s'éleva de toutes parts. Seul Sosthène Salivard, emporté par la force de l'habitude, continuait son discours au milieu du tumulte.
Des grenadiers s'élancèrent et malgré tous les efforts de Salivard qui se cramponnait à la tribune, ils réussirent à arrêter son verbiage.
Mais Salivard, blême de rage, protestait : « C'est une honte ! M'empêcher de parler ! Je suis parlementaire ! Je dois parler ! C'est mon devoir ! Je veux parler ! Je veux prononcer mon discours ! »
Ah ! Tu veux prononcer ton discours ? S'écria alors Barnabé-le-Grognard, un joyeux farceur de ma compagnie, eh bien ! Attends une minute, je vais chercher quelqu'un qui dégoisera tes boniments à ta place !
Et Barnabé-le-Grognard s'élança hors de la salle au pas gymnastique. Deux minutes plus tard, il revenait portant dans ses bras un magnifique perroquet qu'il posa sur la tribune.
Que signifie, grenadier ? Interrogea sévèrement Bonaparte.
Mon général, je vais vous expliquer, répondit Barnabé : il faut vous dire que la cuisinière du citoyen-député Sostène Salivard est ma bonne amie, sauf votre respect. Par elle, j'ai appris que ce député avait un perroquet qui, à force d'entendre son maître répéter ses discours, connaissait par cœur tous les boniments que dégoise le citoyen-député à la tribune. Alors, en voyant que Sosthène Salivard voulait placer son discours malgré nous, j'ai eu l'idée d'aller chercher son oiseau pour qu'il jabote à sa place !
Bonaparte ne put réprimer un sourire. Pendant ce temps, juché sur la tribune, à côté du verre d'eau traditionnel, le perroquet prononçait sans s'émouvoir le dernier discours de son maître.
« C'est une indignité ! On se moque du Parlement !! » s'écrièrent tous en choeur les députés furieux de se voir tourner en ridicule.
Mais, de sa vois brève et coupante, Bonaparte interrompit les protestataires.
« Messieurs, dit-il, je ne comprends pas votre fureur : ce perroquet me paraît absolument digne de faire un parfait député. Comme vous, il parle sans arrêt et sans trop savoir ce qu'il dit. A mon avis, ce n'est pas un, mais cinq-cents perroquets qu'il faudrait ici pour vous remplacer tous. »

« Pour nous remplacer ?… des perroquets !!… quelle insolence !! » hurlèrent les députés fous de rage.
« Oui Messieurs, poursuivit froidement Bonaparte, pour vous remplacer avantageusement. Eux, du moins, ne coûteraient rien à la nation !
Et maintenant, ajouta-t-il de sa voix de commandement en se tournant vers nous, dispersez-moi tous ces bavards !! »
MISTER VU, GENTLEMAN-DESSINE. – Heureusement pour la France, le Parlement a bien changé depuis cette époque !
L'INVALIDE-A-LA-TETE-DE-BOIS. – Je vous en supplie Monsieur, ne me faites pas rire. J'ai les lèvres gercées !…

RIDEAU

Texte et dessins de CAMI.


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A lire: Charles Grivel, "Histoire de l’invalide à la tête de bois (improbable épiphanie du corps glorieux)", in VAILLANT, Alain (dir.) ; VILLENEUVE, Roselyne de (dir.). Le rire moderne. Nouvelle édition [en ligne]. Nanterre : Presses universitaires de Paris Nanterre, 2013. Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821851061. DOI : 10.4000/books.pupo.3611, accès direct au texte de Charles Grivel en cliquant ICI










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