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mercredi 28 mars 2018

Marcel Astruc, Chronique des temps futurs (1926)

Dans La Vie parisienne du 26 juin 1926, journal humoristique, Marcel Astruc (1886-1979) publie une lettre du futur consacrée aux Parisiens et à l'automobile (A lire: l'anthologie Paris Futurs). Amusante satire, ce texte invente des rites de l'avenir à partir de légendes forgées au début du XXe siècle et de l'étrange animal nommé "oto". Les illustrations sont signées Zyg Brunner.



Nous sommes en l'an 3000. Il a dû se passer, pendant notre absence, des événements ayant modifié dans un sens inattendu la physionomie du vieux globe. Le progrès industriel, notamment, après une période de développement inouï, semble, du moins sur notre continent, s'être arrêté de lui-même comme si, parvenu a son extrême limite, il n'avait plus eu ensuite qu'à disparaître. Quoi qu'il en soit, au XXXe siècle de notre ère où nous abordons, un Patagon Olakalouf chargé de mission par son gouvernement vient explorer le pays où nous vivons actuellement et, c'est, à défaut de son rapport officiel beaucoup trop savant et hérissé d'observations botaniques et entomologiques qui risqueraient de rebuter, un extrait d'une lettre particulière adressée de loin par le voyageur à l'un de ses proches que nous avons choisi de reproduire, espérant que son tour familier ne paraîtra point trop rébarbatif à notre lecteur.

Pahris, le ... juin 3026.


« Les Pahrisiens sont des êtres fins, affectifs et totalement dépourvus de méchanceté, habitant au bord de la rivière Sheine, dont le nom signifie « la tranquille » et qui mérite son nom. Pas de fleuve plus long, plus calme et plus languissant, et pas de fleuve, non plus, mieux approprié au caractère des riverains. Ceux-ci sont lents et paresseux. Ils appartiennent de toute évidence à une race incorrigible de promeneurs et , comme ils disent dans leur langue si harmonieuse ne possédant malheureusement pas de littérature écrite, de « badauds ».


Ils sont polis, aimables et doués d'un caractère vif et charmant qui les porte à la sociabilité. Ils passent leur temps à rien faire, à se réunir pour échanger des futilités ou célébrer des cérémonies religieuses, dont les rites puisent, disent-ils, dans le passé de leur race leur origine et leur sens caché. C'est ainsi que leur jeu principal, auquel grands et petits se livrent avec une véritable frénésie et qu'ils appellent du nom singulier de danse de « l'oto » se rapporterait à des événements de leur histoire aujourd'hui perdus, mais dont ils ont conservé par voie de tradition un souvenir fort et singulier.
Voici comment ils pratiquent cette danse : L'un. D'eux, représentant l'« oto », qui doit être quelque animal dont ses ancêtres eurent jadis à souffrir, fonce en poussant un long cri sur les autres, qui sautent de droite et de gauche comme s'ils cherchaient à éviter son atteinte. Bientôt, gagnés par l'excitation que fait toujours naître en eux ce rappel de leur passé, tous sautent ou foncent, les uns figurant l'« oto » les autres ses victimes, tous poussant, des clameurs et faisant le plus de vacarme qu'il leur est possible.



A propos de cette danse, les plus anciens parmi les Pahrisiens prétendent que leur pays fut, à une certaine époque, le théâtre d'une invasion de ces bêtes féroces, qui se propagèrent avec une rapidité effrayante. Elles couraient çà et là avec une vitesse folle, renversant les piétons sur leur passage, et produisant par l'orifice de leur trompe de longs beuglements qui répandaient partout la terreur. La nuit, leurs yeux phosphorescents dont le feu éclairait au loin les ténèbres épouvantaient les campagnes que remplissaient d'horreur leurs clameurs infiniment répétées. Bientôt, les « otos » devinrent si nombreux et se multiplièrent à tel point que leur propre circulation se trouva embarrassée par leur quantité même. On ne voyait partout qu'« otos » grands et petits, rongeant leur frein et grelottant de fureur en émettant une sorte de ronchonnement menaçant, arrêtés les uns contre les autres et ne trouvant pas le moyen de se dégager mutuellement. En vain des hommes courageux, dont les Pahrisiens ont conservé le souvenir sous le nom « Hagens » tentèrent de mettre au service de la fureur aveugle des envahisseurs leur intelligence pourtant relative. En procédant comme font les femmes de chez nous lorsqu'elles cherchent le bout du fil qui leur permettra, de débrouiller ensuite tout l'écheveau, ils faisaient avancer l'un, reculer l'autre, et le troupeau bondissant pouvait s'échapper par l'ouverture ainsi pratiquée.
Bientôt, pourtant, il y en eut trop, et les « Hagens » M eux-mêmes perdirent courage. Alors, il arriva ce qui devait se produire fatalement. Un soir, une « oto » s'arrêta « pile » dans le flanc d'une autre « oto » qu'elle n'avait pas vue venir, et qu'elle eût renversée en s'endommageant elle-même, si elle ne se t arrêtée à temps. Avant qu'elle n'ait réussi à se dégager en reculant,, une file de vingt autres « otos » s'étaient arrêtées derrière elle, rendant impossible son mouvement. Chacune de ces vingt autres en immobilisa vingt autres, qui en firent autant à vingt autres «autres». Au petit, jour, les Pahrisiens étonnés virent un océan figé d'où s'échappaient maints hurlements, mais d'où, par contre, aucune « oto » ne devait plus parvenir à se retirer. Les hurlements se firent entendre pendant plusieurs jours, puis ils diminuèrent et enfin se turent.



Voilà comment s'éteignit la puissance des « otos », monstres qui menacèrent un instant l'existence même des humains,qu'ils seraient parvenus à supplanter sur la terre de leurs ancêtres s'ils n'avaient fini, à force de stupidité, par se détruire eux-mêmes. Les Pahrisiens montrent dans leur Muséum d'histoire naturelle, une « oto » reconstituée au moyen des ossements que l'on trouve en grande abondance à fleur de leur sol, et même quelquefois répandus à sa surface. Je vais faire la description de cet animal préhistorique : Le capot se dresse verticalement à l'arrière, tandis que le marchepied, placé à avant, remplit l'office, indispensable pour des animaux se déplaçant à de telles vitesses, de pare-brise. Le moteur est placé dans la caisse à outils ; les ailes, soigneusement repliées lorsque l'animal était au repos, sont roulées à l'intérieur du carter. Sur le capot, on lit en caractères cunéiiformes le mot « Hispano » et sur le châssis le mot « Citroën ».



Cette admirable reconstitution, d'une exactitude dont la rigueur scientifique ne laisse subsister aucun doute, fait le plus grand honneur à l'état de la paléontologie chez les Pahrisiens... »

Pour copie anticipée,


MARCEL ASTRUC. 


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