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vendredi 18 janvier 2019

Anonyme, Une vision (1907)

La presse régionale a publié de très nombreux textes relevant de la conjecture romanesque rationnelle (anticipation souvent, science-fiction un peu, fiction préhistorique et utopie parfois).
Le 18 janvier 1907, on trouve en première page du Journal de Seine-et-Marne un texte anonyme intitulé "Une vision" qui envisage l'avenir de l'Eglise sous un jour plutôt anticlérical.


UNE VISION

Château de la Muette, à l’orée du Bois de Boulogne, quatre-vingts prélats sont assemblés pour décider à quelle sauce on doit accommoder l’Eglise de France, mise à mal par un pape allemand. Des fauteuils soyeux ont reçu en gémissant de lourdes assises épiscopales ; des mets élégants, servis dans la vaisselle somptueuse ont chatouillé les palais délicats des princes de l’Eglise dont les yeux ont promené la rêverie digestive, au-delà des pelouses seigneuriales, vers les coteaux bleutés de Suresnes.
Dans cette assemblée violette où les lettres ne sont pas rares, quelques raffinés s’isolant du monde par un effort de leur imagination, ont sans doute évoqué l’histoire et fait revivre, pour un instant, les orgies royales qui laissent sur les pelouses de la Muette comme des relents d’ivresse et d’amour. Ils ont revu les Marguerite de Valois et de Navarre avec leurs cours de galants ; la trop fameuse duchesse de Berry qui la voulait « courte et bonne » ; les débauches crapuleuses de Louis XV et le triomphe de la Dubarry que son royal amant donnait pour chaperon à Marie-Antoinette, la future femme de son petit-fils et reine de France.
Ils évoquèrent tout cela nos prélats et puis aussi la Révolution grandiose qui de son souille populaire, purifiant toutes ces infamies, jeta par terre le fatras des vieux mondes. Et tout d’un coup, le voile qui leur cachait l’avenir, se déchira.
Ils se virent, dans un siècle, sortant de leurs sépulcres blanchis pour secouer leur poussière à l’ordre du souverain pontife, recommencer la lutte contre les lois de leur pays et tenter d’étouffer la raison sous les éteignoirs de la foi. Hélas ! le souverain pontife était, lui aussi, entré dans la légende : les évêques de l’an 1950 l’avaient renversé comme un simple usurpateur dont l'insupportable tyrannie avait failli compromettre le Christ lui-même ; les fidèles, maintenant revenus aux traditions primitives de l’Eglise, nommaient les évêques choisis parmi les plus dignes et les moins intrigants ; les prêtres vivaient tous de la vie du peuple en prêchant la paix, la tolérance et la liberté. La religion, dépouillée de ses dogmes enfantins, n’était plus qu’une forme de la morale humaine, et réunissait, à ce titre, l’universalité des croyances !
Ainsi devant les yeux d’une douzaine de prélats intelligents, apparut la claire vision de l’avenir, pendant que le saint aréopage discutait sur l'opportunité d’une déclaration légale.
Les derniers échos des orgies royales se perdirent à jamais dans les premiers grondements de la Révolution. La Muette rentra dans le silence et la royauté dans la mort.
Mauvais présages ! le clergé compte aussi ses parias, ouvriers de la prière qui n’ont point part au gras butin des chanoines : ils murmurent contre l’omnipotence et la désinvolture de la richesse cléricale en attendant, comme le peuple autrefois, que se lève aussi pour eux le soleil de la justice.



Anonyme, « Une vision », Journal de Seine-et-Marne, n° 6344, Meaux, 18 janvier 1907.


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