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lundi 20 mai 2019

Ritelle, L’auto-hydro-aéroplane (1926)

L'hybridation d'objets techniques pour en créer un nouveau est courant dans les domaines de l'anticipation, du merveilleux-scientifique et de la science-fiction. Dans le conte "L'Auto-hydro-aéroplane" publié en 1926, Ritelle crée un engin fictivement inventé par le célèbre Tartarin de Tarascon qui peut se mouvoir sur terre, sur l'eau et dans les airs et qui entraîne son concepteur dans des aventures spectaculaires. Le texte est illustré par Gil Baer







L’Auto-hydro-aéroplane

Tarascon, ce jour-là, présentait une animation extraordinaire !
Une foule énorme se ruait vers la maison de Tartarin.
L'illustre grand homme devait, dans quelques minutes, présenter à ses compatriotes et essayer devant eux, une nouvelle machine de son invention, pouvant faire sur terre 250 kilomètres à l'heure, sur mer filer ses 40 nœuds, et dans les airs battre tous les records de vitesse, de distance, de durée, de hauteur.
L'auto-hydro-aéroplane, tel était l'appareil réalisé par Tartarin qui, depuis son retour des Alpes et du désert, s'était adonné aux sciences mathématiques, physiques, mécaniques (et autres en ique) avec plus de ferveur, plus de passion qu'il ne l'avait fait pour l'alpinisme et la chasse aux bêtes fauves.
Ses progrès furent si rapides, la bosse des sciences était chez lui si développée, qu'il ne trouva bientôt plus dans les livres les éléments suffisants à sa haute culture et dut leur ajouter des chapitres.
Tartarin devint savant, puis inventeur.
Et bientôt de sa féconde cervelle, devait sortir une machine appelée à révolutionner le monde entier. Avait-il donc atteint son but ?
C'était, ce jour-là, Ier août 18.., la question que tout Tarascon se posait avec anxiété.
Encore quelques minutes, quelques secondes à peine, et cette foule impatiente, pour qui ces minutes, ces secondes paraissaient des siècles, serait enfin renseignée.
Le grand homme venait de paraître.

Tout à coup, un cri formidable : « Vive Tartarin ! » sortit de toutes les poitrines.
Le grand homme venait de paraître à son balcon. Avec une longue-vue, il examinait le ciel qui, Dieu soit loué, était d'un bleu foncé admirable, de ce bleu foncé qu'on ne rencontre qu'en Provence, aux abords de la « grande bleue ».
Pas un nuage, 32° à l'ombre, et Tartarin avait beau tendre son mouchoir à bout de bras pour rechercher la direction du vent, pas un souffle ne l'agitait.
Calme plat, temps superbe pour le grand essai !
Tartarin satisfait, quitta son balcon. Il se dirigea vers son hangar d'un pas ferme et lent comme il convenait en la circonstance, suivi de tout Tarascon enthousiasmé. Son accoutrement ne présentait rien de particulier, il était vêtu en automobiliste, sobrement. (Voyez les catalogues spéciaux des maisons spéciales.)
Aidé par des amis, tous de bonne volonté, Tartarin sortit le monstre de son énorme hangar.
Ce fut à la fois un cri de stupeur et d'admiration.
C'était un appareil bizarre, transformable à la volonté de l'inventeur. Tantôt, en effet, c'était une auto de course de grandes dimensions ; ou bien, les quatre roues relevées à l'intérieur par un système perfectionné, c'était un navire dont l'arrière en forme de queue de requin, servait de gouvernail ; et enfin, lorsque Tartarin, au moyen d'un autre déclic, avait déployé une double paire de puissantes ailes, l'appareil prenait l'aspect d'un oiseau monstrueux, sorte de tarasque volante.
A l' avant, deux forts moteurs, de 500 HP chacun, étaient destinés à actionner ce formidable engin.
L'intérieur, composé d'une salle spéciale pour la machinerie, d'une chambre à coucher, d'une salle à manger, d'un salon, était un modèle de ce que l'art moderne peut offrir d'élégant confort.
A 9 h. 12' 15" exactement, Tartarin mit son engin en marche. A 9 h. 15', il monta dans sa voiture. A 9 h. 17', il prit possession de sa direction. A 9 h. 20' juste, il s'élança en coup de vent sur la route d'Arles.
Il passa comme une trombe dans cette ville. Mais dangereux pour la circulation, il ouvrit ses ailes et s'éleva rapidement dans les airs tout en continuant sa route, à une vitesse vertigineuse, vers le Grau de Pégoulier. Il reprit terre un moment avant d'atteindre ce but ; puis se précipita dans la mer en refermant ses ailes pour, sa machine devenue bateau, aborder le port de La Joliette et y stopper quelques minutes après.
Tartarin avait mis moins d'une demi-heure de sa ville natale à Marseille. Quel résultat magnifique ! Ce succès le gonflait d'orgueil. Il était le héros des temps modernes, la gloire du monde entier.
Tous les braves Provençaux, massés devant son appareil, se disputaient l'honneur de le porter en triomphe. C'était à qui lui prendrait un bras ou une jambe et sans le concours de la police, notre grand homme eût été certainement écartelé.
Et des cris : « Enfoncés les Farman, les Blériot, les Bréguet, tous gens du Nord ! Enfoncée Amérique ! »
Marseille avait sa revanche et combien éclatante ! « Vive Tartarin ; vive Tarascon ; vive Marseille; vive la Provence ! »
Le soir, il y eut une grande réception à la préfecture en l'honneur de l'inventeur de l'auto-vaisseau-aéroplane.

 

Tartarin, grisé de louanges. et de champagne, ne rejoignit son appareil que tard dans la nuit. Il devait pourtant repartir le lendemain, dès 8 heures du matin, pour effectuer un grand voyage circum-méditerranéen.
Mais une désillusion attendait ses admirateurs ce lendemain matin, à leur arrivée sur le port. Tartarin leur avait brûlé la politesse, et, soit par modestie, comme il sied à tout vrai génie, soit par impatience d'essayer à nouveau son invention à lui, réunion des inventions des autres, Tartarin était parti.
Pour où ? Mystère. Nul ne l'avait vu, nul ne le savait.
A l'enthousiasme de la veille succéda l'angoisse. Les commentaires allaient leur train (je ne les rapporte pas, ce serait trop long, on est bavard dans le Midi) ; lorsqu'à 9 h. 30' Parvint à la préfecture un télégramme signalant le passage de l'auto à Nice, de bonne heure dans la matinée ; puis peu après, un second indiquant la présence du vaisseau au large de Monaco et de Menton ; puis, un troisième, de Gênes celui-là, apprenant que le grand oiseau venait de survoler cette ville.
Ce fut du délire à La Joliette.
Le soir, on le vit (toujours d'après les télégrammes reçus à la préfecture de Marseille) survoler Naples l'enchanteresse.
Tartarin était décidément le plus grand homme des siècles passés, présents et futurs... et il était de Tarascon !…
Hélas ! tard dans la soirée, parvint une bien triste nouvelle qui remplit de deuil la Provence entière.
Voici en substance ce qu'elle annonçait :
Tartarin, passant sur le Vésuve, planait juste au-dessus du grand cratère du volcan et l'examinait attentivement du haut du ciel avec sa longue-vue. (Saura-t-on jamais ce qui se passait dans la cervelle de ce grand homme !)



Soudain, le Vésuve entra en éruption. (Ce fut, paraît-il, la plus forte éruption du volcan depuis son origine.)
Et le grand oiseau et son malheureux conducteur, pris par cette avalanche de pierres et de feu, tombèrent comme une masse dans ce gouffre bouillant qui les engloutit et ne les recrachera peut-être jamais.
Ainsi finit si tristement, si tragiquement, le grand génie de la Provence. « Æquo pulsat pede », a dit Horace.
Et maintenant, chers lecteurs, si vous passez dans ce beau pays méridional après que ses habitants auront lu par trois fois cet article (ce qui me ferait honneur), vous serez, sans doute, persuadés, comme eux, que cette histoire est aussi vraie que celle de la fameuse sardine du port de Marseille, et que Tartarin est mort.
Mais qui peut savoir ? Le génie de Tartarin ne nous réserverait-il pas une nouvelle surprise ? A cette heure, l'illustre Tarasconnais explore, peut-être, le centre de la terre.
Attendons-nous à le voir, le premier, soulever le couvercle de la grande chaudière et nous révéler les mystères du noyau central.

Ritelle, « L’Auto-hydro-aéroplane », La Revue Limousine, n°9, 1er octobre 1926.
 

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