Alors que l'on cherche toujours le secret de l'immortalité, Ernest Jaubert imagine en 1890 le problème inverse: tout le monde est quasiment immortel ce qui ne va pas sans poser de problèmes: épuisement des ressources, ennui, ... Heureusement un savant vient de mettre au point un "humanicide" permettant de résoudre cette grave question.
C'est sous la forme d'un prospectus commercial à la mode de la fin du XIXe siècle que l'auteur nous propose son texte.
UN PROSPECTUS EN L'AN 2000
(Actualité)
Monsieur,
Chacun sait à quel
point, depuis les désastreux progrès de la science, il est devenu
difficile, pour ne point dire impossible, de mourir.
Grâce aux Pasteur,
aux Koch et autres grands malfaiteurs publics, toutes les maladies
ont disparu, une par une, tuées par leurs propres microbes. On n'est
jamais trahi que par les siens ! — La vieillesse, à son tour, a
été abolie par les émules du sorcier Brown-Séquard. Et le nom est
sur toutes les lèvres du savant qui, — suprême coup de grâce ! —
inocula à ses contemporains (tous! tous!), pour prévenir la mort,
le vaccin de la Mort.
Toutes causes
d'anéantissement et de dégénérescence ainsi éliminées, nos
membres, nos organes ont acquis une souplesse, une vigueur inouïes,
encore accrues d'une génération à l'autre, et fixées par
l'hérédité. L'homme est, aujourd'hui, réfractaire aux plus
violents poisons. Sa peau est un tissu impénétrable, infrangible,
inusable, contre quoi rebondissent, inefficaces, les balles des
fusils les plus perfectionnés, et que n'entament plus les aciers les
plus acérés. Les cheminées, en tombant des toits, s'émiettent sur
le roc de notre crâne invulnérable. L'adverse fantaisie nous
prend-elle de nous jeter du plus haut de la Tour Eiffel, c'est nous
qui défonçons le pavé sans même nous luxer un orteil. Et c'est le
voyageur enlisé qui, par un juste retour,dévore — et digère —
les crabes accourus par myriades à sa curée. Les épidémies ?
Elles n'atteignent et ne détruisent plus que les bacilles conservés
par les savants, à titre de curiosité, dans les musées spéciaux.
D'ailleurs, les trains et les paquebots sont si supérieurement
machinés, qu'on ne peut plus ni dérailler, ni sombrer.
Donc, plus de mort
naturelle ou violente, accidentelle on volontaire. Plus de guerre :
car à quoi bon se battre, si l'on ne peut se tuer ? Plus de
suicide : car comment se périr? Maintenant, nous respirons sous
l'eau ; notre cou résiste avec succès à la pression des chanvres
les mieux ourdis; l'arsenic nous sustente ; le feu même nous caresse
agréablement l'épiderme, etc , si bien que les « Suicide-House »
système Charles Morice, ont du renoncer à satisfaire leurs clients,
inéluctablement condamnés à la vie forcée à perpétuité. Et
rien n'est plus misérable à voir que ce fourmillement de plus en
plus dru, sur la croûte terrestre de plus en plus inapte à les
nourrir, d'êtres uniformément jeunes, immortels et faméliques.
On sent ce qu'un
pareil état de choses offre de périlleux pour la société comme
pour les individus.
La société y perd
ce qui faisait sa gloire au bon vieux temps : les sauveteurs et les
docteurs, les héros et les bourreaux. Sans compter qu'elle n'a plus,
cette société Gigogne, de quoi subvenir aux besoins de ses trop
nombreux enfants, que multiplie encore une surabondance d'étalons
intarissablement puissants.
Quant aux individus,
n'ayant plus à mettre sous leurs dents toujours plus aiguisées
qu'une portion indéfiniment réduite de l'inextensible gâteau, ils
sentent leur faim s'exaspérer et leur espoir décroître de
l'assouvir jamais, jamais, JAMAIS !! Et comme
ils se savent, d'autre part, à toujours jeunes, à toujours vivants,
à toujours prisonniers de l'Immuable, — l'Imprévu, ce pain de
l'âme éprise du seul Nouveau, leur manque comme le pain du corps.
La Faim, l'Ennui,
incurables parce qu'éternels, voilà donc le double terme de ce
stade prétendument éblouissant qu'une aveugle science ouvrit à
l'Humanité !
Eh bien, ce mal que
la science a causé, c'est la science qui le guérira. Sans se
laisser rebuter par les vaines tentatives des multiples chercheurs
qui, avant lui, ont voulu rendre le repos éternel à l'humanité
dégoûtée d'une éternelle existence, un homme dont la gloire
éclipsera bientôt toute autre gloire, a sacrifié ses veilles à la
solution d'un problème apparemment insoluble. Ses expériences
viennent enfin d'aboutir : il a retrouvé le secret perdu de la mort
! Oui, ce bienfait dont nous avaient frustes d'inconscients génies
(!), nous en jouirons de nouveau ; grâce à sa découverte
inespérée, chacun pourra, comme antan, mourir pour sa patrie, pour
le plaisir, pour rien ! Et les temps refleuriront où l'ancien
équilibre rétabli, les hommes mangeront à leur faim et prendront
gaiement la vie, — sûrs d'en sortir à leur heure.
Or, n'allez point,
Monsieur , crier inconsidérément à l'exagération! L’Humanicide
Necat est une vraie panacée universelle, qui a raison des santés
les plus invétérées, aux immortalités les plus indélébiles. De
ce, l'attestation la plus irrécusable est fournie par les nombreux
cadavres qui s'entassent journellement dans le laboratoire de
l'inventeur, où chacun peut les voir à son aise (entrée
libre).
Donc, aucun mécompte
il redouter quant aux effets de ce miraculeux remède. Pour sa
composition et son mode d'emploi, vous trouverez, Monsieur , les
renseignements les plus satisfaisants et les plus détaillés au
siège la
Société
d’assurances contre la Vie
(Décès
garanti.)
Le Directeur,
Signé : JAMESON.
Pour copie «
éventuellement» conforme,
ERNEST JAUBERT.
Ernest Jaubert, «
Un prospectus en l'An 2000 »,
in Art et critique, n° 81, 13 décembre 1890.