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lundi 19 septembre 2022

Léon Lambry, La mort du Grand Bison (1926)

Léon Lambry (1873-1940) a écrit de nombreux récits pour la jeunesse. Auteur catholique, il distille régulièrement ses convictions religieuses dans ses textes (comme dans la nouvelle préhistorique qui suit).

Parmi sa production conjecturale, une grande part est consacrée à des récits préhistoriques, publiés dans des périodiques pour la jeunesse et souvent accompagnés d'illustrations.

Nous proposons ici La Mort du Grand Bison publié en 1926 dans le magazine Pierrot aux éditions de Montsouris.

Léon Lambry, "La mort du Grand Bison", in Pierrot, n° 19, 2 mai 1926


 

A l’époque où se passe cette histoire vivaient, dans la caverne des « Eaux Vives », des hommes primitifs de la tribu des « Cerfs-Agiles », avec leurs femmes et leurs enfants.

Ils étaient vêtus de peaux de bêtes et leurs armes étaient en silex taillé.

Parmi eux était un jeune homme de seize ans nommé « Renard Gris ».

Il était si brave que tous l’admiraient. C’était, d’ailleurs, le fils de « Vent du Soir », le grand chef, tué depuis peu par un bison.

« Renard Gris », témoin de sa mort, n’avait pas pleuré ! A quoi bon ? Les larmes ne rendraient pas la vie à son père ! Mais il s’était promis de le venger ! Le lendemain des funérailles, il était parti sans prévenir personne à la recherche du « Grand Bison », celui-là même qui, d’un furieux coup de corne, avait envoyé « Vent du Soir » dans le monde des esprits.

« Renard Gris » s’en allait sans regarder derrière lui, confiant dans la protection du ciel et dans la force de son bras. Sa ceinture, faite d’une lanière de peau, supportait un poignard de silex dont le manche était en bois dur. Dans sa main gauche, il tenait deux javelots dont la pointe, gluante de poison, devait causer des blessures mortelles. Ces armes étaient cependant bien faibles contre un monstre de la taille du « Grand Bison » et c’était folie de l’attaquer sans aide.

Insouciant comme on l’est à cet âge, « Renard Gris » grimpa une colline, traversa des pâturages, et ne vit pas de bison. Il franchit un vallon, arriva dans un bois de pins, et commençait à désespérer lorsqu’un lointain beuglement le fit tressaillir !... N’était-ce pas l’appel du Bison ?

« Renard Gris » s’avance dans la direction du son. Il n’a pas fait trois cents pas qu’il aperçoit dans une clairière une bande de bisons. A leur tête est le « Taureau Géant » qui a piétiné son père. « Renard Gris » sent une émotion violente l’envahir, il a reconnu la bête maudite ; l’heure de la vengeance a sonné ! Il commence à ramper avec des précautions infinies afin de ne pas donner l’éveil à l’ennemi. Arrivé à bonne distance, il s’arrête, caché par un arbre, et se prépare à l’attaque. En cet instant, son cœur bat plus vite. S’il manque son coup, il est perdu ! Aussi cherche-t-il dans sa mémoire les mots qu’il faut adresser aux « Esprits protecteurs » pour qu’ils dirigent son bras ; mais une pensée troublante lui vient : Ces Esprits n’ont pas protégé son père, quelle confiance peut-on leur accorder ?... N’y a-t-il pas, au-dessus d’eux, un Être qui commande à tous les autres, au Vent, à la Pluie, au Tonnerre ?... C’est à Lui qu’il s’adressera ; La confiance lui est revenue ! Il se recueille, prononce les mots que lui dicte son cœur, et, comme le bison se présente de côté, il lui lance avec force son premier javelot. Atteint au ventre, l’animal tourne sur lui-même et fuit en entraînant son troupeau. Bientôt, pourtant, son allure se ralentit, le poison produit son effet, le sang perdu l’exaspère. Alors, il mugit et fonce tête baissée sur « Renard Gris » qui n’a pas bougé. « Maître du monde, murmure le jeune homme, protège-moi ! » et, d’un bras ferme, il lance son second trait. Le taureau, atteint au garrot, bondit, puis... s’arrête à trois pas de lui, arc-bouté sur ses larges pattes : il voudrait lacérer le chasseur, et ne le peut plus ! Sa langue pend lamentablement, il cherche à respirer, le sang lui coule par les naseaux, il tombe sur les genoux, ses pattes se replient, il est mort !


 

« Renard Gris » pousse un cri de triomphe ! Jamais il n’a vu un bison d’une taille pareille ! Il a vengé la mort de son père ! Un légitime orgueil l’envahit. Il porte à ses lèvres un sifflet dont il tire quelques sons stridents. A cet appel, les hommes de son clan répondent ; les voici qui accourent avec leurs massues et leurs lames de silex.

En apercevant l’énorme cadavre étendu à terre, ils poussent des cris de joie et exécutent autour de lui une danse joyeuse. Leur admiration pour celui qui a réussi ce coup de maître ne connait plus de bornes. « C’est bien le fils d’un chef ! il doit succéder à son père ! nul plus que lui n’est digne de commander ! il est protégé par les Esprits ! » Voila ce que se disent les rudes chasseurs, et le dépeçage du « Grand Bison » commence. Les lames de silex fendent la peau et détachent les meilleurs morceaux ; puis, les hommes emportent sur leur dos les lourds quartiers de viande grasse avec les os pleins de moelle et la peau qui sera mise à part pour garnir les boucliers.

Le troupeau ayant perdu son guide s’est enfui, mais, de toutes parts, derrière les taillis, des points brillants apparaissent. Ce sont les yeux des bêtes carnassières qui ont senti l'odeur du sang et qui attendent le départ des chasseurs pour se repaître des restes du Grand Bison.

Des corbeaux, attirés aussi, se sont perchés sur les arbres voisins et croassent sans arrêt.

Les hommes ne prennent point garde à ce concert étourdissant ; ils ont des vivres en abondance ; la mort du chef est vengée ! Ils ne désirent rien de plus ! et, sous le poids de leurs trophées, ils regagnent en chantant la caverne des « Eaux Vives ».

Le lendemain, il y eut grande fête au clan des « Cerfs-Agiles ». Les guerriers, après s’être consultés, avaient décidé d’élire pour chef « Renard Gris », malgré sa jeunesse. N’avait-il pas fait preuve d’un réel courage et réussi une prouesse que peu de chasseurs eussent accomplie ?

Le corps peint de jaune, de rouge et de blanc, les hommes s’assirent en cercle et commencèrent le festin. Les cornes du « Grand Bison », détachées du front de la bête à coups de massue, furent utilisées comme récipients ; elles contenaient un breuvage enivrant fait avec des plantes macérées dans du suc d’érable.

Tout le monde était heureux ! Les viandes cuisaient devant de grands, feux ou dans des trous garnis de pierres chaudes ; les cornes creuses circulaient sans arrêt.

Le festin avait lieu en plein air. Les hommes, assis en cercle, buvaient copieusement et mordaient à belles dents dans la viande saignante. Seul, le jeune chef semblait soucieux ; il mangeait sobrement, conscient de la responsabilité qui pesait sur lui. Désormais, il devrait veiller sur la tribu. Le temps de l’insouciance était passé ! Le repas, entrecoupé de danses, dura jusqu’au soir ; puis les hommes, repus, étourdis par la boisson, se couchèrent pêle-mêle dans la caverne dont « Renard Gris » barricada l’entrée. Toute la nuit, les bêtes rôdèrent autour du feu éteint, se battant pour ronger les restes. « Renard Gris » ne trembla pas. Était-ce le courage de son père qui passait en lui ? Il eut un sourire. Un grand espoir envahissait son cœur ! Il serait sage pour tous, rendrait meilleurs les hommes, la tribu des « Cerfs-Agiles » prospérerait. Il s’enroula dans sa peau de bête, ferma les yeux et s’endormit en remerciant le « Grand Esprit », maître de toutes choses, sans l’aide duquel il eût certainement succombé.

 

Léon Lambry, "La mort du Grand Bison", in Pierrot, n° 19, 2 mai 1926

 

A lire sur ArchéoSF une autre nouvelle préhistorique de Léon Lambry: Ken et son chien (1931)


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