Pages

mercredi 30 septembre 2015

Edmond Bernard, Nouvelle aurore (an 2924)

Dans ce poème publié en 1923, Edmond Bernard imagine un futur radieux...

Nouvelle aurore (an 2924)

A mon confrère et ami ROBERT PEYRONNET.


L'aube des jours nouveaux rayonne sur le monde,
La misère est vaincue et la richesse abonde,
Les haines, les rancoeurs sont à jamais bannies,
Tous les hommes heureux dans une immense ronde
Ecoutent le concert des grands peuples unis :
Arbres,vents, océans,.oh ! douce symphonie,
Tendre accompagnement de l'ardente harmonie !
Les antiques fléaux sont à leur agonie :
Le bonheur passe, on est heureux, tous réunis,
L'aube éclaire le monde et, mêlée au bruit d'onde,
Une voix s'élance des nids.

Autrefois, sévissaient et Malheurs et Détresses,
Et les coeurs de vingt ans; connaissaient les tristesses,
Mais, après les douleurs, les plaisirs sont venus.
Et le Destin vaincu sème mille caresses.
... Ah ! suis-je sur la Terre où serai-je en Vénus ?
Je vois, je vois partout des âmes charitables.
Là, des juges trop bons acquittent des coupables,
Là;, des riches, grands coeurs, prennent à leur table
De pauvres chemineaux dans les chemins, perdus.
... Autrefois, dans les coeurs, morte était la sagesse
Et tous les bonheurs inconnus.

Je vois l'ancien bourreau,, brisant la guillotine
Et qui dit aux amis : — « Pourquoi cette machine
« En notre siècle heureux de joie et de progrès ?
« Peut-elle encore durer la dernière « assassine » ?
« Non, non, elle a servi, voila mon seul regret. »
...Là, je vois un, vieillard allant d'un pas pénible,
Puis un jeune homme vient. Il fait tout son possible
Pour l'aider à gravir des monts inaccessibles,
Puis, tous deux arrivent par des chemins secrets.
... Je vois, que rien n'est plus de l'antique routine
Et les peuples vont à leur gré.

Edmond Bernard
in Le Pionnier, n° 17, mai 1923

lundi 28 septembre 2015

Georges Delaw, Les drames de l'espace

http://rsfblog.fr/wp-content/uploads/2015/05/ssw-3.jpgGeorges Delaw (1871-1938) était un dessinateur de presse. Il a parfois tâté de la conjecture rationnelle. La petite histoire sous image qui suit n'est pas de la SF mais met en scène des aéronautes et comme on aime bien les ballons chez ArchéoSF, nous vous en faisons profiter...
C'est en plus un clin d'oeil au challenge de Lhisbei Summer Star Wars III qui vient de se terminer !








samedi 26 septembre 2015

Clément Vautel, Londres en l'an 2000 (1927)

Un petit texte évoquant Londres en l'an 2000 par Clément Vautel (1927)

MON FILM

Un visionnaire américain — qui doit avoir beaucoup lu les romans de Wells — vient de répondre à cette question, que personne ne lui avait d'ailleurs posée : « Que sera Londres en l'an 2000 ? »
A l'en croire, la métropole britannique comptera, à la fin de ce siècle, une vingtaine de millions d'habitants. Et, cependant, on n'y verra plus une seule maison : à part quelques édifices historiques conservés à titre de souvenirs archéologiques, Londres sera devenu un immense parc.
Où seront les Londoniens ? Dans le sous-sol. Transformés en termites, ils vivront dans une immense fourmilière, parfaitement aérée, éclairée a giorno et pourvue d'un chauffage d'autant plus central qu'il sera fourni par le centre de la terre. Grâce à des ascenseurs probablement nombreux, les vingt millions de citadins pourront, leur tâche quotidienne terminée, aller prendre le frais dans le square d'en haut. Et rien ne sera pratique comme d'habiter au trente-sixième au-dessous de l'entresol, quand les sirènes d'alarme annonceront la prochaine arrivée des avions ennemis. Mais les offensives futures seront, sans doute, souterraines aussi, et les combats de nègres dans un tunnel passeront du
répertoire de Jules Moy au programme de l'Ecole supérieure de guerre.
Ainsi, pour le prophète transatlantique, l'avenir de notre civilisation n'est pas sur l'eau ou en l'air, mais dans le royaume des taupes : les grandes cités de l'an 2000 seront des manières de catacombes surencombrées.
Mais on peut tout aussi bien prédire le contraire, et peut-être plus logiquement.
Bien que n'étant ni Américain ni visionnaire, je vous annonce donc que le siècle finissant assistera à la décadence de Londres, de Paris, de Berlin, de New-York. Les tentacules de ces cités monstrueuses seront atrophiés, il y aura partout d'innombrables logements à louer, l'herbe croîtra entre les pavés des rues aujourd'hui les plus embouteillées.
En effet, les perfectionnements prodigieux des moyens de transport auront créé un état d'esprit nouveau chez les civilisés, qui ne consentiront plus à s'enfermer dans des villes-prisons.
Pouvant parcourir les plus grandes distances en très peu de temps, ils auront de moins en moins besoin, pour leurs affaires ou leurs plaisirs, de vivre en tas : la T. S. F., la transmission instantanée des images, d'autres inventions encore, leur permettront d'habiter la campagne sans s'y sentir seuls. Au fait, ne voyons-nous pas déjà les banlieues se peupler au détriment des centres des villes, où les
bureaux remplacent les foyers ? Dans cinquante ans, les « banlieusards » rentreront, le soir, en Bretagne, en Auvergne, en Savoie, peut-être même aux colonies, et leur avion arrivera plus vite à destination que le train de Bécon-les-Bruyères.
Bref, les grandes villes, qui menaçaient de tout absorber, seront victimes de leur propre fille, la civilisation : l'homme de l'avenir pensera avec pitié à ces lugubres entassements de pierres où grouillaient ses aïeux, et il bénira un progrès qui lui aura donné l'air, la lumière et la liberté

Clément Vautel, « Mon film » (Chronique), in Le Journal n° 12785 daté du 19 octobre 1927.

jeudi 24 septembre 2015

Squares et statues de l'avenir (1930)

En 1930, le périodique Comoedia demande à différentes personnalités "Quelles sont les statues de Paris qu'il faudrait supprimer ?". Paul Reboux répondait déjà dans un programme théâtral:

M. Paul Reboux

Nous n'avons pas eu le plaisir d'interroger M. Paul Reboux. A peine cette enquête était-elle commencée que nous trouvions ces lignes de lui dans un programme de théâtre.
Imaginez qu'un cataclysme ait soudain plongé la France entière dans un océan Atlantique subitement élargi.
Les scaphandriers-archéologues du XXXe siècle; en découvrant Paris dans les profondeurs abyssales de la mer, seraient exposés à de bien singuliers raisonnements.
— Etrange découverte! diraient-ils. Nous avons constaté que les habitants de cette fameuse Ville-Lumière ne devenaient importants que bien après l'âge mûr. En effet, les statues dont les fragments ont été trouves sur les places publiques sont toutes des statues de vieux messieurs. Les Français avaient-ils donc coutume de ne trouver de valeur aux-hommes qu'à l'âge où ceux-ci avaient cessé d'en avoir? Ou bien les personnes mûres avaient-elles coutume, chez ce peuple, d'opposer une solide barrière au développement des mérites nouveaux? Quoi! Pas un homme beau et bien fait, dans la force de l'âge, n'a mérité de Paris une statue ? ne rendait-on hommage qu'à la décrépitude.? Il y aurait du vrai -en de telles réflexions.
Pourquoi, d'ailleurs, garnir de statues nos places et nos refuses, au point de les rendre aussi encombrés que nos chaussées ? Il est pourtant des moyens plus habiles, plus logiques, et de meilleur goût pour perpétuer le souvenir d'un grand homme...
Qu'on donne à une découverte le nom de son auteur ; à une loi scientifique le nom du savant qui, le premier, l'a formulée à ,un remède le nom du médecin ou du chimiste qui l'a imaginé. Voilà l'hommage rationnel.
Pour l'écrivain, pour le poète, une édition soignée, mais d'un prix accessible au populaire, fixerait harmonieusement, la pensée et l'art d'un auteur.
Il vaut mieux, en effet, répandre et célébrer les œuvres des gens, que de figer ceux-ci en une altitude quelconque, pour que, cinquante ans plus tard, cette statue d'un illustre oublié ne serve plus que de point de rencontre aux amoureux, à l'heure crépusculaire des rendez-vous...

In Comoedia n° 6334 daté du 21 mai 1930

Il existe un dessin signé André Hellé (1871-1945) sur le même thème de l'invasion des squares par les statues. La date et la provenance restent inconnues pour le moment :



 

mardi 22 septembre 2015

La vie scoute en 2928

Parmi les annonces parisiennes publiées dans le n° 5436 de Paris-soir (5 juin 1938), on trouve cet encart:


lundi 21 septembre 2015

Luc By, Le rêve de l'inventeur (1915)

Luc By est le pseudonyme de Lucien Laby (1892-1982). Ce médecin est l'un des rares membres du corps médical à avoir témoigné par le dessin des conditions de vie dans les tranchées. Collaborateur de différents journaux, il a dessiné de nombreuses caricatures.
Parmi ses dessins quelques-uns relève de la conjecture. En pleine guerre, il illustre "Le rêve de l'inventeur" pour La Baïonnette.


dimanche 20 septembre 2015

La chirurgie de l'avenir ! (1934)

Les anticipations médicales sont nombreuses. Pierre Véron imagine "Une consultation médicale en l'an 2000"(1882), quand il ne veut pas "raccommoder les cervelles". Le docteur FM Grangère entrevoit la médecine de l'avenir (1921).
Parmi les textes d'anticipation médicale, on trouve beaucoup d'humour. Que de Diafoirus (pour reprendre le nom du médecin dans Le Malade imaginaire de Molière) se retrouvant la cible des satiristes.

Voici une chronique du Petit Grégoire sur le thème du remplacement des organes...

SOURIRES

Gloire aux chirurgiens d'Amérique ! Est-il encore un coin de l'organisme humain qu'ils n'aient exploré ? Y a-t-il, de la tête aux pieds, une pièce mécanique qu'ils soient incapables de remettre à neuf ?
Posez plutôt ces questions à la dame de San Francisco - le Daily Mail – nous livre son nom qui souffrait d'avoir un cœur de pierre... Je sais bien que ce bobo est très répandu et qu'ils sont légion les vivants dont les ventricules et les oreillettes clochent par suite de malfaçon... Mais le coeur dur de l'Américaine a été bel et bien transforme en coeur tendre : la couche de calcium qui servait d'enveloppe a été délicatement expulsée par les bistouris !...
Honneur à la science !... Sont-ils heureux, les Californiens à qui l'on donne la certitude de guérir maintenant des pires infirmités physiques et morales…
- J'ai le cœur gros dit l'un.
- Qu'à cela ne tienne, répondent les chirurgiens... Nous allons en réduire les dimensions...
- Et moi. je voudrais en avoir le coeur net ! soupire une femme inquiétée par les absences de son mari…
- Veuillez, Madame, prendre place sur la table d'opération…
Nous lirons d'autres merveilles, allez, au fur et à mesure que les expériences se multiplieront. Bientôt, par un Yankee ne se plaindra d'avoir des trous dans sa mémoire : on les comblera, pardienne, comme les fissures d'un mur et les cavités d'un terrain.
Les araignées au plafond que logent, toute leur vie durant, certains hurluberlus, ne résisteront pas davantage aux recherches des savants : la bestiole, égarée entre les circonvolutions cérébrales, captée par des pincettes, sera priée d'aller confectionner ailleurs ses toiles fantaisistes...
Plus d'hommes félés dans le Nouveau-Monde si, par hasard, il en existe en ce pays de Cocagne. Aux Etats-Unis, on recolle une anatomie comme une faïence ou une porcelaine…
Entonnons un hymne au progrès ! Le jour est proche qui verra les chirurgiens d'Outre-Atlantique dans leurs boutiques aux cent rayons... A chaque malade, chaque blessé, ils offriront des pièces détachées, garanties d'origine : estomacs blindés, poumons d'acier, etc.
Et sur la devanture, on lira
Réparations en tous genres.

Le Petit Grégoire.
Chronique « Sourires », in Ouest-Eclair daté du 23 décembre 1934


A lire sur ArchéoSF:
Le Petit Grégoire a publié plusieurs textes d'anticipation humoristique:
La mode en 1950 ou 2000 (1928)
Biographie anticipée du Kid (1934)



jeudi 17 septembre 2015

Paris Futurs l'anthologie version 1 : derniers exemplaires disponibles !

L'anthologie Paris Futurs publiée aux éditions publie.net au format "fascicule" est presque épuisée. 
Il n'y aura pas d'autre édition sous ce format. La prochaine version, qui sera bientôt disponible, sera de format poche, contrairement à cette première version collector au format "fascicule", aura un autre ISBN et une autre couverture.
Collectionneurs, c'est le moment où jamais de faire l'acquisition de l'un des derniers exemplaires de Paris Futurs version 1. L'achat du livre papier (12 euros + 3,13 euros de frais de livraison pour la France, expédition possible partout dans le monde) vous donne gratuitement accès à la version numérique.

Paris du futur, imaginés, fantasmés, rêvés par des écrivains des XIXe et XXe siècles. Paris en ruines, Paris ville-lumière, Paris utopique, Paris dramatique, Paris sous la glace… Dix-huit textes pour vous faire voyager dans le temps et jouer aux archéologues du futur.

Sommaire

Les Ruines de Paris. Songe — Roland Bauchery La ville nouvelle ou le Paris des Saint-Simoniens — Charles Duveyrier Paris en ruines — Clémence robert Paris futur — Théophile Gautier Paris futur — Joseph Méry Paris futur — Victor Fournel L’avenir — Victor Hugo Transformation de Paris — Tony Moilin Les ruines de Paris — Gustave Nadaud La vie à Paris en 1987 — Mirliton Paris futur — Pierre Véron La statue de Gambetta en l’an 2000 — M. Millaud Le Paris futur ou l’An trois mille sept cent quatre-vingt-neuf — Arsène Houssaye La mort de Paris — Louis Gallet Paris futur — Jules Hoche En 2305… De certaines peintures découvertes dans les ruines de Paris — François Crucy L’inscription — Eugène Fourrier L’inondation du métropolitain — Paul Vibert

Paiement possible par chèque, Paypal ou virement.

Pour commander l'un des derniers exemplaires collector, contactez :imagespopulaires[chez]gmail[point]com

mercredi 16 septembre 2015

Lucien Cornet, Le paradoxe de la circulation. Court extrait d'une histoire de France publiée au XXXe siècle (1920)


Député puis sénateur de l'Yonne, Lucien Cornet (1865-1922) utilise l'anticipation pour défendre ses idées en terme d'aménagement du territoire privilégiant les circuits courts dans Le paradoxe de la circulation. Court extrait d'une histoire de France publiée au XXXe siècle (1920)




Photo de M. Lucien CORNET, ancien sénateur ANTICIPATIONS 

Le paradoxe de la circulation 

Court extrait d'une histoire de France publiée

 au XXXe siècle

Tous les documents qui nous sont parvenus de cette époque indiquent que la période de 130 ou 140 ans comprise entre la fin du XVIIIe siècle et le commencement du XXe fut, en Europe, extraordinairement troublée. Il y eut notamment deux grandes séries de guerres, au début du XIXe et au début du XXe siècle, et, après la dernière, un moment d'effroyable confusion. Si, dans cet assemblage de faits extrêmement embrouillés, nous voulons mettre quelques clarté, nous aboutissons aux conclusions suivantes :
- Les guerres du début du XIXe siècle furent livrées entre les principes nouveaux de liberté et les principes anciens de despotisme. En dépit de la défaite de la France, qui avait été le champion des idées nouvelles, celles-ci ne purent être étouffées ; mais la philosophie française du XVIIIe siècle s'était imaginée à tort que la liberté et l'égalité politiques se suffisaient à elle-mêmes ; or, l'inégalité sociale qui s'accrut au XIXe siècle par suite d'une prodigieuse extension de la richesse mobilière montra crue la liberté et l'égalité politiques n'étaient que des mots quand il subsistait une aussi forte inégalité sociale. Il y eut déception, tout à fait injustifiée pour la raison qu'une œuvre n'est pas forcément mauvaise parce quelle est incomplète.
Mais cette déception servit les puissances centrales lorsqu'en 1914 elles entreprirent d'abolir à tout jamais, en écrasant la France, l'œuvre de la Révolution française. En Russie, en Allemagne, et ailleurs encore, il y eut des gens qui dirent : « A quoi bon ? », alors que leurs intérêts les plus évidents étaient contre le despotisme militaire de la Prusse. Il n'en est pas moins vrai que cette désertion partielle des masses populaires dans certains pays ne fut pas étrangère à la prolongation de la guerre.
En ce qui concerne les troubles qui suivirent la fin de la guerre, ils proviennent d'une cause plus étrange encore : les producteurs ayant, dans l'Europe occidentale, manifesté énergiquement leur intention de ne plus vouloir travailler pendant 10, 11 et 12 heures pour des salaires dérisoires, il fut bientôt évident que l'équilibre économique antérieur ne pouvait être rétabli et, que la France allait connaître la pénurie, sinon la famine.
Pareil résultat était étrange jusqu'au scandale dans un pays fertile qui, jusque-là, avait toujours nourri sa population et qui, depuis, a continué à nourrir les générations. Comment cela pouvait-il se faire ? C'est bien simple, et le contraste entre ces effets prodigieux et la cause puérile de l'événement a quelque chose de comique, qui prête au sourire : la France consacrait une si grande quantité de ses ressources en produits bruts ou manufacturés et en main-d'œuvre à transporter choses et cens d'un bout à l'autre du pays qu'il n'en restait plus assez pour la production. Il était arrivé aux hommes du XIXe siècle qui, par l'invention de la vapeur et de l'électricité, étaient parvenus à parcourir l'espace avec une rapidité inconnue jusqu'alors, il était arrivé, disons-nous, la même aventure qu'aux enfants qui disposent d'un nouveau joujou : ils le font servir à toutes sortes d'usages pour lequel il n'est point fait.
Les chemins de fer étaient originairement destinés à transporter des hommes qui voulaient s'instruire en visitant le monde ; on les fit servir à transporter les denrées et les marchandises d'un point là un autre. Avec un faible effort, on aurait pu, comme la suite l'a démontré, produire sur place presque tous les objets qu'on consommait (il n'y avait pour cela qu'à désintégrer résolument les grandes villes. Paris compta jusqu'à 6 millions d'habitants !). On paraissait éprouver un étrange et morbide plaisir à séparer la production de la consommation. Et l'on ne s'aperçut que tard de ce fait si simple, et si évident, c'est que le mal produit par ces transports rendant inévitable d'autres transports, si l'on ne voulait pas prendre le parti de réagir vigoureusement, on en arrivait finalement à ce point d'insanité que l'industrie des transports allait absorber toute la production de la France.
Un document des plus intéressants est venu jusqu'à nous. C'est le résultat du recensement en France en 1906. On avait interrogé les Français sur leur profession : la réponse qu'ils fournirent eut un caractère effarant qu'on aperçut pas tout d'abord. Sur 40 millions d'habitants en chiffres ronds que comptait France, il y avait 500.000 personnes employées aux transports. Cela faisait une personne sur 80 ; mais il faut compter que beaucoup d'employés hommes étant mariés, leurs femmes, elles aussi et leurs enfants, vivaient des transports. Mais ne comptons que les producteurs. Voilà 500.000 personnes qui ne faisaient que cela.
Mais les chemins de fer et bateaux nécessitent du charbon : comptons un quart du total des gens affectés à cette industrie : 45.000 ; même observation pour les métallurgistes, pour les industries de la voiture, de l'huilerie , de l'emballage, des bâches, du cartonnage, etc... Cela fait déjà un merveilleux total.
Mais ce n'est pas tout : quand on transporte des objets d'un point à un autre, il faut, pour les recevoir, des entrepôts gigantesques, des halls, des gares, des ports, etc., etc. Encore une nouvelle portion de mineurs, de métallurgistes, de terrassiers, de maçons, etc., qui, s'occupant à cela, n'exécutaient pas d'autres travaux.
Encore autre chose : ces objets, qui se promenaient d'un point à un autre, étaient commandés non par un consommateur à un producteur, mais par un commerçant à un commerçant.
Le commerce prit une extension folle : deux millions et plus de citoyens s'y consacraient, dont les deux tiers au moins auraient été des producteurs, si ce n'avait été la mode de jouer à la raquette avec les produits.
Si l'on récapitulait, et en comptant que de nombreux peintres, menuisiers, etc., travaillaient spécialement pour le commerce, on peut dire qu'il y avait quatre dixièmes de la France qui ne vivaient que des transports. Lorsque six sont obligés de travailler pour dix, ils se font payer en conséquence. Lorsqu'une grande partie des ressources de la France est employée à faire changer de place au reste, il y a là un poids mort accablant. Le jour où l'on s'en aperçut et où l'on sut imposer silence à ceux qui tiraient profit de cet état de choses et par conséquent en célébraient les louanges, ce jour-là la fin de la crise fut en vue. »


Par anticipation,

Lucien CORNET,
sénateur. 

Lucien Cornet, Le paradoxe de la circulation. Court extrait d'une histoire de France publiée au XXXe siècle, in Le Radical, 1er octobre 1920.

samedi 12 septembre 2015

Graindorge, Dépopulation (1896)

La question démographique a été un sujet sensible entre la guerre de 1870-71 et celle de 1914-1918 en France. Source de polémiques, elle a aussi été une inspiration pour les auteurs de conjectures. Graindorge (qui est un pseudonyme d'Alfred Capus) anticipe un avenir où la population française s'est fortement réduite mais dans laquelle ses travers n'ont pas disparu. Quelques mois plus tard, le 22 août 1896, le docteur Jacques Bertillon, le frère d'Alphonse Bertillon pionnier de la identité judiciaire, fonde l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, c'est dire si le thème était dans l'air du temps




Dépopulation



On n'a pas encore le résultat officiel du recensement, mais un fait semble acquis : c'est que la France se dépeuple.

Graindorge assure que cette triste nouvelle est en ce moment l'objet de toutes les conversations. Encore quelques siècles, et les Français, réduits à leur plus simple expression, ne formeront plus que l'ombre d'un peuple.



La scène se passe en l'an 3996.



UN FRANÇAIS. — Mes chers concitoyens, ce que l'on prévoyait depuis longtemps est malheureusement arrivé. La France s'est dépeuplée de plus en plus, et nous en sommes arrivés à n'être plus que quelques-uns dans le Beau pays de France.

DEUXIÈME FRANÇAIS. — Enfin, ce qui est fait est fait ! Ce n'est pas la peine de nous casser la tête.

TROISIÈME FRANÇAIS. — Il s'agit de prendre une résolution.

PREMIER FRANÇAIS. — Il s'agit surtout de faire un recensement exact des citoyens français qui restent encore.

DEUXIÈME FRANÇAIS. — A quoi bon?

PREMIER FRANÇAIS.— C'est dans l'intérêt de la statistique. Les nations périssent, la statistique ne meurt pas.

DEUXIÈME FRANÇAIS. — Combien reste-t-il de Marseillais ?

PREMIER FRANÇAIS. — Deux mille quatre cent un.

DEUXIÈME FRANÇAIS. — J'ai lu, dans des livres, qu'il fut une époque où il y en avait près de cinq cent mille !

TROISIÈME FRANÇAIS (sceptique). — On dit ça... J'ai bien lu, moi, qu'autrefois Bordeaux avait deux cent mille âmes... Il est vrai que les Bordelais exagèrent toujours un peu. Quoi qu'il en soit, nous avons encore six cent cinquante-trois Bordelais, et je trouve que c'est bien joli.

PREMIER FRANÇAIS. — Mes chers amis, ne nous faisons pas d'illusion. La France a été infiniment plus peuplée qu'elle ne l'est aujourd'hui... Voyez ces chiffres que je mets sous vos yeux... Consultez-les... et tâchons au moins de ne plus diminuer dorénavant. Ayons confiance ! Malgré les ravages de la dépopulation, la France est toujours la France et les Français sont toujours le peuple le plus spirituel de la terre.

DEUXIÈME FRANÇAIS (consultant les tables de statistique). — Par exemple, il y a une chose qui m'étonne. Le nombre des Français diminue, mais les impôts augmentent tout de même chaque année.

PREMIER FRANÇAIS.— C'est un des mystères de l'histoire de France. Le jour où il ne resterait qu'un seul Français, ce Français-là trouverait encore le moyen d'être écrasé d'impôts, ce qui ne l'empêcherait pas de représenter à lui tout seul la vieille gaieté française. 

Graindorge (pseudonyme d'Alfred Capus?), « Dépopulation » in Les Annales politiques et littéraires , n° 668 daté du 12 avril 1896 ; in La Lanterne, n° 1618 daté du 26 décembre 1899 (sans la mention de la date de 3996)

A lire sur ArchéoSF:

mercredi 9 septembre 2015

Alphonse Allais, Finis Britanniae (1897)

En 1897, la reine Victoria fêtait un jubilé de diamant (le 22 juin). L'actualité nous apprend que la durée de règne de la "grand-mère" de l'Europe est désormais dépassée par celle de son arrière-arrière-petite-fille Elisabeth II.
Au moment du jubilé de 1897, Alphonse Allais alertait les autorités sur la disparition prochaine du Royaume Uni (la perfide Albion) à travers trois articles humoristiques publiés dans Le Journal.


Finis Britanniae 

Notre vieille camarade l'Angleterre n'a pas eu une bonne presse, ces temps-ci.
L'insolence paradeuse de son jubilé lui aliéna une grande partie de l'Europe et les principaux organes des grandes nations ne le lui envoyèrent pas dire.
Dans ce concert de malédictions, nos confrères allemands se distinguèrent particulièrement et ne se gênèrent pas pour blaguer le colosse britannique, colosse, disaient-ils, en baudruche soufflée qu'une épingle prochaine suffirait à dégonfler.
Nos confrères allemands ne savaient pas dire si vrai ; leur prophétie est à la veille de se réaliser.
Nous avons, en effet, le plaisir d'être les premiers dans la presse à annoncer l'imminente disparition de l'Angleterre.
Il fallait s'y attendre, d'ailleurs, et depuis longtemps les savants prévoyaient cet événement sensationnel.
« Les temps sont proches ! » disaient-ils.
- L'heure est venue.
L'Angleterre, vidée de sa houille, creusée au plus creux de ses sous-sols, délestée de ses minerais de fer, l'Angleterre est arrivée à un tel point d'allégement qu'elle flotte.
Depuis avant-hier, L'ANGLETERRE FLOTTE !
Certes, elle ne flotte pas à la crête des flots comme un vieux bouchon de Champagne (I) mais elle flotte…
A l'Observatoire de Greenwich, où je me trouvais jeudi dernier, tout le monde était en proie à la plus vive inquiétude.
L'honorable Sir Loin of Wildhog, un des astronomes les plus réputés de l'établissement, ne m'a pas caché son angoisse.
— Nous ne constatons pas encore de ballottement bien sensible, mais nous avons relevé, ce matin, un déplacement de l'île vers l'Ouest d'environ un demi-degré.
— Diable ! fis-je.
— En continuant notre route à cette allure, nous serons sur les côtes d'Amérique avant la fin de l'année, à moins que...
— A moins que ?…
— A moins qu'un dénouement plus tragique ne survienne.
En disant ces paroles, le vieil astronome prit un ton dont la gravité frisait le fatidique…
— God save the Queen! fis-je en serrant la rude main tannée du savant grand-seigneur.
Et Sir Loin of Wildhog ne put se défendre d'une larme qui — je ne m'en cache pas — trouva dans mon cœur un sympathique écho. 

Alphonse Allais, "Finis Britanniae", in Le Journal, 5 septembre 1897.

mardi 8 septembre 2015

Guy, Le tombeau du pharaon (1942)

Les erreurs des archéologues du futur sont souvent le thème de courts textes parus dans la presse. S'appuyant sur l'actualité (la mise à l'abri de la momie de Toutânkamon dans Londres bombardée), "Guy" imagine la redécouverte mille ans plus tard d'un étrange tombeau...


LE TOMBEAU DU PHARAON
Film scientifique en cinq épisodes

1er ÉPISODE. Lord Carnavon and Co violent la sépulture de Tout-Ank-Amon. Les objets contenus dans le tombeau donnent de précieuses indications sur la civilisation contemporaine du pharaon.
2e ÉPISODE. Tout-Ank-Amon est une momie vindicative, lord Carnavon et ses collaborateurs périssent les uns après les autres du même mal mystérieux.
3e ÉPISODE. Le fracas de la guerre se rapproche. Les journaux de 1942 nous apprennent que le gouvernement a décidé d'abriter les restes de Tout-Ank-Amon dans les offres de la Banque d'Egypte.
4e ÉPISODE. Chaos universel consécutif à la guerre.
5e ÉPISODE. Extrait des Journaux de l'an 2950 « Une expédition scientifique vient de découvrir la momie d'un pharaon. Le tombeau, fait d'un blindage d'acier renforcé, et fermé d'une puissante serrure à triple secret, contenait des carnets de chèques, des banknotes, des valeurs « Canal de Suez » et « Chemins de fer du Nil ». On juge de l'importance d'une telle découverte qui montre à quel degré de raffinement atteignait la civilisation de l'antique Egypte.

Guy, « Le tombeau du pharaon. Film scientifique en cinq épisodes »,
 in L'Ouest Eclair, n° 16603, 23 juillet 1942

dimanche 6 septembre 2015

Réception de M. Lafon-Boutary (1947)

Jean de Lafon-Boutary (1881-1975) est l'auteur de deux ouvrages de science-fiction : L'Amour inquiet (1937) et sa suite L'Enigmatique amour (1938).

En 1947, il est reçu à l'Acédémie de Montauban. Le discours résume ses oeuvres conjecturales :


Vous composez quelques vers et vous vous attaquez à une œuvre de longue haleine. Elle ne comporte en vérité que deux volumes: « L'Amour Inquiet » et « L'Enigmatique Amour », édités en 1938 chez Aubanel père, en Avignon, mais elle eut, à mon sens, mérité d'être plus largement développée.

Le premier volume étant épuisé je m'aiderai pour faire connaître votre œuvre à mes confrères de l'analyse qu'en fit Me Sermet, vous avez bien voulu m'offrir le second et je dispose, donc, d'éléments suffisants pour les présenter à l'Académie.
Le savant André Azelot, versé dans l'alchimie, entreprend, en 2925, un voyage dans l'avenir. Il lui suffit d'absorber une pilule exactement dosée dont l'action entraîne le dédoublement de son organisme. Une partie de lui-même demeure en léthargie et une autre, accélérant sa croissance devance et dépasse par la rapidité de son développement la vitesse du Temps. Il a, au cours de son voyage dans le futur, séjourné chez le savant Maurice B. S. A. 337 110 (c'est ainsi que sont connus les hommes à cette époque là). Au retour de ce voyage Azelot réunit ses amis pour leur faire le récit de son séjour chez le savant Maurice. L'humanité est successivement passée par toutes les tribulations annoncées par l'Apocalypse, ce sont ces tribulations que vous avez décrites en imaginant ce que pourrait être la vie en des temps si éloignés.
Et Me Sermet concluait en disant que c'était là un très curieux ouvrage d'imagination. Vous y laissiez prévoir que, après tant de traverses, un millénaire de Paix pourrait être accordé à l'humanité.
Vous avez bien voulu me faire hommage de votre second volume: « L'Enigmatique Amour ». Au cours de son voyage Azelot a rencontré Mireille, fille de Maurice, et il l'a aimée.
Mais celle-ci est demeurée impénétrable et il ne sait si son amour est partagé ; il a un rival, un certain Harold, dont la sœur Régina éprouve une forte inclination envers Azelot.
Sur ces entrefaites Azelot apprend que Maurice B. S. A. n'est autre que Honorius, alchimiste du XIIIe siècle, son propre aïeul, il a découvert la formule originale qui permet de devancer le temps. Ainsi se trouvent réunis un savant du XIIIe et un savant du XXe siècle qui est un des lointains descendants du premier. Mireille se trouve être l'aïeule, d'Azelot qui ne saurait l'épouser mais elle a une descendante, Paule de Laincourt, cousine très éloignée d'Azelot qui pourra en faire sa femme.
La conclusion se devine. Si le passé ne nous appartient plus il nous impose sa loi, nous pouvons préparer l'avenir, seul le présent est le nôtre, il est un don de Dieu.
En dépit d'une imagination extraordinaire ce petit livre est un ouvrage très profond et qui donne à réfléchir ; il est écrit dans une langue parfaite, nourrie de suc classique, variée, sans monotonie ni lourdeur. Et si je me permettais une critique courtoise je regretterais qu'un excès de densité dans les péripéties de vos romans empêche le lecteur de goûter l'aisance et la pureté de votre style.
Votre œuvre tout entière n'est, en définitive, qu'un long examen de conscience sur la destinée humaine et son devenir.
Assise sur une foi solide elle est exempte d'inquiétude morale.
Vous vous demandez simplement ce que deviendra l'homme à qui Dieu a donné l'intelligence, ce feu du ciel que Prométhée voulut lui ravir? Après ce voyage dans le passé et vers le futur à la manière de Wells, vous concluez avec sagesse que l'homme trouvera son bonheur dans la simplicité des mœurs, dans l'acceptation des tâches quotidiennes illuminées par une haute spiritualité.

vendredi 4 septembre 2015

Richard Cantinelli, Une bibliothèque en Utopie (1927)

La semaine dernière ArchéoSF se penchait sur la question des bibliothèques de l'avenir.
En 1927, Richard Cantinelli (1870-1931), conservateur de la bibliothèque de la ville de Lyon, administrateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève puis conservateur de la bibliothèque de la Chambre des députés imaginait « Une bibliothèque en Utopie » qui préfigure par son architecture le site François-Mitterrand de la BnF à Paris.


Une bibliothèque en Utopie

Un jour, enfin, l'idée apparut, et si évidemment logique, qu'il devint urgent de la réaliser.
C'était dans la plus vaste bibliothèque de la première ville d'Utopie. Les siècles y avaient accumulé une quantité immense de livres de toute sorte, alignés sur plus de cent cinquante kilomètres de rayons. Toute la littérature du monde, répétaient, non sans orgueil, les conservateurs, se trouvait là rangée en bel arroi. Et que de catalogues !

Ariane, ma soeur, dans quels fils empêtrée
Vous courûtes parmi cette affreuse contrée !

Les distributeurs, amaigris, les joues creusées, les yeux brillants, exténués par des courses incessantes à travers le labyrinthe des travées, voyaient avec terreur s'étendre leur domaine où les architectes construisaient sans relâche suivant de très antiques formules. Les lecteurs non plus n'étaient pas rassurés. A mesure que s'élargissait le pays des livres, ils constataient que s'allongeait le temps employé à les obtenir.
Des « cotes » astronomiques où les lettres grecques se juxtaposaient aux exposants, formaient une langue nouvelle sujette à d'innombrables erreurs d'interprétation. Et l'heure était proche où le souvenir légendaire d'Omar se serait présenté à quelques esprits hardis comme la seule chance de salut et de restauration.

C'est alors qu'un inconnu, que son ignorance préservait de toute routine, un jour qu'il s'était mêlé à une caravane d'explorateurs, fut visité par l'Idée, qu'il formula aussitôt en ces termes hermétiques : « Le salut est dans la substitution de la verticale à l'horizontale. »
Il s'en fut demander audience au directeur de la bibliothèque, qui, par hasard, se trouvait être un homme jeune et hardi. Il lui porta, il lui livra l'idée encore vierge. Le directeur, l'ayant épousée, la fit reconnaître et adopter par les pouvoirs publics. Les travaux commencèrent sans retard.
Un vaste espace de quarante mètres de côté avait été réservé au centre des bâtiments pour des agrandissements futurs ou bien pour une de ces organisations bibliographiques dont rêvent les architectes et que redoutent les bibliographes. Cet espace fut mis à nu, creusé pour recevoir des fondations robustes. La nouvelle bibliothèque sortit de terre à cette place. Tout était en fer à jours, les montants, les rayons, les parquets. Une double cloison de briques préservait l'ensemble du bâti contre les intempéries. Les divers éléments de la construction, fabriqués suivant des calibres « standard » une fois établis, venaient s'ajuster l'un à l'autre sans erreur possible. Solidement boulonnés, ils formaient des étages de deux mètres de haut composés de travées doubles séparées par des passages de 0m80. Chacun des étages contenait 200,000 volumes. Aux quatre angles de la construction étaient ménagés trois monte-charges et un ascenseur. Le côté de la construction tourné vers l'ouest était privé d'ouvertures, le jeune architecte chargé de ce nouveau travail ayant appris que la lumière du soleil couchant est funeste aux livres.
A mesure que s'élevait la construction que couvrait un toit mobile, le directeur de la bibliothèque, qui ne pouvait attendre la fin des travaux pour mettre en oeuvre la conception nouvelle, faisait transporter dans les travées de fer les ouvrages choisis dans les anciens magasins uniquement d'après leurs formats. Un numéro d'ordre était donné à chaque volume suivant la nouvelle place qu'il occupait, ce numéro étant immédiatement inscrit sur les anciennes fiches et dans les divers catalogues.
Cependant, les nouveaux magasins grandissaient à vue d'oeil. Quand on eut achevé le trentième étage, on posa la toiture définitive. De l'extérieur, les passants admiraient cet édifice hardi qui aurait suscité l'enthousiasme des archéologues s'ils l'avaient découvert en Egypte. Son ombre tournait avec le soleil sur tous les toits environnants. Des colonnes engagées, se détachant de l'ensemble par le relief et par la nuance, semblaient le soutenir et le porter vers le ciel, masse énorme et légère baignée d'azur et de rayons, que couronnait le soir, comme un symbole, le vol tournoyant des libres oiseaux. Des fenêtres judicieusement disposées amusaient l'oeil et lui permettaient d'apprécier la hardiesse et l'harmonie de l'ensemble.
A maison neuve, âmes neuves.
On ne voit plus ces bibliothécaires enfouis dans un coin d'ombre et de poussière sous des tas de volumes inexplorés. Mais, dans de vastes bureaux que les locaux enfin vidés de leurs livres ont rendus disponibles, des fonctionnaires bienveillants, doublés de dactylos, le téléphone à portée de la main, lancent à travers la maison des ordres précis, vite obéis.
Les distributeurs, répartis dans les trente étages, logeant auprès du ciel comme les astrologues, accomplissent une tâche déterminée et facile. Ils engraissent. L'étage qui leur est confié, et dont ils ont l'entière responsabilité, ils prennent à coeur de l'entretenir à la perfection. Maniant tour à tour l'aspirateur et le torchon, ils connaissent à merveille les numéros de la section qui leur est dévolue, vont les yeux fermés vers l'ouvrage demandé, puis le confient d'un geste machinal à la vélocité des monte-charges. Aux lents cheminements à travers un dédale de jour en jour plus compliqué a succédé le rapide vertical permettant d'atteindre en un temps sensiblement égal toutes les parties de la bibliothèque. Quels que soient la qualité et le nombre des demandes, le lecteur reçoit satisfaction en cinq minutes. Chaque ouvrage déplacé est inscrit sur un tableau, effacé dès son retour. Ainsi les révisions annuelles n'ont plus de raison d'être.
Et le public? Le public va maintenant à la Bibliothèque, non pour s'y acoquiner dans la mollesse des attentes indéfinies, dans la puanteur d'une atmosphère confinée. Il avait constitué lentement une variété de l'espèce humaine, caractérisée par des tics et des couleurs d'habit et qu'on voyait aux heures des repas descendre la rue, une serviette débraillée sous l'épaule anguleuse, rêveurs sans rêve bousculés par les mitrons et les commis. A présent, le public, plus nombreux et semblable au reste des humains, entre à la Bibliothèque comme dans une agence, demande un renseignement, cueille une référence, emprunte un volume et rentre chez lui travailler dans la solitude parmi ses livres familiers.
Dans la vibration rythmique des ascenseurs, sous les rayons croisés des verres de couleur, toute la bibliothèque vit d'une vie complète et heureuse.
Dans cette tour immense, traversée d'air pur, tout danger d'incendie est à jamais écarté. Plus d'odeur de vieux livres, de moisissures. Le livre respire. Le thermomètre, été comme hiver, marque dix-sept degrés.
Mais que sont devenus les magasins de jadis, les beaux rayonnages? Les rayonnages ont été aisément vendus à des fabricants de meubles anciens. Quant aux vastes salons, aux galeries rendues à leur splendeur première, on y a installé le Musée de l'Histoire des civilisations. Les musées proprement dits, où, perpendiculairement à une patinoire, sont accrochés dans le seul ordre chronologique des femmes nues, des archevêques, des paysages, des natures mortes, ces musées ne nous renseignent que fort incomplètement sur notre passé. Dans la nouvelle Bibliothèque qui n'est pas seulement un Conservatoire, mais une maison d'enseignement, voici se succédant : une salle de préhistorique, une salle égyptienne, puis la Grèce primitive, la Grèce de Périclès, Rome, le moyen âge, la Renaissance, la Réforme, le XVIIe siècle, etc., etc., chacune de ces époques de l'esprit figurée par ses caractéristiques les plus marquantes. La tour centrale s'élevant au milieu est comme la fleur merveilleuse issue de l'humus séculaire.
Que voilà une conception primaire ! Les bibliothécaires chargés de mener à bien cette entreprise étaient gens trop avertis pour ne pas avoir pressenti et évité ce reproche. Ils ont su prouver par l'exemple qu'un primaire large vaut mieux qu'un supérieur rétréci. Mais ceci, comme on dit trop souvent aujourd'hui, ceci est une autre histoire.

Une bibliothèque en Utopie, Les Cahiers de la République des lettres, des sciences et des arts, 15 octobre, n° 8, année 2, 1927

mercredi 2 septembre 2015

Gabriel Boissy, ???, 1932

Le titre des œuvres (nouvelles, essais, romans,…) est toujours indiqué dans les chroniques d'ArchéoSF. Pourtant, dans le cas qui nous intéresse, ce titre manque. Les ??? soulignent mon ignorance quant à l'intitulé du texte dont j'ai trouvé la trace dans la presse de l'époque.
Avis aux chercheurs, je souhaite pouvoir lire l'ensemble du texte et ne pas me contenter des bribes que je soumets au lecteur aujourd'hui… A vos collections d'Art et Médecine pour l'année 1932 !

C'est [...] une belle page d'éloquence que je vous signalerai aujourd'hui, précisément parce que l'éloquence tarde à reprendre dans nos lettres sa part.
Elle est de Gabriel Boissy, dans le dernier numéro d'Art et Médecine. Boissy imagine le discours prononcé en 2932, dans mille ans, par le Régent suprême de la F. l. R. M. A., c'est-à-dire de la Fédération impériale des républiques méditerranéennes autonomes. Car le nombril du monde, dont les Grecs avaient sculpté à Delphes le symbole, sera toujours la Méditerranée, aussi longtemps que la planète elle-même n'aura pas changé.
Et ce que Boissy porte aux nues, ce sont les travaux immenses qui ont étendu le port de Marseille jusqu'à l'étang de Berre et jusqu'au Rhône, à travers la montagne, travaux magnifiques, accomplis de nos jours, sous nos yeux, dont tous les Français devraient s'enorgueillir et que presque tous ignorent, au contraire. L'éloquente imagination de Gabriel Boissy subjuguera la mémoire la plus ingrate. L'expression littéraire heureuse peut être gratuite sans jamais devenir Inutile, aussi bien. Mais elle sert aussi directement. A proportion de sa beauté.

Eugène Marsan, in Le Figaro, daté du 15 mars 1932.