En 1927, Richard Cantinelli
(1870-1931), conservateur de la bibliothèque de la ville de Lyon,
administrateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève puis
conservateur de la bibliothèque de la Chambre des députés imaginait
« Une bibliothèque en Utopie » qui préfigure par son
architecture le site François-Mitterrand de la BnF à Paris.
Une bibliothèque en Utopie
Un jour, enfin,
l'idée apparut, et si évidemment logique, qu'il devint urgent de la
réaliser.
C'était dans la
plus vaste bibliothèque de la première ville d'Utopie. Les siècles
y avaient accumulé une quantité immense de livres de toute sorte,
alignés sur plus de cent cinquante kilomètres de rayons. Toute la
littérature du monde, répétaient, non sans orgueil, les
conservateurs, se trouvait là rangée en bel arroi. Et que de
catalogues !
Ariane, ma soeur, dans quels fils empêtrée
Vous courûtes parmi cette affreuse contrée !
Les distributeurs,
amaigris, les joues creusées, les yeux brillants, exténués par des
courses incessantes à travers le labyrinthe des travées, voyaient
avec terreur s'étendre leur domaine où les architectes
construisaient sans relâche suivant de très antiques formules. Les
lecteurs non plus n'étaient pas rassurés. A mesure que
s'élargissait le pays des livres, ils constataient que s'allongeait
le temps employé à les obtenir.
Des « cotes »
astronomiques où les lettres grecques se juxtaposaient aux
exposants, formaient une langue nouvelle sujette à d'innombrables
erreurs d'interprétation. Et l'heure était proche où le souvenir
légendaire d'Omar se serait présenté à quelques esprits hardis
comme la seule chance de salut et de restauration.
C'est alors qu'un
inconnu, que son ignorance préservait de toute routine, un jour
qu'il s'était mêlé à une caravane d'explorateurs, fut visité par
l'Idée, qu'il formula aussitôt en ces termes hermétiques : « Le
salut est dans la substitution de la verticale à l'horizontale. »
Il s'en fut demander
audience au directeur de la bibliothèque, qui, par hasard, se
trouvait être un homme jeune et hardi. Il lui porta, il lui livra
l'idée encore vierge. Le directeur, l'ayant épousée, la fit
reconnaître et adopter par les pouvoirs publics. Les travaux
commencèrent sans retard.
Un vaste espace de
quarante mètres de côté avait été réservé au centre des
bâtiments pour des agrandissements futurs ou bien pour une de ces
organisations bibliographiques dont rêvent les architectes et que
redoutent les bibliographes. Cet espace fut mis à nu, creusé pour
recevoir des fondations robustes. La nouvelle bibliothèque sortit de
terre à cette place. Tout était en fer à jours, les montants, les
rayons, les parquets. Une double cloison de briques préservait
l'ensemble du bâti contre les intempéries. Les divers éléments de
la construction, fabriqués suivant des calibres « standard » une
fois établis, venaient s'ajuster l'un à l'autre sans erreur
possible. Solidement boulonnés, ils formaient des étages de deux
mètres de haut composés de travées doubles séparées par des
passages de 0m80. Chacun des étages contenait 200,000 volumes. Aux
quatre angles de la construction étaient ménagés trois
monte-charges et un ascenseur. Le côté de la construction tourné
vers l'ouest était privé d'ouvertures, le jeune architecte chargé
de ce nouveau travail ayant appris que la lumière du soleil couchant
est funeste aux livres.
A mesure que
s'élevait la construction que couvrait un toit mobile, le directeur
de la bibliothèque, qui ne pouvait attendre la fin des travaux pour
mettre en oeuvre la conception nouvelle, faisait transporter dans les
travées de fer les ouvrages choisis dans les anciens magasins
uniquement d'après leurs formats. Un numéro d'ordre était donné à
chaque volume suivant la nouvelle place qu'il occupait, ce numéro
étant immédiatement inscrit sur les anciennes fiches et dans les
divers catalogues.
Cependant, les
nouveaux magasins grandissaient à vue d'oeil. Quand on eut achevé
le trentième étage, on posa la toiture définitive. De l'extérieur,
les passants admiraient cet édifice hardi qui aurait suscité
l'enthousiasme des archéologues s'ils l'avaient découvert en
Egypte. Son ombre tournait avec le soleil sur tous les toits
environnants. Des colonnes engagées, se détachant de l'ensemble par
le relief et par la nuance, semblaient le soutenir et le porter vers
le ciel, masse énorme et légère baignée d'azur et de rayons, que
couronnait le soir, comme un symbole, le vol tournoyant des libres
oiseaux. Des fenêtres judicieusement disposées amusaient l'oeil et
lui permettaient d'apprécier la hardiesse et l'harmonie de
l'ensemble.
A maison neuve, âmes
neuves.
On ne voit plus ces
bibliothécaires enfouis dans un coin d'ombre et de poussière sous
des tas de volumes inexplorés. Mais, dans de vastes bureaux que les
locaux enfin vidés de leurs livres ont rendus disponibles, des
fonctionnaires bienveillants, doublés de dactylos, le téléphone à
portée de la main, lancent à travers la maison des ordres précis,
vite obéis.
Les distributeurs,
répartis dans les trente étages, logeant auprès du ciel comme les
astrologues, accomplissent une tâche déterminée et facile. Ils
engraissent. L'étage qui leur est confié, et dont ils ont l'entière
responsabilité, ils prennent à coeur de l'entretenir à la
perfection. Maniant tour à tour l'aspirateur et le torchon, ils
connaissent à merveille les numéros de la section qui leur est
dévolue, vont les yeux fermés vers l'ouvrage demandé, puis le
confient d'un geste machinal à la vélocité des monte-charges. Aux
lents cheminements à travers un dédale de jour en jour plus
compliqué a succédé le rapide vertical permettant d'atteindre en
un temps sensiblement égal toutes les parties de la bibliothèque.
Quels que soient la qualité et le nombre des demandes, le lecteur
reçoit satisfaction en cinq minutes. Chaque ouvrage déplacé est
inscrit sur un tableau, effacé dès son retour. Ainsi les révisions
annuelles n'ont plus de raison d'être.
Et le public? Le
public va maintenant à la Bibliothèque, non pour s'y acoquiner dans
la mollesse des attentes indéfinies, dans la puanteur d'une
atmosphère confinée. Il avait constitué lentement une variété de
l'espèce humaine, caractérisée par des tics et des couleurs
d'habit et qu'on voyait aux heures des repas descendre la rue, une
serviette débraillée sous l'épaule anguleuse, rêveurs sans rêve
bousculés par les mitrons et les commis. A présent, le public, plus
nombreux et semblable au reste des humains, entre à la Bibliothèque
comme dans une agence, demande un renseignement, cueille une
référence, emprunte un volume et rentre chez lui travailler dans la
solitude parmi ses livres familiers.
Dans la vibration
rythmique des ascenseurs, sous les rayons croisés des verres de
couleur, toute la bibliothèque vit d'une vie complète et heureuse.
Dans cette tour
immense, traversée d'air pur, tout danger d'incendie est à jamais
écarté. Plus d'odeur de vieux livres, de moisissures. Le livre
respire. Le thermomètre, été comme hiver, marque dix-sept degrés.
Mais que sont
devenus les magasins de jadis, les beaux rayonnages? Les rayonnages
ont été aisément vendus à des fabricants de meubles anciens.
Quant aux vastes salons, aux galeries rendues à leur splendeur
première, on y a installé le Musée de l'Histoire des
civilisations. Les musées proprement dits, où, perpendiculairement
à une patinoire, sont accrochés dans le seul ordre chronologique
des femmes nues, des archevêques, des paysages, des natures mortes,
ces musées ne nous renseignent que fort incomplètement sur notre
passé. Dans la nouvelle Bibliothèque qui n'est pas seulement un
Conservatoire, mais une maison d'enseignement, voici se succédant :
une salle de préhistorique, une salle égyptienne, puis la Grèce
primitive, la Grèce de Périclès, Rome, le moyen âge, la
Renaissance, la Réforme, le XVIIe siècle, etc., etc., chacune de
ces époques de l'esprit figurée par ses caractéristiques les plus
marquantes. La tour centrale s'élevant au milieu est comme la fleur
merveilleuse issue de l'humus séculaire.
Que voilà une
conception primaire ! Les bibliothécaires chargés de mener à bien
cette entreprise étaient gens trop avertis pour ne pas avoir
pressenti et évité ce reproche. Ils ont su prouver par l'exemple
qu'un primaire large vaut mieux qu'un supérieur rétréci. Mais
ceci, comme on dit trop souvent aujourd'hui, ceci est une autre
histoire.
Une bibliothèque
en Utopie, Les Cahiers de la République des lettres, des
sciences et des arts, 15 octobre, n° 8, année 2, 1927