En 1888, Edward Bellamy publie Looking Backward traduit dès 1891 en français sous le titre Cent ans après ou l'An 2000. L'ouvrage est un immense succès (il est le troisième livre le plus vendu aux Etats-Unis pour tout le XIXe siècle).
De nombreux auteurs répondent à Edward Bellamy, proposant des utopies moins autoritaires que Looking Backward ou des dystopies.
A son tour, Edward Bellamy répond à ses détracteurs avec Equality (Egalité) en 1897 qui est considéré comme l'"expression définitive de sa vision utopique" (le texte n'a été traduit qu'une fois en 1900 et n'avait jamais été publié sous la forme d'un volume avant l'édition dans la collection ArchéoSF disponible ICI).
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, plusieurs auteurs ont proposé des utopies se déroulant non pas dans un non-lieu mais dans un avenir plus ou moins lointain comme H-G. Wells avec Une Utopie moderne ou Jean Grave avec Terre libre.
ArchéoSF propose les quatre premiers chapitres de Nouvelles de Nulle part tels qu'ils ont été traduits en 1902 en quatre épisodes dont voici le troisième. Pour lire le premier épisode, cliquez ICI, pour lire le second épisode, cliquez ICI.
La Maison des hôtes et un déjeuner.
Je restais un peu en arrière pour jeter un regard sur cette maison qui, comme je vous ai dit, s’élevait sur la place de mon ancienne demeure.
C’était une bâtisse allongée avec les sommets de son pignon en retrait du chemin, et de longues fenêtres descendant un peu bas placées dans le mur en face de nous.
Elle était très joliment bâtie avec des briques rouges et un toit en plomb; en haut, au-dessus des fenêtres, courait une frise avec des figures en terre cuite, très bien exécutées et dessinées avec une vigueur et une netteté que je n’avais jamais observées dans aucun travail semblable auparavant. Je reconnus tout de suite les sujets et fus familier avec eux.
Cependant, je remarquais tout ceci en une minute; car nous fûmes bientôt à l’intérieur et pénétrâmes dans un hall pavé de marbre en mosaïque et surmonté d’un plafond ouvert en bois. Il n’y avait pas de fenêtres du côté opposé à la rivière, mais des arcades en bas conduisaient dans les chambres; par une de ces arcades on entrevoyait un jardin dans le lointain, et au-dessus de celles-ci s’élevait un long espace de mur gaiement peint en fresques, je crois, avec des sujets semblables à ceux qui formaient la frise de l’extérieur; toutes ces choses étaient jolies et exécutées avec des matériaux très solides; et quoique ce ne fût pas très grand (tant soit peu plus petit que Crosby-Hall peut-être), on avait là la sensation délicieuse d’espace et de liberté qu’éprouve toujours, à la vue d’une architecture bien comprise, un homme qui a l’habitude de regarder.
Dans cet agréable endroit, que naturellement je reconnus pour être le hall de la Maison des hôtes, trois jeunes femmes allaient et venaient légèrement. Comme elles étaient les premières de leur sexe que j’eusse vues pendant cette matinée si remplie d’événements, je les regardais avec beaucoup d’attention, et les trouvais au moins aussi belles que les jardins, l’architecture et les hommes mâles. Quant à leur habillement, que naturellement je remarquais, je peux dire qu’elles étaient voilées décemment avec des draperies, et pas attifées de falbalas ; qu’elles étaient habillées comme des femmes, et pas rembourées comme des fauteuils, comme la plupart des femmes de nos jours. Bref, leurs habillements rappelaient à la fois le costume classique et les formes plus simples des vêtements du XIVe siècle, quoiqu’on vit clairement qu’ils n’étaient pas une imitation ni de l’un, ni de l’autre ; les étoffes légères et gaies de couleur seyaient bien à la saison. Quant aux femmes elles-mêmes, c’était vraiment chose agréable que de les voir : elles étaient si bonnes et avaient l’air si heureuses. Leur corps bien fait respirait la santé et la force. Toutes étaient au moins avenantes et une d’elles même très jolie, avec des traits bien réguliers. Elles vinrent à nous immédiatement, joyeuses et sans la moindre affectation de timidité ; toutes les trois me donnèrent la main, comme si j’étais un ami nouvellement arrivé d’un long voyage. Je ne pouvais pas cependant m’empêcher de remarquer qu’elles jetaient un regard de côté sur mes vêtements, car j’avais mes habits de la nuit passée ; du reste, même habillé de mon mieux, je ne suis jamais élégant. Quelques mots de Robert le tisserand et elles s’empressèrent pour nous préparer le nécessaire, et bientôt vinrent nous prendre par la main pour nous conduire vers une table dressée dans le coin le plus agréable du hall, et sur laquelle le déjeuner était servi pour nous ; quand nous fûmes assis, une d’elles s’éloigna précipitamment vers les chambres dont j’ai parlé, et revint au bout de peu de temps avec un grand bouquet de roses, bien différentes, comme grandeur et éclat, de celles qui poussaient habituellement à Hammersmith ; celles-ci paraissaient plutôt avoir grandi dans un vieux jardin de campagne. La jeune fille alla rapidement de là à la laiterie et ensuite revint avec un verre délicatement travaillé, dans lequel elle plaça les fleurs, puis elle les mit au milieu de la table. Une autre femme qui s’était éloignée également arriva alors, tenant dans la main une grande feuille de chou remplie de fraises, dont quelques-unes étaient à peine mûres, et les mettant sur la table elle dit : « Voilà ; j’ai pensé à cela avant de me lever ce matin ; mais cela m’est sorti de la tête en voyant l’étranger que voici entrer dans ta barque, Dick ; de sorte que je n’étais pas là avant les merles : cependant, il y en a quelques-unes aussi bonnes que celles que vous pourriez vous procurer n’importe où à Hammersmith, ce matin. »
Robert lui tapotait amicalement sur la tête et nous commençâmes notre déjeuner, qui était assez simple mais très délicatement cuit et servi avec goût. Le pain était particulièrement bon ; il y en avait de plusieurs espèces, depuis le gros pain de ferme bien épais, à la couleur foncée et la saveur douce, que j’aimais beaucoup, jusqu’au pain allongé fait de froment, tout en croûte, semblable à celui que j’ai mangé à Turin. Comme je mettais la première bouchée en bouche, mes yeux rencontrèrent une inscription découpée et dorée sur le panneau situé derrière ce que nous aurions appelé la Haute Table dans un hall d’un collège à Oxford ; un nom qui m’était familier, m’obligeait de lire. Ceci était écrit : « Hôtes et voisins, sur l’emplacement de cette Maison des hôtes était jadis le cabinet de lecture des socialistes de Hammersmith. Videz un verre à leur mémoire ! Mai 1962 ».
Il est difficile de vous dire ce que je ressentis en lisant ces mots, et je pense que ma figure exprima combien j’étais ému, car mes deux amis me regardèrent curieusement, et il se fit un silence entre nous pendant un petit temps.
Bientôt le tisserand, qui n’avait pas des manières aussi distinguées que le passeur, me dit un peu maladroitement :
« Hôte, nous ne savons comment vous appeler ; y a-t-il quelque indiscrétion à vous demander votre nom ? »
« Eh bien ! répondis-je, j’ai quelques doutes sur moi-même ; aussi supposez que je m’appelle « hôte », ce qui est un nom de famille, vous le savez, et ajoutez William, s’il vous plaît. »
Dick s’inclina avec bonté vers moi, mais une ombre d’inquiétude passait sur le visage du tisserand et il dit :
« J’espère que vous ne prendrez pas de mauvaise part ma demande, mais ne voulez-vous me dire d’où vous venez ? Je suis curieux de savoir ces choses pour de bonnes raisons, pour des raisons littéraires. »
Dick le poussait visiblement sous la table, mais il n’était pas très étonné, et attendait lui-même ma réponse un peu intrigué. Quant à moi, j’allais justement laisser échapper « Hammersmith », quand je pensais à quelle confusion de suppositions fâcheuses cela allait nous conduire ; aussi je pris le temps d’inventer un mensonge teinté d’un peu de vérité, et je dis :
« Vous voyez, j’ai été pendant si longtemps absent d’Europe que tout me paraît étrange ; mais je suis né et ai été élevé sur la lisière du Epping Forest, c’est-à-dire à Walthamstone et Woodford. « Une jolie localité aussi, interrompit Dick, un très joli endroit, maintenant que les arbre sont eu le temps de repousser depuis le grand déblaiement de maisons qu’on y a fait en 1955. »
L’incorrigible tisserand ajouta : « Cher voisin, puisque vous connaissez la forêt comme elle était au temps passé, pouvez-vous me dire quelle vérité il y a dans les bruits qui courent qu’au dix-neuvième siècle les arbres étaient tous coupés en forme de têtard ? »
« Ceci était me prendre par mon côté d’archéologue de l’histoire naturelle, et je tombais dans le piège sans penser aucunement où et qui j’étais ; aussi je commençais, pendant qu’une des jeunes filles, la plus jolie, qui avait éparpillé de petites branches de lavande et autres herbes douces et odoriférantes par terre, s’approchait pour écouter, et se plaçait derrière moi appuyant sur mon épaule sa main, dans laquelle elle tenait un peu de la plante que j’avais l’habitude d’appeler balsamine. La forte et douce odeur de cette plante me rappelait mes jours d’enfance, passés dans le potager de Woodford, et le souvenir me revenait des grandes prunes bleues qui poussaient contre le mur au delà de la bande d’herbes douces, souvenir que tous les garçons comprendront de suite. Je commençais précipitamment : « Quand j’étais gamin, et aussi longtemps après, excepté une partie près de Queen Elisabeth’s lodge et une autre près de High Beech, la forêt était presque entièrement composée de charmilles mélangées de buissons de houx.
« Mais quand la corporation de Londres la reprit, il y a à peu près vingt-cinq ans, les droits des anciennes communes permettant de couper les cimes et les branches, touchaient à leur fin et les arbres avaient la permission de grandir. Mais je n’ai plus revu ces lieux depuis plusieurs années, excepté une fois, quand nous fîmes, avec les ligues socialistes, une excursion d’agrément à High Beech Je fus bien choqué alors de voir comme on y avait bâti et comme cela était abîmé ; l’autre jour nous entendions dire que les philistins allaient en faire un jardin-paysage. Mais ce que vous affirmiez qu’on a cessé de bâtir et que les arbres peuvent pousser est une trop bonne nouvelle ; seulement vous savez !… »
A ce point je me rappelais tout d’un coup l’époque où vivait Dick et je m’arrêtais court un peu confus. Le tisserand ne remarquait pas ma confusion et dit en hâte, comme s’il s’était presque aperçu de son manque de politesse :
« Mais je me demande, quel âge avez-vous ? »
Dick et la jolie fille éclatèrent de rire, comme si la conduite de Robert était excusable à raison de son excentricité ; et Dick dit tout en riant :
« N’allez pas si vite, Bob ; cette manière de questionner les convives n’est pas aimable. Vouloir tant savoir ne sert à rien. Vous me rappelez les savetiers radicaux qui, dans les niais anciens romans, d’après les auteurs, marchaient sur toutes les convenances par suite de leur savoir utilitaire. En vérité, je commence à croire que vous avez brouillé votre tête avec les mathématiques, et en fouillant dans ces vieux livres idiots traitant d’économie politique, hé ! hé !, et que vous savez à peine comment vous conduire. Vraiment, il est temps pour vous d’entreprendre quelque travail de plein air pour chasser les toiles d’araignées de votre cerveau. Le tisserand se contenta de rire de bon cœur ; la jeune fille alla à lui et lui tapotant sur la joue elle dit : « Pauvre garçon ! il est né ainsi ».
Quant à moi, j’étais un peu intrigué, mais je riais aussi, en partie pour faire comme les autres, et en partie par plaisir de voir leur tranquille bonheur et leur joyeuse humeur. Avant que Robert pût m’exprimer les excuses qu’il voulait me faire, j’ajoutais :
« Mais « voisins » (j’avais retenu ce mot), cela ne me fait rien de répondre à des questions, quand je le peux : demandez-moi autant de choses que vous voulez ; cela m’amuse. Je veux vous raconter tout ce que je sais concernant l’état d’Epping Forest quand j’étais un gamin, si cela vous plaît ; et quant à mon âge, je ne suis pas une jolie femme, vous le savez, donc pourquoi ne le dirais-je pas ? J’aurai bientôt cinquante-six ans. »
Malgré la récente réprimande sur son manque de convenances, le tisserand ne put s’empêcher de pousser un long « whem » d’étonnement, et les autres s’amusaient tant de sa naïveté, que la gaieté se répandit sur leur figure, quoique par courtoisie ils ne riaient pas pendant que je regardais les uns et les autres d’une manière intriguée. A la fin, reprenant :
« Dites-moi, s’il vous plaît, qu’est-ce qu’il y a : Vous savez que j’ai le désir d’apprendre. Riez, s’il vous plaît ; seulement, expliquez-moi. »
Eh bien, ils rirent, et moi aussi, pour les raisons suivantes ; la jolie femme l’interrompit d’une voix caressante :
« Bien, bien, il est impoli, le pauvre garçon ! Mais, voyez-vous, je peux bien vous expliquer ce qu’il pense : Il veut dire que vous paraissez vieux pour votre âge. Mais bien sûr, cela n’est pas étonnant, puisque vous avez voyagé et de plus il est certain, après tout ce que vous avez raconté, dans des pays insociables. On l’a remarqué si souvent, et avec vérité sans doute, qu’on vieillit très vite quand on vit parmi des gens malheureux.
« Ainsi, on dit que le sud de l’Angleterre est un pays où l’on reste longtemps beau. » Elle rougissait et ajouta : « Quel âge croyez-vous que j’aie ? »
« Eh bien », repris-je, « on m’a toujours dit qu’une femme n’a que l’âge qu’elle paraît ; ainsi, sans offense ni flatterie, je pense que vous avez vingt ans. » Elle riait gaiement tout en disant : « Je suis bien servie pour avoir recherché des compliments, puisque je dois vous avouer la vérité. Sachez que j’ai quarante-deux ans ».
Je la regardai fixement, et de nouveau je la fis rire gaiement, mais je pouvais bien la regarder, car elle n’avait pas la plus petite ride sur la figure ; sa peau était aussi lisse que l’ivoire, ses joues pleines et rondes, ses lèvres aussi rouges que les roses qu’elle avait apportées ; ses beaux bras, qu’elle avait nus pour son travail, étaient fermes et bien faits, depuis l’épaule jusqu’au poignet. Elle rougissait un peu sous mon regard, quoiqu’il fut clair qu’elle m’avait pris pour un homme de quatre-vingts ans ; pour terminer, je dis : « Eh bien, vous voyez, le vieux proverbe a raison encore, et je n’aurais pas dû me laisser tenter par vous jusqu’à vous faire une si grossière question. »
Elle riait de nouveau. « Eh bien, garçons, fit-elle, vieux et jeunes, je dois aller travailler maintenant. Nous allons bientôt être assez occupés ici, et je désire m’acquitter de ma tâche le plus vite possible, parce que j’ai commencé un joli livre hier, et je veux le continuer ce matin ; donc, bonjour pour le moment. Elle saluait de la main et s’éloigna légèrement dans le hall, emportant (comme dit Scott), une partie du soleil de notre table en s’en allant.
Quand elle fut partie, Dick reprit : « Maintenant, hôte, ne voulez-vous pas faire quelques questions à notre ami ici présent ? Ce n’est que juste que vous ayez votre tour ».
« Je serai très heureux d’y répondre », disait le tisserand.
« Si je vous fais quelques questions, Monsieur, disais-je, elles ne seront pas trop sérieuses, mais puisque je sais que vous êtes un tisserand, je voudrais bien vous demander quelques renseignements concernant ce métier, parce que j’y suis, — ou plutôt j’y étais — intéressé. »
« Oh ! répliqua-t-il, je ne vous serai pas très utile, j’en ai peur. Je fais seulement les choses les plus mécaniques du métier, et ne suis, en réalité, qu’un pauvre ouvrier ; je ne suis pas comme Dick. Mais en dehors du tissage, je fais un peu de typographie et de composition, quoique je ne suis pas très habile pour les travaux délicats de la typographie ; et de plus, l’épidémie de faire des livres disparaît et avec elle l’imprimerie à la machine ; donc, j’ai dû chercher autre chose pour quoi j’avais du goût et j’ai pris les mathématiques ; aussi j’écris une sorte d’histoire rétrospective sur la tranquillité et la vie privée de la fin du XIXe siècle, plus pour donner une peinture du pays avant que la bataille n’ait commencée que pour autre chose. C’est pour cela que je vous ai fait ces questions sur Epping Forest. Vous m’avez un peu intrigué, je le confesse, quoique vos renseignements fussent fort intéressants. Mais plus tard, j’espère que nous aurons un peu plus de temps pour causer ensemble, quand notre ami Dick ne sera pas ici. Je sais qu’il me prend pour un médiocre, et me méprise parce que je ne suis pas très adroit de mes mains : c’est l’habitude aujourd’hui. D’après ce que j’ai lu de la littérature du XIXe siècle (et j’ai beaucoup lu), il est clair pour moi que c’est une espèce de revanche contre la stupidité de ces temps, où l’on méprisait quiconque devait employer ses mains. Mais, Dick, mon vieux, ne quid nimis ! Ne l’exagère pas ! »
« Allons, allons, dit Dick, est-ce que j’ai l’air de cela ? Ne suis-je pas l’homme le plus tolérant du monde ? Ne suis-je pas tout à fait content aussi longtemps que vous ne me faites pas apprendre les mathématiques, ou que vous ne m’obligez pas à étudier nos nouvelles sciences esthétiques, et me laissez faire un peu d’esthétique pratique avec mon or et mon acier, et mon joli petit marteau ? Mais, holà ! voici un autre questionneur qui vient pour vous, mon pauvre hôte. Mais Bob, vous devez m’aider à le défendre maintenant. »
« Ici, Boffin, cria-t-il, après une pause ; nous sommes ici, si vous voulez nous voir ! »
Je regardai par-dessus mon épaule et vis quelque chose étinceler et briller dans les rayons de soleil qui traversaient la salle ; je me retournai et je considérai à mon aise un homme d’une splendide stature avançant lentement sur les dalles du hall ; un homme dont le surtout était brodé luxueusement aussi bien qu’élégamment, de sorte que le soleil se reflétait sur lui comme s’il eût été habillé d’une armure d’or. L’homme lui-même était grand et excessivement beau, et quoique sa figure n’eut pas une expression moins bonne que celle des autres, il marchait avec ce tant soit peu d’allure hautaine que la grande beauté est apte à donner à tous les êtres, hommes et femmes.
Il vint et s’assit à notre table avec une figure souriante, étendant ses longues jambes et laissant pendre ses bras par-dessus sa chaise avec cette lente et gracieuse manière que des personnes grandes et bien bâties peuvent se permettre sans affectation. C’était un homme dans la fleur de l’âge, mais il paraissait aussi heureux qu’un enfant qui a un nouveau jouet. Il s’inclina gracieusement vers moi et dit : « Je vois clairement que vous êtes un étranger, celui de qui Annie m’a justement parlé, qui est venu de quelque lointain pays ; je vois aussi que vous ne nous connaissez pas, nous ni notre manière de vivre. Donc, j’ose vous demander s’il vous serait égal de répondre à quelques questions, car vous voyez…
Ici Dick, intervenant : « Non, s’il vous plaît, Boffin ! laissez cela pour le moment. » « Evidemment, vous voulez que l’hôte soit heureux et à l’aise ; et comment peut-il l’être si on l’importune de toutes sortes de questions quand il ne s’est pas encore rendu compte des nouvelles coutumes et du nouveau peuple qu’il voit autour de lui ? Non, non, je vais l’emmener là où il pourra faire des questions lui-même et en avoir la réponse, c’est-à-dire chez mon aïeul à Bloomsburg et je suis convaincu que vous ne pouvez avoir quelque chose à objecter à cela. Ainsi, au lieu de vous tourmenter, vous feriez beaucoup mieux d’aller chez James Allen me chercher une voiture, puisque je désire le conduire moi-même et dites à James, s’il vous plaît, de me donner le vieux gris, parce que je sais mieux conduire un bac qu’une voiture. Courez, mon vieux, et ne soyez pas désappointé ; notre hôte se conservera pour vous et vos histoires. »
Je regardais avec stupéfaction Dick, car j’étais étonné de l’entendre parler d’un ton si familier, pour ne pas dire si sec, à un personnage ayant un air si digne ; car je croyais que ce monsieur Boffin, malgré son nom bien connu emprunté à Dickens, devait être au moins un des sénateurs de ce peuple étrange. Cependant, il se laissa aller et dit : « All right, vieux rameur, ce que vous voudrez ; ce n’est pas un de mes jours de travail, et quoique (avec une inclination de condescendance vers moi) le plaisir de causer avec ce savant hôte m’est enlevé, j’admets qu’il doit voir votre estimable parent aussitôt que possible. Puis il sera peut-être plus capable de répondre à mes questions après qu’on aura répondu aux siennes. »
Après cela il se retourna et se précipita hors du hall.
Quand il fut parti je dis : « Oserais-je demander ce qu’est monsieur Boffin ? de qui le nom, me rappelle maintes agréables heures passées en lisant Dickens.
Dick riait. « Oui, oui, dit-il. Je vois que vous comprenez l’allusion. En effet, son vrai nom n’est pas Boffin, mais Henri Johnson ; nous l’appelons seulement Boffin par plaisanterie, en partie parce qu’il est un « Dustman » et en partie parce qu’il s’habille de façon si voyante et met autant d’or sur lui qu’un baron du moyen-âge. Et pourquoi ne le ferait-il du reste pas s’il l’aime ? Seulement, nous sommes ses amis intimes, vous voyez, et ainsi nous le plaisantons. »
Je me tus un moment, mais Dick continua :
« C’est un excellent garçon et on ne peut s’empêcher de l’aimer ; mais il a une faiblesse : il veux passer son temps à écrire des romans réactionnaires, et il est très fier de mettre la couleur locale exacte, comme il l’appelle ; et comme il pense que vous venez d’un coin de la terre où les gens sont malheureux et par conséquent intéressants pour un conteur d’histoires, il croit qu’il peut tirer de vous quelque renseignement. Oh ! il sera tout à fait franc avec vous, pour cette affaire. Seulement, pour votre propre tranquillité, gardez-vous de lui ! »
« Eh bien, Dick, répliqua le tisserand d’un air bourru, je pense, moi, que ses romans sont bons. »
« C’est vrai, vous faites, dit Dick, « des oiseaux du même plumage » ; des mathématiques et des romans archéologiques, cela va bien ensemble. Mais le voilà qui revient. »
Et, en effet, le « Dustman » chargé d’or nous appelait sur le seuil du hall ; nous nous levâmes tous et allâmes vers le porche, devant lequel se trouvait une voiture avec un solide cheval gris dans les brancards.
Le véhicule était léger et d’accès facile, mais n’avait rien de cette écœurante vulgarité que j’avais connue comme inséparable des véhicules de notre temps, spécialement de ceux qui voulaient être « élégants », mais il était aussi gracieux et agréable dans les lignes qu’un wagon de Wessex. Nous montâmes, Dick et moi. Les filles, qui étaient sous le porche pour nous voir partir, nous saluèrent de la main ; le tisserand inclina la tête avec bonté, le « Dustman », lui, s’inclina aussi gracieusement qu’un troubadour. Dick secoua les rênes et nous partîmes.