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ISSN 2496-9346

dimanche 13 juin 2021

Une réponse à Edward Bellamy : William Morris, Nouvelles de Nulle Part (1890) 1/4

En 1888, Edward Bellamy publie Looking Backward traduit dès 1891 en français sous le titre Cent ans après ou l'An 2000. L'ouvrage est un immense succès (il est le troisième livre le plus vendu aux Etats-Unis pour tout le XIXe siècle).
De nombreux auteurs répondent à Edward Bellamy, proposant des utopies moins autoritaires que Looking Backward ou des dystopies.

La plus connue de ces réponses est sans doute Nouvelles de Nulle part. Une ère de repos (News from Nowhere, or an Epoch of Rest, 1890) de William Morris. Des extraits sont parus dans la revue La Société nouvelle en 1892.

A son tour, Edward Bellamy répond à ses détracteurs avec Equality (Egalité) en 1897 qui est considéré comme l'"expression définitive de sa vision utopique" (le texte n'a été traduit qu'une fois en 1900 et n'avait jamais été publié sous la forme d'un volume avant l'édition dans la collection ArchéoSF disponible ICI).

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, plusieurs auteurs ont proposé des utopies se déroulant non pas dans un non-lieu mais dans un avenir plus ou moins lointain comme H-G. Wells avec Une Utopie moderne ou Jean Grave avec Terre libre.

ArchéoSF propose les quatre premiers chapitres de Nouvelles de Nulle part tels qu'ils ont été traduits en 1902 en quatre épisodes dont voici le premier.

 


CHAPITRE I

Discussion et lit.

À la ligue, dit un ami, avait eu lieu un soir une violente discussion sur ce qui arriverait le lendemain de la révolution ; finalement on aboutit à une énergique affirmation faite par quelques compagnons au sujet de leurs vues sur le développement futur de la société nouvelle.

Notre ami conclut : Considérant le sujet, la discussion a été cordiale, car ceux qui étaient présents étant habitués aux meetings publics et aux débats après les conférences, s’ils n’avaient pas écouté les opinions les uns des autres (ce qu’on pouvait à peine attendre d’eux), en tout cas ils n’avaient jamais essayé de parler tous ensemble, comme c’est ordinairement l’habitude entre gens polis, quand la conversation tombe sur un sujet qui les intéresse.

Il y avait six personnes présentes ; par conséquent six sections du parti étaient représentées, dont quatre avaient d’énergiques mais divergentes opinions anarchistes. Un des membres de la section, ajouta notre ami, un homme qu’il connaissait très bien, était resté assis, presque silencieux, au commencement de la discussion, mais à la fin il y fut entraîné et finit par hurler à pleine voix et traiter tous ceux qui étaient là de maudits fous; après quoi il y eut une période de bruit, et puis un calme pendant lequel la susdite section, ayant dit bonsoir bien amicalement, prit seule le chemin de sa maison vers un faubourg de l’Ouest, employant le moyen de voyager que la civilisation nous a obligé de prendre.

Quand il se fut assis dans ce bain de vapeur de « l’humanité pressée et mécontente » qui s’appelle une voiture de chemin de fer souterrain, lui, tout comme les autres, étouffait désagréablement, et s’adressant des reproches à lui-même, il se remémora tous les excellents et concluants arguments qu’il avait oubliés dans la discussion de tantôt, bien qu’il les connût au bout des doigts. Mais il était habitué à cette disposition d’esprit ; aussi cela ne lui pesa pas longtemps, et après un bref découragement causé par le dégoût qu’il éprouvait lui-même pour avoir perdu sa bonne humeur (ce à quoi il était bien habitué aussi), il se surprit, toujours mécontent et malheureux, à rêver encore au sujet de la discussion. Si je pouvais seulement voir cela un jour, se disait-il ; si je pouvais seulement voir cela !

Pendant qu’il pensait ces mots, le train s’arrêtait à sa gare, à cinq minutes de marche de sa propre maison qui était située sur les rives de la Tamise, un peu au-dessus d’un vilain pont suspendu. Il sortit de la gare, toujours mécontent et malheureux murmurant : Si je pouvais seulement voir cela, si je pouvais seulement voir ! Mais à peine avait-il fait quelques pas vers la rivière (dit notre ami qui raconte l’histoire) que tout son mécontentement et son trouble parurent se dissiper.

C’était une belle nuit du commencement de l’hiver ; l’air était juste assez piquant pour être rafraîchissant au sortir de la chaleur de la chambre et de la puanteur de la voiture de chemin de fer. Le vent, qui venait de tourner de quelques points au nord-ouest, avait soufflé tout nuage et éclairci le ciel sauf quelques rares flocons qui descendaient rapidement dans le ciel. Il y avait une jeune lune à moitié chemin du ciel et quand celui qui rentrait chez lui l’eut entr’aperçue dans les branches d’un grand vieil orme, il pouvait à peine se rappeler le loqueteux faubourg de Londres où il était et il avait la sensation de se trouver dans un agréable coin de campagne, plus agréable même que ne l’était la profonde campagne quand il l’avait connue.

Il descendit tout droit vers le bord de la rivière, s’attardant un peu pour regarder par-dessus la muraille basse et noter le clair de lune sur le fleuve presque à marée haute à ce moment, et qui s’en allait tourbillonnant et radieux vers Chiswick Egot. Quant au vilain pont situé plus bas, il n’y prit garde, n’y pensa pas, si ce n’est un instant, dit notre ami, en étant frappé de ne pas voir la rangée de lumières en amont du courant. Puis il se dirigea vers sa maison, y entra, et quand il ferma la porte disparut tout souvenir de cette brillante logique et des vues prophétiques qui avaient illuminé la récente conversation ; de la discussion elle-même il ne restait pas de trace, si ce n’est une vague espérance qui était maintenant devenue une joie pour des jours de paix, de repos, de pureté et de souriante bonne volonté.

Dans cet état d’esprit il se jeta sur son lit et s’endormit, selon son habitude, en deux minutes de temps; mais, contrairement à son habitude, il se réveilla peu après dans ce curieux état où l’on est brusquement, entièrement réveillé, ce qui arrive même à de bons dormeurs, un état dans lequel nous sentons nos facultés prodigieusement aiguisées; alors toutes les misérables erreurs dans lesquelles nous avons versé, toutes les souffrances et pertes de notre existence se représentent vivement à nous, justement par suite d’excitation cérébrale.

Il resta couché dans cet état, dit notre ami, jusqu’à ce qu’il eût presque commencé à s’en amuser; jusqu’au moment où le récit de ses stupidités l’amusa et que leur enchevêtrement qu’il voyait devant lui si clairement commença à devenir une intéressante histoire pour lui.

Il entendit sonner une heure, puis deux, puis trois; après quoi il se rendormit. Notre ami affirme que de ce sommeil il se réveilla encore une fois et qu’après il passa par de si surprenantes aventures, qu’il pense qu’elles doivent être racontées à nos camarades et même au public en général et c’est pour cela qu’il se propose de les raconter maintenant. Mais, dit-il, je crois qu’il vaudrait mieux que je les raconte en parlant à la première personne, comme si c’était moi-même qui les avait éprouvées; ce qui à la vérité sera plus facile et plus naturel pour moi, puisque je comprends les sentiments et les désirs du camarade dont je peux parler mieux que n’importe qui dans le monde.

 

A lire:

Edward Bellamy, Egalité, collection ArchéoSF, éditions publie.net, 2021 (disponible en format papier et format numérique).

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