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ISSN 2496-9346

lundi 14 novembre 2022

Léon Lambry, La victoire d'Ori (1927)

Le site ArchéoSF a déjà proposé plusieurs nouvelles préhistoriques de Léon Lambry. La victoire d'Ori se conclue par une morale tout à fait dans le ton de l'époque de publication (1927).

Ceci se passait il y a bien longtemps !

Les enfants, de la tribu des « Elaphes » jouaient devant les tentes. Les petites filles cousaient avec une aiguille d’os des peaux minuscules destinées à vêtir d’informes poupées de bois, tandis que les garçons faisaient la guerre.

Soudain, l’aîné, qui pouvait avoir treize ans, s’étant un peu écarté du camp, se trouva saisi par deux bras nerveux. En un clin d’œil, il fut enlevé de terre tandis qu’une main velue, s’appuyant sur sa bouche, l’empêchait, de crier.

Le jeune garçon, appelé Ori, était brave, mais cette attaque imprévue l’avait bouleversé. Il savait bien qu’aucun de ses camarades n’avait une force suffisante pour l’enlever ainsi.


Il regarda à la dérobée celui qui l’emportait et connut le « Nuage », chef des « Bisons », qui en voulait à sa tribu. Que faire ? Ori essaya de se débattre, mais le colosse n’y prit aucune garde ; il franchit à gué une rivière qui séparait le terrain de chasse des Elaphes de celui de leurs voisins.

Encore un instant et le jeune garçon se trouverait au milieu du camp ennemi. La pensée des humiliations qu’on lui ferait subir lui inspira un parti héroïque. Sans réfléchir au danger de sa tentative, il saisit le poignard de silex que son ravisseur portait à la ceinture et le lui enfonça dans le cœur.

L’homme s’écroula et Ori, se dégageant rapidement, se rapprocha de la rivière. Il allait l’atteindre lorsqu’un javelot siffla à ses oreilles.

— A moi ! Elaphes, cria-t-il, et il entra dans l’eau.

Furieux, les Bisons s’élancèrent sur ses traces. Ils ne pouvaient admettre que leur chef fût tombé sous les coups d’un enfant. Cela demandait une vengeance immédiate, mais cette vengeance ne devait pas leur être accordée.

A l’appel d’Ori, les Elaphes, armés, accouraient à son secours.

— J’ai tué le Nuage ! cria l’enfant, il m’avait pris par surprise !

Une clameur vengeresse lui répondit, et les deux tribus se précipitèrent l’une contre l’autre.

Ce fut un combat sans merci ! Les Bisons avaient une mort à venger, mais, privés de leur chef, ils perdaient de leur entrain. D’autre part, les Elaphes, grisés par le succès d’Ori, résolus à châtier l’insolence des Bisons, se montraient sans pitié. Les propulseurs lançaient les flèches en grand nombre ; les pierres, échappées des frondes, ronflaient.

Longtemps, le sort des armes demeura indécis, puis, chez les Bisons, un fléchissement se produisit. Plusieurs blessés se traînaient sur les genoux ; leurs amis les entrainèrent, et le terrain resta aux Elaphes.

Ils ne poursuivirent pas l'ennemi. Ils se contentèrent d’enlever les armes et les parures des morts, dont les cadavres furent jetés dans la rivière.

Jaguar, chef des Elaphes et père du jeune Ori, serra l’enfant sur sa poitrine en disant avec fierté :

— Tu seras grand !...

— Gloire à Ori ! fils du Jaguar ! crièrent les guerriers, et Ori sentit son cœur battre à coups précipités. L’orgueil de sa race et la joie du triomphe gonflaient sa poitrine.

Ses amis le regardaient avec admiration : il avait montré ce que peuvent le courage et le sang-froid au milieu du danger, il était sorti sans aide d’un réel péril, cela le mettait au-dessus de tous.

Ori avait cessé d’être un enfant.

Certes, le jeune garçon ne regrettait rien. Il n’avait fait que se défende contre un adversaire déloyal, peut-être avait-il sauvé sa tribu ? Mais voici qu’à sa joie se mêlait un peu de tristesse ; pourquoi ?

C’est qu'il sentait, le pauvre petit, que son fait héroïque l’avait désigné, aux yeux de tous, et que désormais il ne s’appartiendrait plus !...

La vie est ainsi faite qu’il faut monter sans cesse, et ne jamais descendre ! On ne doit pas donner prise ou blâme lorsque l’on a conquis l’admiration. Voilà pourquoi Ori devenait songeur ! Il ne jouerait plus comme jadis avec ses camarades, il était devenu un homme ! la vie sérieuse allait commencer !...


jeudi 10 novembre 2022

Voyage en hypersonique (1961)

Le n° 16 de la revue Icare (consacrée à l'aviation) propose plusieurs articles de prospective et pas uniquement sur la navigation arienne de l'avenir: L'aviation commerciale future, Super-jets et fusées, L'avenir de l'homme sous la mer. On trouve aussi la relation (anonyme) d'un voyage de l'avenir à bord d'un "hypersonique" (la date projetée est 1990) reliant Los Angeles à Paris en une heure que nous reproduisons ci-dessous.


 

LOS ANGELES, l'an de grâce 1990

 

PAMELA BROWN, soixante ans, vient de dire adieu à son époux : pour la première fois, elle va traverser l’Atlantique, pour la première fois prendre le transport hypersonique. Rien ne l’appelle spécialement à Paris : simplement, Pamela se sentait ridicule auprès de ses amies, qui parlaient de ce voyage comme d’une excursion en hélicoptère.

En s’asseyant, justement, dans l’hélicoptère-navette qui la conduit à l'aéroport international, elle a beau se dire que c’est un tout petit voyage de rien du tout, qu’il ne s’agit pas de prendre l’astronef pour Mars ou pour Vénus, Pamela ressent un petit pincement au cœur, une contraction de l’estomac, comme si elle ne devait plus jamais revoir Los Angeles qui s’étend là, sous ses yeux, en cette belle matinée de printemps.

Il est 9 h. 45 à Los Angeles quand l’hélicoptère se pose sur l’aéroport. Avec les autres voyageurs, Pamela passe un rapide contrôle électronique, pour vérifier qu’il y a bien une place pour elle au départ de 10 heures. Puis un ascenseur la dépose sur la terrasse du bâtiment, devant la passerelle mobile qui conduit à l’« hyper ».

En entrant dans la cabine du transport proprement dit (placée sur le dos du gros «porteur »), Pamela est reçue par une hôtesse, qui porte encore (c’est la tradition charmante des lignes aériennes) l’uniforme délicieusement désuet des ancêtres de la corporation : jupe, tailleur et béret bleus du temps des moteurs à pistons.

— Asseyez-vous ici, Mrs Brown, dit l’hôtesse. Relaxez-vous... là, comme ça, c’est parfait.

Quand le fauteuil a parfaitement épousé la forme du corps de Pamela (surtout aux reins, au cou et derrière la tête), l’hôtesse appuie sur une ma nette pour le fixer exactement dans cette position. Puis elle boucle le harnais. Ainsi la passagère est prête pour le décollage.

Par le hublot, Pamela aperçoit... le dessus de l’aile delta de l’« hyper » et un petit lopin de ciel bleu. C’est tout.

Pendant ce temps, le pilote et le copilote ont achevé la litanie de leur check-liste : opération rapide, l’essentiel du travail étant effectué par des machines électroniques, à bord et à terre. L’hôtesse s’assoit et fixe son propre harnais. Dans son haut-parleur individuel, Pamela entend :

— Mesdames et messieurs, le commandant Jackson vous souhaite la bienvenue à bord et...

— Ce qu’ils peuvent nous casser les pieds : on se croirait en 1960 ! murmure le voisin de Pamela, visiblement un habitué de la ligne.

Mais Pamela est sensible, elle, à cette marque de courtoisie, et puis elle est bien contente de savoir que le pilote est à bord... On ne sait jamais ! Lorsque l’engin se met à rouler pour aller prendre sa piste, elle pousse un gros soupir d’attendrissement sur son propre sort.

Sur le dossier du siège de devant, un voyant s’est allumé pour Pamela : « Take-off décollage ». Pamela voudrait bien sentir quelque chose, voir quelque chose à travers le hublot. Mais non : le vague hululement aigu des turbos-réacteurs est très assourdi (la cabine est insonorisée, évidemment), et c’est tout juste si on s’aperçoit qu’on a quitté la terre, tant l’accélération est légère.

Mais aussitôt après le décollage, Pamela est renversée sur son siège : l’hypersonique et son porteur grimpent maintenant allègrement à 15°, et le temps d’atteindre la côte du Pacifique, on est déjà à 10.000 pieds. Mais Pamela ne le sait pas.

Vaguement crispée, elle se demande ce qui va maintenant se passer, tandis qu’elle monte, monte, monte en un long virage ascendant dont elle n’a aucune conscience. A 50.000 pieds, le mur du son est franchi, et Pamela sursaute :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Il se passe que le son des moteurs a changé ; la note aiguë des turbos a été remplacée par le bourdonnement grave des stato-réacteurs.

Lentement, mais implacablement, des volets, glissant entre les deux parois du hublot, viennent isoler définitivement Pamela du monde extérieur. Cette fois, elle est livrée sans recours, pour ainsi dire pieds et poings liés, aux forces aveugles de la technique moderne...

Son voisin, qui n’est pas mauvais bougre tout de même, se penche sur elle :

— Si vous voulez, vous pouvez brancher votre télévision.

Mais Pamela ne veut pas être distraite. Il n’y a rien à voir, rien à en
tendre ou presque, mais elle est tout yeux, toute oreille : elle en veut pour
ses dollars.
Il y a dix minutes à peine qu’on a décollé, et un deuxième voyant s’al
lume devant Pamela : « Second stage boost - départ du second étage ».
D’un coup d’œil en biais, Pamela a vu son voison s’arcbouter sur le
bras de son fauteuil. Le cœur battant, elle l’imite. Un bruit rauque, cette fois
assez fort, s’élève de la queue de l’avion. Et Pamela a brusquement l’impression
quon l’enfonce dans son fauteuil. Ce n’est ni douloureux, ni désagréable, mais elle s’affole. Au bout de trente secondes — une éternité ! — elle demande :

— Mon Dieu, ça va durer longtemps ?

— Mais non, répond (un peu sèchement) son voisin.

L'accélération maximum atteindra environ 3 g : très supportable en vérité.

Mais Pamela ne sait pas ce que c’est qu’un « g », et elle se croit transformée en une sorte de mélange de cobaye et d’acrobate.

Cette sensation insolite, elle va l’avoir encore bien plus quand, au bout de quatre minutes, le troisième voyant s’allume devant elle : « Gliding fight - vol plané ».

Cette fois, Pamela flotte. Elle a l’impression de peser vingt kilos (le quart de son poids, à peu près...), et c’est vraiment assez agréable, une fois qu’on s’habitue. D’autant plus que le quatrième voyant s’allume : « Smoking allowed ».

Pamela allume une cigarette et tire une bouffée voluptueuse, sans penser une seconde qu’elle vole à 14.000 milles (plus de 22.000 kilomètres) à l’heure et que le frottement de l’air — pourtant raréfié — porte au rouge la « peau » du planeur à quelques centimètres de sa joue.

A l’avant, les deux pilotes ont eux aussi allumé une cigarette : le pilote électronique calcule pour eux la trajectoire pour que le planeur ne heurte pas de front les couches plus denses de l’atmosphère. L’hôtesse, qui a défait son harnais, se penche sur Pamela :

— Voulez-vous boire quelque chose, madame ?

— Un whisky ! commande Pamela, qui estime l’avoir bien gagné.

Au dehors, le bord d’attaque de l’aile est à 2.500" Fahrenheit (1.300° Centigrade environ), et le bord de fuite à 1.000° F (525° C). Pamela a tout juste le temps de savourer sa cigarette et son whisky : la « petite pépée » (1) en uniforme retourne s’asseoir et rattacher son harnais.

Le planeur est maintenant rentré dans la basse atmosphère, et Pamela a retrouvé son poids normal. Le hublot s’est rouvert, on ne voit toujours rien que le ciel, et Pamela a maintenant l’impression de voler tout bêtement à bord d’un moyen-courrier banal, comme quand elle va voir sa cousine de San Francisco. Soudain, elle s’exclame, le nez collé au hublot :

— Mais... dites donc ! Il fait nuit ! Quelle heure est-il ?

— Vingt heures à Paris, expliqua son voisin, en rajustant sa montre.

Guidé par les aides à l’atterrissage, le planeur à réaction hypersonique se pose tranquillement à un petit 200 milles/heure. C’est tout. L’aéroport de Paris ressemble à celui de Los Angeles, tout le monde y comprend l’américain, et Pamela n’a plus qu’à demander : « Est-ce qu’on peut monter à la Tour Eiffel ? » pour que l’hôtesse d’accueil comprenne qu’elle a affaire à un « baptême ».

— Avez-vous fait bon voyage, madame ?

— Excellent, merci beaucoup.

Demain, ou la semaine prochaine, Pamela prendra le vol de retour à Los Angeles pour ce qu’il est : une heure de voyage dans une boîte hermétiquement close. Même pas le temps qu’on passe chez le coiffeur...

 

(1) Allusion à une chanson du temps de la jeunesse de Pamela.

 

Anonyme, "Voyage en hypersonique", in Icare, n° 16, 1er janvier 1961.

 

 



lundi 7 novembre 2022

René Vienville, La révolte des atomes (1949)

De cet auteur, nous ne savons pas grand chose, pour ne pas dire rien. Il a donné au moins une autre nouvelle, non conjecturale, dans l'hebdomadaire Paris-Dakar. Dans La révoltes des atomes (1949) c'est rien de moins que la survie de la planète qui est gravement mise en danger par les agissements d'un Japonais revanchard. L'un des éléments intéressants est la dénonciation de l'usage de l'énergie nucléaire aussi bien à des fins militaires que civiles. L'auteur imagine qu'on a mis au secret dans une urne scellée déposée dans une pyramide de béton près des chutes du Niagara les documents scientifiques concernant les armes atomiques utilisées en 1945 contre le Japon et que ces documents ont été volés, permettant ainsi son usage terroriste en l'an 1995. Ceci est raconté depuis l'année 2316 alors que tous les habitants de la Terre sont les descendants des 10000 survivants de l'Ile de la Cité (Paris).



 

 La révolte des atomes

 

PEKIN, 30 Juillet, 8 h. - On signale qu’à la suite d’une explosion dont l’origine est inconnue et qui s’est produite cette nuit à l’arsenal de Changhaï, non seulement six cents immeubles environ se sont écroulés, mais encore leurs décombres se sont progressivement, et depuis les premières heures, littéralement réduits en une poudre impalpable. Les savants de l’Institut national de chimie de Pékin ont prélevé des échantillons de cette poussière aux fins d’analyse.

PEKIN, 30 juillet, 13 h. (G.M.C.).

— Le correspondant de Reuter à Changhaï télégraphie : « Le singulier phénomène constaté ce matin après l’explosion de l’arsenal de Changhaï a eu des suites pour le moins extraordinaires. Alors que les services de sécurité de la ville avaient rapidement délimité, à l’aide de clôtures provisoires, le périmètre où avait été constatée la pulvérisation progressive des décombres, d’autres quartiers où les immeubles étaient à demi écroulés, sont le théâtre de phénomènes semblables. A midi, sur une surface équivalant à la moitié de la ville, on constate un effritement total de tous les matériaux de construction jusqu’alors intacts. La moitié de la concession britannique a été l’objet du même phénomène. Le major Brown, qui commande les troupes de sécurité de la concession, a fait creuser des tranchées semblables à celles qu’on oppose d’ordinaire aux incendies de forêts. »

LONDRES, 30 juillet, 13 h. 50 (G.M.C.). — On mande de Changhaï à l’agence Reuter : « Malgré les précautions prises dans la concession britannique de Changhaï par le major Brown, non seulement le mystérieux fléau a gagné du terrain, mais encore d’autres immeubles jusqu’alors épargnés s’écroulent un à un. Les habitants se trouvant dans la zone infectée sont littéralement carbonisés et, quelques heures plus tard on ne retrouve aucune trace de leurs cadavres, transformés en une impalpable poudre grise. Toute trace de vie végétale ou animale disparaît peu à peu. Devant ce phénomène inexplicable, la panique s’est emparée de la population et les forces de police n’arrivent plus à maintenir l’ordre. L'analyse de la poussière recueillie sur les lieux de l’explosion par les distingués savants de l’Institut national de chimie de Pékin n’a pas permis de déceler l’origine de cet extraordinaire phénomène. »

 

Ces trois dépêches sensationnelles, diffusées à la fois par les radios et la presse du monde entier, provoquèrent, on s’en doute, en cet été 1995, une émotion considérable. Dès la réception du premier télégramme, le « Mondial », le champion de la presse française en matière d’informations rapides, avait sollicité par câble de l’honorable savant britannique Sir James Chadwick, l’exclusivité d’une interview qui semblait propre à galvaniser le tirage déjà confortable de cet important quotidien. Nul n’avait oublié la part prise par ce distingué gentleman en 1945 dans les travaux qui avaient amené à la découverte de la bombe atomique, par quoi la guerre des Nations Unies contre le Japon s’était terminée en quelques heures. On se souvient que, quelques années après la fin des hostilités, un accord était inter venu entre les membres des Nations Unies, pour conserver à la fois secret et inutilisé, même à des fins pacifiques, le procédé grâce auquel avait été libérée l’énergie intra-atomique.

En grande pompe, au cours d’une cérémonie solennelle à laquelle avaient assisté cent cinquante chefs d’Etat, tous les documents concernant la mise au point de la fabrication des bombes atomiques, enfermés dans une urne d’or de notables dimensions, avaient été scellés au cœur d’une gigantesque pyramide de béton élevée à quelques kilomètres des chutes du Niagara.

Quant aux savants responsables de l’étonnante découverte, ils avaient prêté serment, devant l’imposante assemblée des chefs d’Etat des cinq parties du monde, s’engageant non seulement à ne pas poursuivre plus avant leurs travaux, mais encore à conserver secrets les procédés dont ils s’étaient servis.

Le seul survivant était donc sir James Chadwick qui, malgré son grand âge, répondit au « Mondial » par un simple télégramme où il s’affirmait prêt, si on lui en facilitait les moyens, à se rendre sur place, en Chine, sans plus tarder, pour se faire une opinion sur l’étrange phénomène.

Cependant, avant même qu’ait été mis en route l’hélicoptère géant qui devait le conduire à Pékin en moins d’un quart d’heure (un Hélicon type 310 qui avait bouclé le tour du globe un mois avant en 57 minutes), un radio daté cette fois de Moscou mettait le comble à l’émotion internationale. Il était ainsi rédigé :

MOSCOU, 31 Juillet, 3 h. du matin. — L’Institut national de chimie transcendantale de Moscou communique :

« Le professeur Troudnazoff, le plus grand savant d’U.R.S.S., s’est rendu à Changhaï dans l’après-midi d’hier. Il a acquis la conviction qu’un phénomène redoutable est en train de ravager la planète, dont les menaces sont incalculables. D’après les étapes de la progression destructrice constatée dans des régions déjà distantes de plus de cent kilomètres de Changhaï, il s’avère à peu près certain que, avant quarante-huit heures, il ne restera pour ainsi dire aucun vestige de vie animale sur les quatre cinquièmes de la Chine orientale. »

En même temps, d’autres dépêches parvenaient aux agences qui confirmaient l’étendue inimaginable de la catastrophe. Les voici, dans leur éloquente succession :

LONDRES, 31 juillet. — On mande d’Irkoustsk à l’Agence Reuter :

« Les villes de Nankin, Hankéou n’existent plus. On procède hâtivement à l’évacuation de Tchoung-King (1). Mais l'évacuation des vingt millions d’habitants de la capitale de la République chinoise, malgré l’emploi des hélicoptères géants mis à la disposition de la Chine par les Nations Unies pour renforcer les possibilités de son aviation nationale, pose des problèmes d’une difficulté insurmontable. »

 

WASHINGTON, 1er août.. - On mande de Moscou à United Press :

« Une révolte sans précédent a éclaté aux Indes à la suite de la destruction totale, par un séisme dont on ignore les causes, de toute la Birmanie. Le fléau revêt exactement les mêmes caractéristiques que celui qui ravage actuellement la Chine. »

En même temps, le ministère de la France d’Outre-Mer publiait le communiqué suivant :

PARIS, 1er août. — A la suite du brusque silence des postes radio de Hanoï et de Saigon, le commandant en chef de l’« Armée de l’Union française » a alerté par radio toutes les unités navales en croisière dans la mer de Chine. Le navire amiral de l’escadre française d'Indochine a simplement émis le message suivant ; « Indochine tout entière réduite en cendres. Nul vestige de vie humaine n’apparaît plus sur les côtes, qu’observons à prudente distance. Emission sera suivie d’autres dès que connaîtrons détails. »

Vingt-quatre heures plus tard, le monde, en proie à la plus formidable panique qu’on ait jamais connue depuis l’an 1.000, prenait connaissance avec stupéfaction du communiqué suivant :

MOSCOU, 2 août. — Les professeurs Troudnazoff et sir James Chadwick, qui n’ont pas quitté leur laboratoire depuis quarante-huit heures consécutives, ont déclaré au directeur de l’agence Tass :

— II apparaît déjà certain que nous assistons à un phénomène de désagrégation de la croûte terrestre, qui se poursuit à la fois en surface et en profondeur. La vitesse de la progression en surface est d’environ dix kilomètres à l’heure. On n’a encore aucun renseignement quant à sa progression en profondeur, mais l’abaissement de deux mètres du niveau du Pacifique, qui a été constaté depuis l’explosion de l’arsenal de Changhaï, fournit une précision susceptible de servir de base à un calcul d’ores et déjà entrepris à l’aide de la collaboration des camarades Prodsky, Suszniazoff et Protokieff, de l’Institut supérieur de mathématiques appliquées. »

 

A Paris, cependant, dans sa modeste chambre de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, le jeune Frédéric Dumestre, qui avait obtenu la semaine précédente le premier prix de calcul intégral au concours général, déclarait à quelques camarades réunis autour de lui :

— En compulsant les mémoires de l’époque où fut enterrée la fameuse invention de la « bombe atomique » j’ai acquis la conviction que la vraie raison qui avait fait y renoncer n’était pas l’importance des déflagrations obtenues. Mais des travaux faits à ce sujet, notamment par les savants français, il résultait que la désagrégation des atomes se produisant au sein de ce qu’on appelait l’U-235 pouvait, dans certaines conditions déterminées, gagner, à partir de l’instant de l’explosion et, de proche en proche, les atomes composant le milieu environnant pierre, terre, végétaux, animaux, etc... C’est ce qui fut soigneusement caché à l’époque à une opinion inquiète à juste titre. C’est, à n’en pas douter, ce secret qui a été retrouvé. Dès lors, ces savants sont des idiots. La désagrégation de l’écorce terrestre est en marche. Rien ne l’arrêtera SI ON NE PREND PAS DU RECUL. A l’échelle de la vitesse à laquelle se développe le phénomène, il n’est que trop facile de calculer que sur le continent eurasiatique — et encore en se mettant immédiatement au travail — seule, la défense de la France, extrême cap occidental de l’Asie, peut être envisagée.

La vitesse du phénomène est connue. Qui l’a déclanché ? Le responsable, seul, peut-être — et encore — connaît l’antidote, et est à sa recherche... ET JE CROIS SAVOIR OU IL POURRAIT ETRE RETROUVE, c’est-à-dire où doit se rendre, en fin de compte le criminel, s’il veut lui-même échapper à la mort. JE L’Y ATTENDRAI AU MOMENT VOULU, S’IL N’A PAS ETE RETROUVE AVANT. J’ai adressé un radio à Washington. J’attends la réponse. Ecoutez avec moi Radio Amérique.

Tout à coup, interrompant une émission relatant la destruction de Moscou et de Constantinople, le speaker américain lut d’une voix angoissée le communiqué suivant :

« Alertée par un jeune étudiant français, Frédéric Dumestre de Paris, la police fédérale a fait une enquête express, à la Pyramide de la Paix. CELLE-CI A ETE CAMBRIOLEE. L’urne d’or a disparu. Le chef suprême des forces fédérales de police, qui a pris personnellement l’enquête en main, serait sur la trace du coupable qu’on suppose de nationalité japonaise. »

 

Quarante-huit heures plus tard, une nouvelle plus stupéfiante encore que les précédentes frappait de terreur toute la population des Etats-Unis et du Canada. Une explosion en tous points semblable à celle de Changhaï venait d’être enregistrée dans le quartier chinois de San-Francisco. Et avec la même implacable régularité, la terre de la grande république des U.S.A. commençait, tout comme l’Asie, à se désagréger ; toute trace de vie faisait place à un immense linceul de poudre grise semblable à celui qui, déjà, recouvrait tout le continent asiatique...

 

On crut un instant que l’Afrique serait épargnée. Mettant en œuvre des moyens formidables, le gouvernement britannique avait entrepris d'élargir le canal de Suez, après avoir détruit toutes les installations susceptibles de former lien avec le continent eurasiatique. Mais en une nuit le fléau avait gagné l’Egypte et le Soudan anglo-égyptien...

 

La flotte britannique, en permanence, montait la garde autour des côtes, tandis que la R.A.F. faisait la chasse aux avions qui, de toutes parts cherchaient à gagner la Grande-Bretagne, seul refuge possible, pensait-on, dans le monde entier, contre le cataclysme. Un blocus implacable gardait les portes de ce pays qui, peut-être, allait demeurer la seule terre épargnée à la surface du globe. On avait appris, d’autre part, tour à tour, la disparition subite de toutes les îles du Pacifique, y compris le continent australien, qui s’était affaissé, pour des raisons inexplicables, en moins d’une nuit.

 

Le 1er septembre, le sol entier des deux Amériques avait été réduit en cendres et s’affaissait lentement, tandis que des vapeurs délétères formant, comme en Asie et en Afrique, une couche de brouillard de plusieurs dizaines de kilomètres de hauteur, recouvraient les deux continents.

La France allait à son tour subir le poids des épreuves qui semblaient destinées à ne rien épargner de l’imprudente humanité L’afflux des réfugiés sur son sol était tel, depuis des semaines, que l’on se fût cru revenu aux anciens âges où l’homme était un loup pour l’homme. On comptait cent cinquante millions d’individus venus de tous les points du continent eurasiatique, et qui se disputaient âprement, à l’aide des armes les plus variées, les dernières ressources alimentaires.

Le 15 septembre fut une date noire pour le monde. La Grande-Bretagne, à son tour, après avoir connu des heures épouvantables à partir de la fameuse explosion de Westminster qui avait marqué pour elle le début de la destruction, venait d’être rayée, en moins de deux semaines, de la carte du monde, s’enfonçant en fin de compte, comme l’Australie, dans les profondeurs de la mer.

Depuis des semaines déjà, et en même temps qu’il faisait face, en collaboration avec le général Roth (un vieil Alsacien coriace), aux écrasantes tâches que lui imposait une charge sans commune mesure dans l’Histoire, Frédéric Dumestre se livrait à de patientes recherches, tout en prenant des mesures qui semblaient d’une étonnante puérilité. Tous les Japonais survenant dans la capitale en état de siège étaient arrêtés et fusillés, après un bref interrogatoire.

Le 30 septembre, à minuit, alors que la bataille faisait rage aux environs de Meaux, un bref communiqué fut diffusé par la Radio nationale française, le seul poste fonctionnant encore dans le monde entier depuis la destruction de Lyon :

PARIS. — Le gouvernement provisoire communique :

« Il y a un quart d’heure, Frédéric Dumestre a procédé lui-même à l’arrestation, dans le laboratoire, transformé en musée, qui fut naguère celui de M. Joliot-Curie, du Japonais Lu-Tsiang, responsable des explosions de Changhaï, de San-Francisco et de Westminster, au moment même où il extrayait, de dessous une lame de parquet une sphère d’une dizaine de centimètres de diamètre, qui semblait avoir été dissimulée là depuis fort longtemps. Non seulement celui-ci a fait des aveux complets, mais il s’est déclaré en mesure, pour peu que fussent détruits tous les ponts reliant aux autres rives de la Seine l’île de la Cité de sauvegarder le cœur de Paris de la catas... »

L’émission n’alla pas plus avant. Cinq minutes plus tard, les ponts sautaient.

On sait ce qu’il advint par la suite. A l’aube du 1er octobre seule demeurait intouchée la vieille Cité que dominaient intacte les tours de Notre-Dame et la flèche de la Sainte-Chapelle. Dix mille personnes, pour la plupart de sang français, furent épargnées. Le Japonais qui, depuis son effroyable crime, était à la recherche d’une découverte demeurée secrète, et due à l’éminent savant français, mais dont Frédéric Dumestre avait entendu parler, avait été arrêté au moment où .il la retrouvait.

La sphère trouvée dans le vieux laboratoire de Joliot-Curie contenait l’antidote même de la désagrégation atomique, criminellement déclenchée par le Japonais. Jetée « in extrémis » dans les eaux de la Seine, elle avait préservé le cœur de Paris, le fléau poursuivant inexorablement sa route sur les deux rives de la Seine, elle-même instantanément neutralisée.

Le monde, on le sait, n’était plus que cendres. Mais, déjà, quelques jours plus tard, les dix mille survivants travaillaient d’arrache-pied à reconstruire dans la poussière. De proche en proche, en même temps et comme sous l’effet catalytique de l’antidote secret, la végétation gagnait de nouveau les campagnes françaises...

Les habitants actuels du globe descendent tous des dix mille humains épargnés grâce à l’intelligente initiative de Frédéric Dumestre, dont la statue monumentale a été érigée sur le parvis de Notre-Dame.

Le 25 janvier 2316.

 

(1) Nul n’ignore que peu après la dernière guerre mondiale, sur l’emplacement de la vieille cité qui avait servi de capitale à la Chine durant son Interminable conflit avec le Japon, une ville gigantesque et ultra-moderne avait été érigée qui était devenue la plus grande capitale du monde.

 

 René Vienville, "La révolte des atomes", in Paris-Dakar, n° 3984, 21 février 1949.