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ISSN 2496-9346

jeudi 10 novembre 2022

Voyage en hypersonique (1961)

Le n° 16 de la revue Icare (consacrée à l'aviation) propose plusieurs articles de prospective et pas uniquement sur la navigation arienne de l'avenir: L'aviation commerciale future, Super-jets et fusées, L'avenir de l'homme sous la mer. On trouve aussi la relation (anonyme) d'un voyage de l'avenir à bord d'un "hypersonique" (la date projetée est 1990) reliant Los Angeles à Paris en une heure que nous reproduisons ci-dessous.


 

LOS ANGELES, l'an de grâce 1990

 

PAMELA BROWN, soixante ans, vient de dire adieu à son époux : pour la première fois, elle va traverser l’Atlantique, pour la première fois prendre le transport hypersonique. Rien ne l’appelle spécialement à Paris : simplement, Pamela se sentait ridicule auprès de ses amies, qui parlaient de ce voyage comme d’une excursion en hélicoptère.

En s’asseyant, justement, dans l’hélicoptère-navette qui la conduit à l'aéroport international, elle a beau se dire que c’est un tout petit voyage de rien du tout, qu’il ne s’agit pas de prendre l’astronef pour Mars ou pour Vénus, Pamela ressent un petit pincement au cœur, une contraction de l’estomac, comme si elle ne devait plus jamais revoir Los Angeles qui s’étend là, sous ses yeux, en cette belle matinée de printemps.

Il est 9 h. 45 à Los Angeles quand l’hélicoptère se pose sur l’aéroport. Avec les autres voyageurs, Pamela passe un rapide contrôle électronique, pour vérifier qu’il y a bien une place pour elle au départ de 10 heures. Puis un ascenseur la dépose sur la terrasse du bâtiment, devant la passerelle mobile qui conduit à l’« hyper ».

En entrant dans la cabine du transport proprement dit (placée sur le dos du gros «porteur »), Pamela est reçue par une hôtesse, qui porte encore (c’est la tradition charmante des lignes aériennes) l’uniforme délicieusement désuet des ancêtres de la corporation : jupe, tailleur et béret bleus du temps des moteurs à pistons.

— Asseyez-vous ici, Mrs Brown, dit l’hôtesse. Relaxez-vous... là, comme ça, c’est parfait.

Quand le fauteuil a parfaitement épousé la forme du corps de Pamela (surtout aux reins, au cou et derrière la tête), l’hôtesse appuie sur une ma nette pour le fixer exactement dans cette position. Puis elle boucle le harnais. Ainsi la passagère est prête pour le décollage.

Par le hublot, Pamela aperçoit... le dessus de l’aile delta de l’« hyper » et un petit lopin de ciel bleu. C’est tout.

Pendant ce temps, le pilote et le copilote ont achevé la litanie de leur check-liste : opération rapide, l’essentiel du travail étant effectué par des machines électroniques, à bord et à terre. L’hôtesse s’assoit et fixe son propre harnais. Dans son haut-parleur individuel, Pamela entend :

— Mesdames et messieurs, le commandant Jackson vous souhaite la bienvenue à bord et...

— Ce qu’ils peuvent nous casser les pieds : on se croirait en 1960 ! murmure le voisin de Pamela, visiblement un habitué de la ligne.

Mais Pamela est sensible, elle, à cette marque de courtoisie, et puis elle est bien contente de savoir que le pilote est à bord... On ne sait jamais ! Lorsque l’engin se met à rouler pour aller prendre sa piste, elle pousse un gros soupir d’attendrissement sur son propre sort.

Sur le dossier du siège de devant, un voyant s’est allumé pour Pamela : « Take-off décollage ». Pamela voudrait bien sentir quelque chose, voir quelque chose à travers le hublot. Mais non : le vague hululement aigu des turbos-réacteurs est très assourdi (la cabine est insonorisée, évidemment), et c’est tout juste si on s’aperçoit qu’on a quitté la terre, tant l’accélération est légère.

Mais aussitôt après le décollage, Pamela est renversée sur son siège : l’hypersonique et son porteur grimpent maintenant allègrement à 15°, et le temps d’atteindre la côte du Pacifique, on est déjà à 10.000 pieds. Mais Pamela ne le sait pas.

Vaguement crispée, elle se demande ce qui va maintenant se passer, tandis qu’elle monte, monte, monte en un long virage ascendant dont elle n’a aucune conscience. A 50.000 pieds, le mur du son est franchi, et Pamela sursaute :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Il se passe que le son des moteurs a changé ; la note aiguë des turbos a été remplacée par le bourdonnement grave des stato-réacteurs.

Lentement, mais implacablement, des volets, glissant entre les deux parois du hublot, viennent isoler définitivement Pamela du monde extérieur. Cette fois, elle est livrée sans recours, pour ainsi dire pieds et poings liés, aux forces aveugles de la technique moderne...

Son voisin, qui n’est pas mauvais bougre tout de même, se penche sur elle :

— Si vous voulez, vous pouvez brancher votre télévision.

Mais Pamela ne veut pas être distraite. Il n’y a rien à voir, rien à en
tendre ou presque, mais elle est tout yeux, toute oreille : elle en veut pour
ses dollars.
Il y a dix minutes à peine qu’on a décollé, et un deuxième voyant s’al
lume devant Pamela : « Second stage boost - départ du second étage ».
D’un coup d’œil en biais, Pamela a vu son voison s’arcbouter sur le
bras de son fauteuil. Le cœur battant, elle l’imite. Un bruit rauque, cette fois
assez fort, s’élève de la queue de l’avion. Et Pamela a brusquement l’impression
quon l’enfonce dans son fauteuil. Ce n’est ni douloureux, ni désagréable, mais elle s’affole. Au bout de trente secondes — une éternité ! — elle demande :

— Mon Dieu, ça va durer longtemps ?

— Mais non, répond (un peu sèchement) son voisin.

L'accélération maximum atteindra environ 3 g : très supportable en vérité.

Mais Pamela ne sait pas ce que c’est qu’un « g », et elle se croit transformée en une sorte de mélange de cobaye et d’acrobate.

Cette sensation insolite, elle va l’avoir encore bien plus quand, au bout de quatre minutes, le troisième voyant s’allume devant elle : « Gliding fight - vol plané ».

Cette fois, Pamela flotte. Elle a l’impression de peser vingt kilos (le quart de son poids, à peu près...), et c’est vraiment assez agréable, une fois qu’on s’habitue. D’autant plus que le quatrième voyant s’allume : « Smoking allowed ».

Pamela allume une cigarette et tire une bouffée voluptueuse, sans penser une seconde qu’elle vole à 14.000 milles (plus de 22.000 kilomètres) à l’heure et que le frottement de l’air — pourtant raréfié — porte au rouge la « peau » du planeur à quelques centimètres de sa joue.

A l’avant, les deux pilotes ont eux aussi allumé une cigarette : le pilote électronique calcule pour eux la trajectoire pour que le planeur ne heurte pas de front les couches plus denses de l’atmosphère. L’hôtesse, qui a défait son harnais, se penche sur Pamela :

— Voulez-vous boire quelque chose, madame ?

— Un whisky ! commande Pamela, qui estime l’avoir bien gagné.

Au dehors, le bord d’attaque de l’aile est à 2.500" Fahrenheit (1.300° Centigrade environ), et le bord de fuite à 1.000° F (525° C). Pamela a tout juste le temps de savourer sa cigarette et son whisky : la « petite pépée » (1) en uniforme retourne s’asseoir et rattacher son harnais.

Le planeur est maintenant rentré dans la basse atmosphère, et Pamela a retrouvé son poids normal. Le hublot s’est rouvert, on ne voit toujours rien que le ciel, et Pamela a maintenant l’impression de voler tout bêtement à bord d’un moyen-courrier banal, comme quand elle va voir sa cousine de San Francisco. Soudain, elle s’exclame, le nez collé au hublot :

— Mais... dites donc ! Il fait nuit ! Quelle heure est-il ?

— Vingt heures à Paris, expliqua son voisin, en rajustant sa montre.

Guidé par les aides à l’atterrissage, le planeur à réaction hypersonique se pose tranquillement à un petit 200 milles/heure. C’est tout. L’aéroport de Paris ressemble à celui de Los Angeles, tout le monde y comprend l’américain, et Pamela n’a plus qu’à demander : « Est-ce qu’on peut monter à la Tour Eiffel ? » pour que l’hôtesse d’accueil comprenne qu’elle a affaire à un « baptême ».

— Avez-vous fait bon voyage, madame ?

— Excellent, merci beaucoup.

Demain, ou la semaine prochaine, Pamela prendra le vol de retour à Los Angeles pour ce qu’il est : une heure de voyage dans une boîte hermétiquement close. Même pas le temps qu’on passe chez le coiffeur...

 

(1) Allusion à une chanson du temps de la jeunesse de Pamela.

 

Anonyme, "Voyage en hypersonique", in Icare, n° 16, 1er janvier 1961.

 

 



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