En septembre 1931, le périodique Images, hebdomadaire
égyptien paraissant le dimanche,
en langue française, reprend un article paru dans Al
Dunia, journal égyptien arabe. Il s’agit d’un extrait d’un
numéro spécial « An 2000 » comme cela se faisait
régulièrement aussi en Europe.
L’article d’Images
est illustré de photo-montages sans doute repris de la publication
originale. Le texte
sélectionné par Images
présente, à travers le
regard rétrospectif d’un vieil homme (il a 140 ans),
les classiques évolutions dans le domaine des transports (chacun
possédant son avion), le téléphone sans fil, la
visio-conférence, le développement de l’éducation et son
corollaire, l’émancipation des femmes ou encore le développement
économique de l’Égypte.
L’intérêt
réside dans le fait que ce soit un pays comme l’Égypte
(et non pas une nouvelle fois un pays occidental) qui apparaisse dans
ce texte car ces anticipations non américaines ou européennes sont
relativement rares.
L’An
2000
Notre
confrère arabe « Al Dunia » a publié un numéro spécial
consacré à l’an 2000. La fantaisie de ses rédacteurs s’y est
donné libre cours mais une fantaisie logique, prévoyant le
développement normal que doivent suivre nos mœurs, le progrès
mécanique, les voyages, l’art, la science, etc.
Il
faut avouer que le tableau d’ensemble que notre confrère a donné
de l’an 2000 est des plus curieux et l’on n’a qu’un regret,
c’est d’être convaincu qu’on ne sera pas en vie à cette date
pour jouir de toutes ces inventions qui contribueront à agrémenter
le fil des jours.
De ces articles de
visionnaires, nous en extrayons un qui prend l’accent de la réalité
et du vraisemblable, sous la forme de l’humour le plus sérieux.
Interview d’un
centenaire en l’an 2000
« A Boulac, au
quartier Al Riad, dans le coin appelé il y a un demi-siècle « Puits
du Meche » et auquel on arrive par le métro souterrain, habite
Hag Ebeid Abou Chadouf. C’est un homme âgé de cent quarante ans
et les journaux ont célébré sa vigueur physique, l’acuité de sa
vue, la jeunesse de son esprit et la fraîcheur de sa mémoire. Ses
souvenirs sont comme des photographies que le temps n’a pas
altérées, il évoque le passé avec couleur et minutie,
particulièrement cette année 1930 qui a joué un rôle décisif
dans l’évolution de l’Humanité, tout au point de vue social
qu’économique et politique.
A ce jeune
vieillard, nous demandons quelques souvenirs sur 1930 et après avoir
poussé un soupir d’ennui, car ces journalistes sont tellement
importuns et encombrants, Abou Chadouf prend la parole.
« Voulez-vous
comme certains de vos confrères indiscrets des détails sur le
secret de ma longévité, la variété de mes amours ou un historique
de la fameuse crise constitutionnelle qui, en 1930, divisa l’Egypte
en deux camps ennemis, dressant le frère contre la frère.
En ce moment, une
charmante jeune fille entra – Grand-papa, dit-elle, mon frère a
volé mon avion du garage et et j’en avais besoin pour assister au
championnat de natation qui aura lie dans une demi-heure à
Alexandrie.
– De quel côté
est-il parti et à quelle vitesse ?
– Du côté sud,
faisant 500 milles à l’heure.
– Soit… et
décrochant un petit instrument, un récepteur de téléphonie sans
fil, il se mit en rapport avec le frère volant dans les airs et lui
ordonna de retourner à l’instant, sinon gare.
– Croyez-vous,
nous dit-il, qu’en 1930 on comptait sur les doigts de la main ceux
qui possédaient des avions et les Égyptiens étaient assujettis à
des lois très sévères en ce qui concernait les voyages aériens.
Il n’y avait pas la liberté absolue d’aujourd’hui.
Quant aux
communications orales, nous ne connaissions pas encore la téléphonie
sans fil. Il nous fallait nous servir d’un appareil relié à un
central desservi par des demoiselles qui nous rendaient fou de rage
avant de donner le numéro. C’est au téléphone et à ses
demoiselles, qu’on le grand nombre de maladies nerveuses et
mentales enregistrées vers l’année 1930. Les asiles d’aliénés
y firent fortune, malgré la crise.
– Quelle crise ?
– Une crise
économique, la baisse des prix du coton…
– Qu’est-ce que
c’est que ça, le coton ?
– C’était une
plante qu’on tissait, que toute l’Égypte cultivait, limitant sa
fortune à ce coton. Vous en trouverez un échantillon au Musée ;
il a fallu la crise de 1930-31 pour ouvrir les yeux aux Égyptiens et
les faire varier leurs ressources. Mais l’alerte avait été
chaude…
– Quels étaient
vos moyens de transport ?
– Ils étaient des
plus comiques ; pour l’intérieur des grandes villes, des
grosses voitures mues à l’électricité, sans confort et sans
sécurité. On savait qu’on prenait le tram mais on n’était
jamais sûr d’arriver sain et sauf. Aussi la société d’assurance
contre les accidents des Trams fit-elle une retentissante faillite,
ayant eu à payer trop de primes aux innombrables victimes. Le peuple
qui aime s’amuser de tout avait appelé ces voitures « le
cadeau du gendre à la belle-mère. Un autre moyen de transport était
l’autobus…
– Quel drôle de
nom. Et la vie sociale ?
– En 1930, elle
fut marquée par un grand mouvement de modernisation et en 1950 nous
faisions l’admiration de l’Occident. En 1930, nous n’avions
qu’une université, semblable à l’école du village de Kom-Ombo.
Comme jeunes filles étudiantes, il n’y en avait pas une dizaine et
nous luttions contre le mélange des filles et des garçons…
Aujourd’hui, il y a un nombre incalculable de femmes avocates,
juges, ministres, etc.
L’instruction
publique, grâce à l’enseignement obligatoire, fit ensuite tant de
progrès qu’en 1965, on enterra en grande pompe le dernier Egyptien
qui ne savait pas lire et écrire, faisant disparaître avec lui le
vestige de cette ignorance dont on nous accablait en 1930. Quant à
notre flotte, nous n’avions pas en ce temps un seul grand bateau
égyptien. Maintenant le drapeau vert au blanc croissant sillonne
toutes les mers, allant d’une colonie égyptienne à l’autre,
apportant le salut de la mère patrie.
Abou Chadouf dut
interrompre l’interview. Sur l’écran de l’appareil de
télévision venait de se profiler la maison de campagne qu’il
faisait construire à Dongola et l’ingénieur lui demandait de
venir. Il prit son avion-limousine et s’envola pour le Soudan.
Images.
Hebdomadaire égyptien paraissant le dimanche
n° 103, 6 septembre 1931.
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