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ISSN 2496-9346

dimanche 4 juillet 2021

Une réponse à Edward Bellamy : William Morris, Nouvelles de Nulle Part (1890) 4/4

En 1888, Edward Bellamy publie Looking Backward traduit dès 1891 en français sous le titre Cent ans après ou l'An 2000. L'ouvrage est un immense succès (il est le troisième livre le plus vendu aux Etats-Unis pour tout le XIXe siècle).
De nombreux auteurs répondent à Edward Bellamy, proposant des utopies moins autoritaires que Looking Backward ou des dystopies.

La plus connue de ces réponses est sans doute Nouvelles de Nulle part. Une ère de repos (News from Nowhere, or an Epoch of Rest, 1890) de William Morris. Des extraits sont parus dans la revue La Société nouvelle en 1892.

A son tour, Edward Bellamy répond à ses détracteurs avec Equality (Egalité) en 1897 qui est considéré comme l'"expression définitive de sa vision utopique" (le texte n'a été traduit qu'une fois en 1900 et n'avait jamais été publié sous la forme d'un volume avant l'édition dans la collection ArchéoSF disponible ICI).

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, plusieurs auteurs ont proposé des utopies se déroulant non pas dans un non-lieu mais dans un avenir plus ou moins lointain comme H-G. Wells avec Une Utopie moderne ou Jean Grave avec Terre libre.

ArchéoSF propose les quatre premiers chapitres de Nouvelles de Nulle part tels qu'ils ont été traduits en 1902 en quatre épisodes dont voici le second. Pour lire le premier épisode, cliquez ICI, pour lire le second épisode, cliquez ICI, pour lire le troisième épisode, cliquez ICI.


Chapitre IV

Un marché vu en passant


Nous écartant aussitôt de la rivière, nous fûmes bientôt sur la grand’route qui traverse Hammersmith. Mais je n’aurais pas deviné où j’étais, si je n’étais parti du bord de l’eau ; car King Street avait disparu, et la route courait au milieu de larges prairies ensoleillées et de culture jardinière. La Creek, que nous traversâmes tout de suite, avait été délivrée de son conduit souterrain, et en passant sur son joli pont, nous vîmes ses eaux, maintenant gonflées par la marée, couvertes de gaies embarcations de différentes grandeurs. Il y avait des maisons par ci par là, les unes sur la route, d’autres au milieu des champs, avec d’agréables sentiers y conduisant, et chacune entourée d’un jardin luxuriant. Elles étaient toutes bien dessinées et aussi solides que possible, mais leur apparence était rustique, comme celle de maisons de fermiers ; quelques-unes étaient de briques rouges, comme celles sur la rivière, mais la plupart en charpente et plâtre, et les conditions de leur construction les faisaient tellement ressembler à des maisons du moyen-âge faites des mêmes matériaux, qu’il me semblait tout simplement vivre au XIVe siècle, sensation à laquelle contribuait le costume des gens que nous rencontrions ou dépassions et dont les vêtements n’avaient rien de « moderne ». Presque tout le monde était habillé gaiement, particulièrement les femmes, qui avaient si bon air, ou même étaient si belles, que j’avais peine à retenir ma langue d’appeler l’attention de mon compagnon sur ce fait. Je vis quelques visages pensifs, et en ceux-là je remarquais une grande noblesse d’expression, mais aucun n’était malheureux, et la plupart (nous rencontrions pas mal de gens) étaient franchement et ouvertement joyeux.

Il me sembla reconnaître Broadway au croisement de routes qui existait encore. Sur le côté nord de Broadway, il y avait une rangée de bâtiments précédés de cours, bas, mais magnifiquement construits et ornés, qui formaient un vif contraste avec les maisons sans prétention d’alentour ; et au-dessus de ce bâtiment bas, s’élevaient le toit raide, couvert de tôle, et les contreforts et parties supérieures du mur d’un grand hall, dans un style splendide d’architecture flamboyante, dont il ne suffirait pas de dire qu’elle me parut réunir les meilleures qualités du gothique de l’Europe moderne avec celles de l’architecture sarrasine et de la byzantine, bien qu’il n’y eût copie d’aucun de ces styles. Sur l’autre côté de la route, au sud, il y avait une construction octogonale avec un toit élevé, rappelant comme aspect le baptistère de Florence, sauf qu’elle était entourée d’une arcade de cloître appuyée sur elle : elle était aussi très délicatement ouvragée.

Toute cette masse d’architecture sur laquelle nous avions si soudainement débouché, du milieu des cultures riantes, n’était pas seulement d’une beauté exquise par elle-même, mais une telle expression de vie généreuse et abondante y était empreinte, que jamais je ne m’étais senti réjoui à tel point. J’en riais littéralement de plaisir. Mon ami paraissait le comprendre, et me regardait avec un intérêt satisfait et affectueux. Nous nous étions avancés parmi une multitude de charrettes, où étaient assis des gens, beaux, à l’air bien portant, hommes, femmes et enfants très gaiement habillés, et qui étaient évidemment des charrettes de marché, car elles étaient pleines de produits de la campagne de l’aspect le plus tentant.

— Je n’ai pas besoin de demander, dis-je, si ceci est un marché, car je vois évidemment que c’en est un ; mais quel marché est-ce, pour qu’il soit si splendide ? Et qu’est-ce que la magnifique salle que voilà, et qu’est-ce que le monument du côté sud ?

— Oh ! c’est précisément notre marché de Hammersmith ; et je suis heureux qu’il vous plaise tant, car nous en sommes vraiment très fiers. Naturellement, l’intérieur de la grande salle est notre lieu d’assemblée en hiver ; en été, nous nous réunissons surtout dans les champs du bas, sur la rivière, en face de Barn Elms. Le bâtiment sur notre droite est notre théâtre : j’espère qu’il vous plaît.

— Je serais un idiot s’il ne me plaisait pas.

Il rougit un peu :

— J’en suis heureux, dit-il, parce que j’en ai eu ma part ; j’ai fait les grandes portes, qui sont en bronze damasquiné. Nous les regarderons plus tard, dans la journée peut-être ; mais maintenant nous devrions continuer. Quant au marché, ce n’est pas un jour très actif ; nous le verrons donc mieux une autre fois, parce qu’il y aura plus de monde.

Je le remerciai.

— Est-ce que ce sont là les vrais gens de la campagne ? Quelles jolies filles il y a parmi eux !

Comme je disais cela, mon regard s’arrêta sur le visage d’une belle femme, grande, cheveux noirs, peau blanche, vêtue d’un joli costume vert clair, en l’honneur de la saison et de la chaude journée, qui me souriait aimablement et plus aimablement encore, me sembla-t-il, à Dick ; je m’arrêtai une minute, puis continuai :

— Je le demande parce que je ne vois aucun des gens de campagne que je me serais attendu à voir à un marché ; je veux dire en train de vendre des choses ici.

— Je ne comprends pas, dit-il, quelle espèce de gens vous vous seriez attendu à voir, ni tout à fait ce que vous entendez par gens « de campagne ». Ceux-ci sont les voisins et voilà comment ils sont dans la vallée de la Tamise. Il y a des régions qui sont plus dures et pluvieuses que celle-ci, et les gens y portent des costumes plus grossiers ; et eux-mêmes sont plus rudes d’aspect et plus hâlés. Mais il y en a qui aiment leur aspect mieux que le nôtre ; ils disent qu’il y a en eux plus de caractère… c’est le mot. Enfin c’est une affaire de goût. Quoi qu’il en soit, le croisement entre eux et nous, en général, tourne bien, ajouta-t-il d’un air réfléchi.

Je l’entendais, bien que mes yeux fussent dirigés du côté opposé, car cette jolie fille était justement en train de disparaître par la porte avec son grand panier de pois nouveaux, et j’éprouvais cette sorte de sentiment de déception qui nous envahit, lorsque nous avons vu dans la rue une figure intéressante ou charmante, que nous ne reverrons probablement jamais ; et je restai un moment silencieux. Je repris enfin :

— Ce que je veux dire, c’est que je n’ai pas vu du tout de pauvres gens, pas un.

Il fronça les sourcils, parut embarrassé, et dit :

— Non, bien entendu ; si quelqu’un va mal, il y a des chances pour qu’il reste à la maison, ou tout au plus qu’il se traîne dans le jardin ; mais je ne sache pas que personne soit malade pour le moment. Pourquoi vous attendre à voir de pauvres gens sur la route ?

— Non, non, dis-je ; je ne veux pas dire des gens malades, je veux dire de pauvres gens ; vous savez, des gens grossiers.

— Non, dit-il avec un gai sourire, je n’en connais vraiment pas. Le fait est qu’il faut que vous veniez vite chez mon arrière grand-père, qui vous comprendra bien mieux que moi. Hue, grison !

Là-dessus, il secoua les rênes, et à petits pas nous nous dirigeâmes vers l’est.