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ISSN 2496-9346

mardi 28 décembre 2021

[Humour] Sans titre [Robot mendiant], 1963

 Dessin de Repetto paru dans Super Policier n° 15, éditions E.R.P. janvier 1963

 


 

mardi 21 décembre 2021

Abraham Dreyfus, Devant le buste de Dumas (Propos de l'an 2000), 1879

Si ce petit dialogue théâtral doit retenir l'attention c'est moins pour les propos tout à fait classiques qui y sont tenus - la date anticipée servant à projeter dans les temps à venir des éléments d'actualité (ici littéraire et financière avant tout) - que par la présence du mot "téléphonoscope" en novembre 1879, soit trois ans avant son adoption par Albert Robida dans Le Vingtième siècle en 1882 (parution du premier épisode dans le périodique La Caricature daté du 2 décembre 1882).

Dramaturge et journaliste, Abraham Dreyfus est né en 1847 et mort en 1926 ce qui en fait le parfait contemporain d'Albert Robida (1848-1926).

Abraham Dreyfus s'est sans doute inspiré de la caricature "Edison's telephonoscope" de George du Maurier paru dans l'almanach Punch de 1879 (voir l'article sur le site Histoire de la télévision par André Lange) . A-t-il ensuite inspiré Albert Robida?

André Lange a consacré un long article à Abraham Dreyfus sur son site.

Dans "Devant le buste de Dumas (Propos de l'an 2000)", le téléphonoscope sert à diffuser des "réclames" pour les spectacles du moment, remplaçant avantageusement les affiches que l'on posait partout au XIXe siècle.

Quelques autres éléments conjecturaux sont présents tels les "bustes-calorifères" qui permettent aux spectateurs de se réchauffer ou les aéroscaphes qui sont les moyens de transport utilisés.


Ceux qui, comme moi, ont vu quelques œuvres importantes par le nombre d'actes, représentées sur la scène du Théâtre-Français, ont quelques chances de plus que les autres, même lorsqu'on ne les représentera plus, qu'il soit encore question d’eux à cause du buste en marbre que le Comité peut admettre, après leur mort, dans le foyer, les escaliers ou les vestibules. Si jamais cet honneur in est accordé, on placera probablement le buste que Carpeaux a fait de moi en face du buste que Chapu a fait de mon père, au pied du grand escalier. Nous regarderons alors, tous les deux, sans les voir, passer les belles personnes qui se rendront à leurs places, et, quand elles descendront, après le spectacle, peut-être l'une d’elles, en attendant sa voiture, arrêtera-t-elle nonchalamment son regard sur cette image de marbre et dira-t-elle quelque chose, n’importe quoi, à propos de l'homme ou de l’œuvre.

(Alex. Dumas fils, — Préface de l’Etrangère)

 

UNE DAME qui descend l'escalier, à son voisin. — Faites donc attention. Monsieur !

Le Monsieur s’éloigne sans répondre.

UNE AMIE DE LA DAME. — Qu'est-ce qu’il y a ?

LA DAME. — C’est cet imbécile qui marche sur ma robe !

LE MARI. — Que veux-tu ? Vous avez des traînes si longues, aujourd’hui !

LA DAME, furieuse. — Longues ! un mètre !... Tu appelles ça une traîne longue ?... Si tu avais vu celles qu’on portait autrefois... Elles étaient de deux mètres, de trois mètres...

LE MARI, riant. — Allons donc !

LA DAME. — Mais certainement ! Tu n’as qu’à aller voir jouer Madame Judic à la Nouvelle-Renaissance.

LE MARI. — Parbleu !... une opérette ! ce n’est pas sérieux.

LA DAME. — Je. te demande pardon ! c’est très sérieux, au contraire. Madame Judic n’est pas une opérette, mais un opéra comique comme la Belle Hélène.

LE MARI. — Oh ! Oh ! comme tu y vas ! La Belle Hélène ! une pièce de l’ancien répertoire...

LA DAME. — Madame Judic s’en rapproche... En tout cas, les costumes sont d’une exactitude absolue. Il parait qu'ils ont été copiés sur les gravures du temps.

LE MARI, riant. — C’est le directeur qui dit cela ! Si tu t’en rapportes aux réclames...

LA DAME. —Qu’est-ce que tu appelles des réclames ? Les quelques paroles que le téléphonoscope nous a transmises ce matin ? Il nous en arrive bien d’autres pour des spectacles qui sont beaucoup moins intéressants que celui de la Nouvelle-Renaissance.

UN AMI DU MARI, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. — Le fait est que les directeurs de théâtre abusent terriblement des réclames ; on ne sait pas jusqu’où ils iront avec cette rage d’annonces qui est particulière à notre époque. Il n’y a jamais rien eu de semblable au XIXe siècle, les directeurs se bornaient à faire apposer des affiches dans l’enceinte des anciennes fortifications...

LE MARI, d'un air savant. — Jusqu’à Saint-Cloud !

L’ACADEMICIEN. — Mais non ! Je vous parle des premières fortifications, celles de Louis-Philippe, qu’on a démolies en 1943 et sur l’emplacement desquelles on a construit les boulevards du centre...

LE MARI. — Ah ! bon ! bon !... à la place du nouveau Tortoni, enfin ?

L’ACADEMICIEN. — Tout juste !... Je vous disais donc que les directeurs du siècle dernier se contentaient de faire afficher leurs spectacles dans Paris, et d’envoyer des avis imprimés aux rares journaux qui existaient alors. C’est ainsi que j’ai retrouvé une note émanant précisément du directeur de l’ancienne Renaissance, un nommé Soning ou Fo Ning...

LA DAME. — Un Chinois?

L’ACADEMICIEN, gravement. — Peut-être ! Il faudra que j’élucide ce point. La note en question mentionnait simplement les recettes de quelques soirées : 5.000 francs... 5.500... 6.000...

L’AMIE, riant. — Que cela ?

L’ACADEMICIEN. — Ah ! dame ! les places ne coûtaient pas cher à cette époque : on avait une loge de quatre places pour 30 francs !

L’AMIE. — C’est incroyable !

L’ACADEMICIEN. — Il faut dire aussi que l’argent avait une tout autre valeur. Ainsi, dans les plus beaux quartiers, un appartement situé au cinquième étage, ne se louait pas plus de 3 ou 4.000 francs.

LE MARI. — Nous payons le nôtre 23.000 francs... au huitième !

LA DAME. — Et il n’est pas cher !

L’AMIE. — Je crois bien !

L’ACADEMICIEN. — Et si je vous disais qu’on pouvait dîner au restaurant moyennant 8 ou 9 francs par tête ?...

TOUS, avec incrédulité. — Oh !

L’ACADEMICIEN. C’est ainsi !... Bien mieux : j’ai retrouvé le prospectus d’un dîner à prix luxe coté 2 fr. 25 c.

LE MARI. — Pas possible !

L’ACADEMICIEN. — Je vous montrerai le prospectus ; il est ainsi rédigé : une demi-bouteille de vin, deux plats au choix, dessert, pain à discrétion.

LE MARI. Et ou avez-vous retrouvé ce curieux document ?

L’ACADEMICIEN. — A la Bibliothèque municipale, dans le fonds de réserve du département des Mœurs et coutumes de l’ancien Paris, station culinaire, tome IX du catalogue général, chapitre § 5, n° 473.

LE MARI, ébloui. — C’est extraordinaire !

LA DAME —   Quel savant vous faites, monsieur Chalambriard !

L’ACADEMICIEN, modestement. — Il faut bien travailler un peu !

LA DAME. — Dites : beaucoup !

L’ACADEMICIEN. — J’avoue, en effet, qu’il m'arrive assez souvent ,1'étrc très occupé. Ainsi, en ce moment, je travaille à mon grand glossaire d’Emile Zola...

LE MARI. — Comment dites-vous ?

L’ACADEMICIEN. —  Emile Zola... C’est un écrivain de la seconde moitié du XIXe siècle ; il a laissé quelques ouvrages qu’on ne lit plus aujourd'hui, mais qui sont très curieux au point de vue de la langue ; on y trouve des mots qui n’existent pas autre part.

LA DAME. — Si ces ouvrages ne se lisent plus, je ne vois pas l’utilité du glossaire.

L’ACADEMICIEN, souriant. — C’est que vous n'êtes pas philologue

LE MARI. — En effet !

L’ACADEMICIEN. — Il faut être philologie. Ainsi, je gage que vous ne connaissez pas le mot enquiquinement !

LE MARI. — Enquiquinement... Non ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

L’ACADEMICIEN. — Je n’en sais rien,

LE MARI. — Eh bien, alors !...

L’ACADEMICIEN. — Attendez ! C'est justement parce que je ne connais pas ce mot que je m’intéresse. Il tant que j’arrive à en deviner le sens. C’est à quoi je travaille depuis six mois,

LE MARI. — Six mois !

L’ACADEMICIEN. — Ah ! Ce n’est pas facile ! Vous allez en juger. La phrase qui a d’abord attiré mon attention était ainsi conçue ; « C'était un enquiquinent général... ... Enquiquinement ! J’ai cherché le mot dans les autres romanciers populaires de la même époque, dans Xavier de Montépin, dans Paul Saunière, dans Émile Richebourg... je n’ai rien trouvé. Alors, je l’ai cherché dans Zola lui-même... — Vous me suivez bien ?

LE MARI. — Je ne fais que cela !

L’ACADEMICIEN. — Et j'ai trouvé ces deux phrases : « Quel enquiquinement !... As-tu fini de m'enquiquiner ?... » Enquiquiner ! S'enquiquiner ! Un verbe actif et pronominal ! Je m'enquiquine, tu t'enquiquines, il s’enquiquine, nous nous enquiquinons... Quel trait de lumière !... Je croyais avoir trouvé !

LA DAME. bas, à son amie. — Il n’est pas amusant, le bonhomme.

L’AMIE. — Fais comme moi/ n'écoute pas.

L’ACADEMICIEN. — Eh bien, non ! je n'avais pas trouvé !... et j'en suis encore à chercher le radical de ces mots : enquiquinement et enquiquiner... Ça doit être quiquine... mais qu'est-ce que cela veut dire ?

LE MARI. — Quiquine ?... Ma foi ! je n'en sais rien... et à moins qu’on n’ait voulu mettre quinine.

L’ACADEMICIEN, vivement. — Mais oui !... Ca y est ! vous avez trouvé ! ...Quinine… remède contre la fièvre... principe du quinquina dont on a fait enquiquine. Enquiquinement, état d'une personne assoupie par la cuisine. Enquiquinement général. « As-tu fini de m'enquiquiner ? » c’est-à-dire : « Je n'ai plus de lièvre ; tu m’as fait absorber assez de quinine : laisse-moi tranquille... ne m’enquiquine pas davantage ! » (Avec joie.) J'y suis !... Je le tiens !... Mon glossaire est fait.

LA DAME, haut, à son mari. — Dis-moi, mon ami, est-ce que nous allons rester encore longtemps sur cet escalier ?...

LE MARI. — Patiente un peu, ma bonne... Il faut le temps d’aller chercher un aéroscaphe !

L’AMIE. — Si l'on en trouve !... Le soir, à dix heures, il n’y en avait plus un seul au-dessus du théâtre.

L’ACADEMICIEN. — Ah ! ces aéroscaphes !... Ils ne marchent plus du tout. Vous verrez qu'on en arrivera à regretter les anciens chemins de fer !

UN AMI, qui n’a pas encore pris part à la conversation. — A propos, vous savez que Philippart[1] est revenu ?

LE MARI. — Philippart, le financier ?

L’AMI. — Sans doute ! le dernier des Philippart, l’arrière-petit-fils du grand Philippart, de celui qu'on a appelé le Law du \iv siècle...

LE MARI. — Oui... eh bien ?

L’AMI. — Eh bien, après quatre ou cinq débâcles successives, il est parvenu à rembourser intégralement les dix-neuf cent cinquante-trois millions dont il était encore débiteur : le revoilà à la tête du marché européen. Et sa situation étant plus solide que jamais, il va fonder un nouvel établissement de crédit : la Banque universelle, quinze cents millions d’actions à mille francs chaque. Elles sont déjà cotées à trois cents francs au-dessus du pair.

LE MARI, vivement. — Est-ce qu’on peut encore en avoir ?

L’AMI. — A treize cents francs !... C’est bien difficile... Enfin, je tâcherai.

LE MARI, suppliant. — Oh ! oui... hein ?... tâchez !

LA DAME. — Et cet aéroscaphe qui n’arrive pas !

LE MARI. — Mais ne t’impatiente donc pas, ma bonne ! Est-ce que tu as froid ?...

LA DAME, avec aigreur. — Assez... oui !

LE MARI, avec bonhomie. — Ce n'est pas ma faute... c’est toi qui as voulu venir au Théâtre-Français !

L’AMIE, riant. — Et un jour de classiques, encore !

LE MARI. — Je l’avais prévenue ! Le Mariage d'Olympe et Célimare le Bien-Aimé. Mais elle a voulu venir quand même...

LA DAME. — Je tenais à voir Brascol dans le rôle de Célimare.

L’ACADEMICIEN, soupirant. — Ah ! c’est Coquelin qu’il fallait voir dans ce rôle-là ! J’étais bien jeune quand je l’ai vu, en 1928 ; mais son souvenir est resté là... (il se frappe le front.)

LE MARI. — Comment ! Coquelin jouait encore en 1928 ?

L’ACADEMICIEN. — Mais non ! Je vous parle du fils !... de celui qui a repris tous les rôles de son père, Coquelin aîné jeune, comme on l'appelait... Ne pas confondre avec les Coquelin cadet jeune... c’est une autre branche. D’abord, le Coquelin cadet qui a joué en même temps que mon Coquelin aîné à moi, n'était pas le fils du fameux Coquelin cadet dont vous voyez le portrait au foyer du théâtre. Celui-ci n’a eu qu’une fille, qui a épousé en 1907 un aide-major des Plongeurs militaires. Le Coquelin cadet que j’ai vu dans mon enfance n'était que son filleul et s’appelait en réalité Salourgeat.

L’AMIE, souriant. — Comme vous êtes renseigné sur cette dynastie, Monsieur !

L’ACADEMICIEN. — C’est tout naturel ; j’ai eu la passion du théâtre !

LE MARI, à sa femme. — Te réchauffes-tu un peu, ma bonne ?...

L’ACADEMICIEN. — Tenez, Madame... mettez vos pieds devant la bourbe de chaleur... C’est très commode, ces bustes-calorifères.

L’AMIE. — Qu’est-ce qu'il représente, celui-là?

LE MARI. — L'auteur de la pièce que l’on vient de jouer, je crois... A l'académicien. N’est-ce pas ?

L’ACADEMICIEN. — Non Célimare est de Labiche ; et si je m’en rapporte au remarquable portrait que notre confrère M. Othenin d'Haussonville petit-fils a tracé d’Alphonse Daudet, cette tête puissante appartiendrait plutôt à l’illustre auteur des Rois qu'on rappelle.

UN HABITUÉ DU THÉÂTRE, qui passe à ce moment. — Vous faites erreur, Monsieur, ce buste est celui d’Alexandre Dumas fils.

L’ACADEMICIEN. — Vous en êtes sûr, Monsieur ?

L’HABITUÉ, souriant. — Le buste du père est en face... il n’y a pas à s’y tromper.

UN COLLEGIEN. — Ah ! Dumas père !... Je le connais, celui-là ! On m'a fait copier cinq cents vers dans Charles VII chez ses grands vassaux... Ce n’est pas drôle !

L’ACADEMICIEN. — Qu'est-ce que vous auriez dit, mon jeune ami, si on vous avait fait traduire en vers latins, comme à moi autrefois, la grande tirade des pêches du Demi-Monde !

L’AMIE. — A propos, est-ce qu’il n'a pas été question de reprendre Monsieur Alphonse ?

L’ACADEMICIEN. — Heu ! heu !... c’est bien anodin !... Je crois qu’on se contentera de le jouer aux matinées internationales de l'Ambigu, avec la reprise d'une pièce peu connue, mais très curieuse, parait-il, et qu’on appelle les Cloches de Corneville.

UN DOMESTIQUE, accourant. — Madame, l’aéroscaphe est dans le vestibule.

LA DAME. — Enfin !

L’ACADEMICIEN. — Vous devez avoir chaud, maintenant ? (Au mari.) Ces bustes-calorifères sont si commodes !

LE MARI. — Oui... je ne vous dis pas... mais il leur manque quelque chose !

L’ACADEMICIEN, surpris. — Quoi donc ?

LE MARI, gravement. — Une petite rigole tout autour pour faire égoutter les parapluies.

 

Abraham Dreyfus, « Devant le buste de Dumas (Propos de l’an 2000) »,

in La Vie moderne, 22 novembre 1879

 



[1] Il s’agit de Simon Philippart, financier créateur de nombreuses compagnies de chemin de fer qui a fait faillite en janvier 1877.

jeudi 25 novembre 2021

[10 ans ArchéoSF] Le Passé à vapeur, anthologie proto-steampunk (2015)

Le 25 novembre 2015 paraissait, dans la collection ArchéoSF, Le Passé à vapeur, anthologie proto-steampunk préfacée par Etienne Barillier.

Au sommaire 11 nouvelles pleines d'automates, de machines à vapeur, de ballons dirigeables et de multiples inventions !

L'anthologie  Le Passé à vapeur a reçu le prix ActuSF de l'uchronie en 2017 catégorie Prix spécial. 









dimanche 21 novembre 2021

[Critique] Egalité d'Edward Bellamy (1897)

 

Si le roman Egalité d'Edward Bellamy (1897) n'a pas été publié en français sous forme de livre avant 2021 (!), l'ouvrage a connu une certaine popularité dans la presse française (il fut seulement publié en feuilleton dans La Petite République en 1900) sous la forme de critiques. Il faut ensuite attendre 2021 pour qu'une critique de ce roman visionnaire soit publiée dans Usbek & Rica (lire en ligne).

L'une des plus longues date de 1897 (année de la première publication aux Etats-Unis) et est signée Paul Gourmand dans la revue La Plume. Paul Gourmand fait l'éloge des idées contenues dans Egalité d'Edward Bellamy.

 

Lettres anglaises

 


Décidément l’idée socialiste marche à pas de géant. Je faisais remarquer dans ma lettre précédente, écrite pour La Plume, que les races anglo-saxonnes semblaient être rebelles aux théories nouvelles, surtout à cause de leur ignorance ; je dois reconnaître que de récentes manifestations bien marquées, d'aller de l’avant coûte que coûte, ont l’air de vouloir me donner le démenti; je serai le premier à m'en réjouir, car si le génie idéaliste français est soutenu par le sens éminemment pratique de l’Anglo-Saxon, le triomphe final est assure et l’ère nouvelle va s’ouvrir. Prenons par exemple le dernier livre du socialiste américain Edward Bellamy, l’Egalité, dont je viens d’achever la lecture et dont je me propose de donner ici un compte rendu sommaire. Et d’abord parlons de l'auteur : Bellamy est libre citoyen de la libre Amérique. Comme dit About, « il a respiré en naissant cet air du Nouveau Monde, si vivace, si pétillant et si jeune, qu’il porte à la tête comme le vin de Champagne et qu’on se grise à le respirer ; il eut pour école le grand air, pour maître, l’exercice, pour nourrice, la liberté. »

Je serais bien curieux de savoir ce que le cynique About, qui écrivait ces lignes en 1856, dirait de l’Amérique après avoir parcouru l’ouvrage de Bellamy. Quoi qu’il en soit, « l’air du Nouveau Monde si vivace » semble avoir grisé aussi notre auteur, mais, de fiel. Il y a quelques années, six ou huit ans, je crois, parut un livre étonnant qui avait pour titre Looking backward. Un coup d'œil en arrière, et qui fut un succès. On y décrivait la société future telle qu’elle sera en l'an 2000. Laissons parler l’auteur :

« En 1887, Julien West, jeune homme riche, habitait Boston. Il était sur le point d’épouser une jeune fille d’excellente famille, et entre-temps vivait seul avec son domestique Sawyer dans la maison paternelle. Souffrant fort de l'insomnie, il sautait fait construire une chambre à coucher souterraine, et quand le sommeil ne lui venait pas dans cette profonde retraite, il avait recours à l'assistance d'un magnétiseur de profession qui le plaçait dans un état d’hypnose, dont son domestique savait le tirer à temps voulu. Une nuit cependant l’hôtel fut détruit par le feu, et l’on supposa que Julien West avait péri dans les flammes... »

Nous sommes en l’an 2000, cent treize ans plus tard. Un certain docteur de Воston, faisant pratiquer des fondations dans son jardin pour la construction d’un laboratoire, découvre tout à coup une masse de solide maçonnerie : il ouvre le caveau, qui se trouve être une chambre à coucher élégamment meublée à la mode du XIXe siècle ; sur le lit repose le corps d’un jeune homme : on dirait qu'il ne vient que de s’endormir : l’état de parfaite conservation du supposé cadavre tente le vieux docteur, il essaye de le ressusciter et y réussit.

Voilà donc notre citoyen du XIXe siècle transporté en l’an 2000 qui explore la société future ayant pour cicérone la fille du vieux docteur, qui n’est autre que l’arrière-petite-fille de l'ancienne fiance de Julien. Naturellement la petite est charmante et, comme dans les contes de fée, Julien s en éprend et l'épouse. On doit reconnaître que si Bellamy takes the cake (en français l’emporte), ainsi que dirent ces bons Yankees, comme prédicateur socialiste, et théoricien convaincu et logique, il n'est qu'un médiocre romancier. J'aime mieux, pour mon compte, la légère intrigue symbolique d’Adrien Foray dans sa Société idéale que cette espèce de résurrection scientifique : mais là n’est pas le point, ce sont des idées que j'examine et non de la critique littéraire que j’entreprends. Ainsi commence le premier livre de Bellamy, Un regard en arrière. Il nous promené dans toutes les institutions, toutes les industries, tous les dépôts que la société nouvelle a créé pour le plus grand bien de tous ses membres. Il se perd quelquefois dans des descriptions scientifiques assez vagues et assez incohérentes et qui me rappellent plutôt le vaisseau aérien de Lamartine dans la Chute d’un ange, que l’exactitude et la précision de notre âge utilitaire. Je passe, car mon intention n’est pas d'esquisser ce premier geste de Bellamy, que les lecteurs de la Plume doivent certainement connaître, mais simplement de rappeler que si Un coup d'œil en arrière nous montre la société future telle qu'elle sera, l’Egalité nous apprend comment l’humanité a évolué de son état présent de misère, de crime et d'ignorance à cet état idéal où les bluets sont bleus, où les roses sont roses, et où l'amour est heureux. Aussi n’hésité-je pas à considérer ce dernier ouvrage comme d'une plus grande portée que le premier, et d’une importance bien supérieure.

Laissant de côté la première partie du livre où l'auteur ne fait que résumer son précédent au profit de ceux qui ne l’ont pas lu, j’aborde d’emblée un des passages les plus remarquables où l'écrivain, j’allais dire le prophète, dénonce en langage vibrant et d'une vigueur toute biblique, le règne de la Ploutocratie sur les Etats-Unis. Le tableau qu’il fait de sa patrie est lamentable et devrait donner à réfléchir à nos politiciens s’ils s’occupaient d'autres choses que de remplir leurs poches et de tromper les masses ignorantes. Grâce au système de protection à outrance et quand même, qui, à son tour, tue la France, l’Amérique est devenue le pays des monopoles. Écoutez ceci, ouvriers qu’on abuse par des promesses qu’on ne tient jamais, vous aux yeux desquels on a fait miroiter l'augmentation des droits de douane comme une sauvegarde de vos intérêts, écoutez ce que dit un honnête homme, citoyen d’un grand pays, dont la population, naguère riche et prospère, est maintenant ruinée par les tarifs; grâce au système protecteur qui a détruit toute concurrence, on a vu, tandis qu’augmentaient la misère publique et la détresse de l’ouvrier, s’élever les plus vastes fortunes que l’on a jamais connues au monde. Le capitaliste a absorbé peu à peu tous les rouages du gouvernement, si bien, que maintenant, la soi-disant République n’est plus qu'une dictature à peine voilée, celle de l'argent. Français, regardons chez nous... Que pensons-nous de notre gouvernement dit républicain : Bellamy va plus loin : il regrette les vieilles monarchies absolues d’Europe, où au moins le roi, soit par politique, soit par jalousie, empêchait le riche d’acquérir trop de puissance sur ses inférieurs. La liberté du travail, ajoute-t-il, est la pire forme d’esclavage, c’est le droit de mourir de faim ou de travailler à rien... Si cette esquisse n'est pas exagérée, elle donne une bien triste idée de la société américaine, où les milices nationales sont exercées à tirer sur le peuple, où les troupes fédérales ont été rappelées de la frontière et campent autour des villes prêtes à massacrer les meurt-de-faim ; et je dois admettre que des événements tout récents semblent confirmer ces idées pessimistes. Le 10 septembre, à Slagleton-Pensylvanie, les députés du shérif firent feu, sans provocation, dit-on, sur une bande de grévistes. Un grand nombre furent atteints, et on annonce (Agence Reuteur 14 septembre) que vingt-trois ont succombé... De tels faits ne demandent aucun commentaire—jugez, vous-même, lecteur. — Donc, tel est l’état actuel de la classe laborieuse dans la libre Amérique. Mais pour arriver à l’organisation nouvelle du travail que Bellamy nous expose en détail dans son livre et dont il serait trop long de parler ici, qu’a fait le peuple ? Puisque l'Etat a été créé en principe pour protéger la société entière contre les agressions étrangères et la tyrannie intérieure, ne doit-il pas, sous peine d’abdiquer, défendre l’humble, le faible et l’opprimé contre le fort et le puissant ? Or il arriva que l’indignation devint telle que le gouvernement, à son grand regret, fût obligé d’intervenir. Comment le fit-il ? Ce n’était pas la possession des diverses sources de travail et de prospérité- qui avait excité le peuple, mais leur exploitation. Aussi fut-ce cette exploitation que réclama l'Etat : après avoir évalué à leur juste vapeur les biens fonds, les mines, les chemins de fer. etc., l'Etat en prit la direction ; factionnaires et obligataires restant toujours propriétaires en fait, et recevant, tous frais payés, le bénéfice perçu. De cette façon 5 000 000 de gens s’habituèrent à considérer Etat comme leur patron normal, et dès qu’ils y furent bien accoutumés, les socialistes se présentèrent aux élections générales, demandant au peuple de leur donner mandat d’achever la réforme économique et de jeter les bases définitives de l’Etat socialiste. Ils obtinrent une forte majorité et se mirent immédiatement à l'œuvre. Ecoutons Bellamy.

« Le premier acte du parti révolutionnaire, quand il arriva au pouvoir, avec mandat de la majorité populaire, d’établir le nouvel ordre, fut d’élever dans tous les centres publics importants des magasins de service où les employés publics pouvaient se procurer, au prix de revient, tout le nécessaire à la vie ou le luxe acheté autrefois dans des magasins particuliers. Mais de tels avantages n’étaient qu’un avant-goût de la prospérité qui régnerait quand le gouvernement ajouterait à sa fonction de distributeur, celle de producteur, au lieu d’acheter aux capitalistes. »

Ces quelques lignes de citations suffiront à donner un aperçu des idées principales du livre sur lequel je me propose de faire maintenant quelques remarques critiques, dans un esprit parfaitement amical d’ailleurs. Les opinions de l’auteur sont les miennes ; il a constaté qu’en Amérique comme en France, le public intellectuel est tout, plus ou moins, socialiste ; l’individualisme est aujourd’hui relégué chez une certaine clique que je divise en deux catégories, les égoïstes et les paresseux : les uns défendent les principes iniques qui servent leurs desseins, les autres se désintéressent de tout ce qui n’est pas eux. Avec ceux-là, il n’y a rien à faire, je m’adresse aux gens honnêtes et actifs, penseurs, artistes, industrielle ouvriers et à ceux-là je dis que le livre de notre Américain est un bon et un beau livre, écrit, sauf quelques passages, où l’auteur vogue dans les nuages, dans un style clair, facile et sans emphase ; mais il a perdu de vue un point essentiel, d'une importance telle que si on le laisse de côté, la société future ne sera jamais. L’évolution de l’humanité vers sa perfection finale se fera par l’amour ou elle ne se fera pas ; or l’amour naît de la contemplation du beau. Négliger le sens esthétique dans la construction d’une organisation sociale, c’est la condamner.

Cette masse ouvrière qui grouille dans les taudis des bouges, quelquefois même dans le crime, ne rêvant que la satisfaction des appétits bas de la brute ; qui n’a pris de la civilisation qu’une chose, sa corruption ; qui dans la liberté ne voit que la licence ; cette classe immense, en un mot, allez-vous lui donner l'état parfait sans l’y avoir au préalable préparée par une éducation esthétique et morale sérieuse ? Je me souviens que quand jetais enfant, il m’arrivait parfois de demander à ma mère un beau livre d’images, et ma mère avait toujours le soin de me laver les mains avant de m’y laisser toucher : faites de même, mes chers maîtres, lavez les mains au peuple avant de lui permettre d’ouvrir la Bible de l’humanité future. Si je voulais établir une comparaison entre l’auteur de l’Egalité et un des nôtres. Adrien Foray, dont j’ai mentionné la Société idéale au début de cette lettre, je dirais que les deux livres se complètent. Celui de l’Américain est positif, comme l’est sa nation, celui du Français est enthousiaste et brillant, comme le génie de son pays. N'allez pas croire que je veuille en rien déprécier l’œuvre de Bellamy, car elle est immense et belle : immense, parce que, le premier des socialistes, il nous a indiqué un moyen pratique de sortir du cloaque où nous pourrissons sans secousses et sans émeutes ; belle, parce que dans chaque page vibre un amour intense de l'humanité et de la justice ; mais je ne puis m’empêcher de dire: Bellamy, mon bel ami, en laissant de côté le rôle de l’éducation artistique du peuple dans son évolution vers le socialisme, vous avez perdu de vue un des facteurs indispensables du résultat final. Enfin cet ouvrage a un autre mérite, il montre d’une façon péremptoire et irréfutable le gouffre où les capitalistes se précipitent d’eux-mêmes en créant le monopole sous forme de système protecteur. C’est un jalon de plus dans la route au but sacré ; que d’autres se lèvent en Amérique, en Angleterre, partout ! Qu’importe si nous n’atteignons pas le bout du chemin ! Si nous devons tomber avant la fin de l’étape, qu'importe ; les hommes meurent, mais les idées ne meurent pas. Parlez, travaillez, écrivez, propagez, camarades ! et quand l’inconnu vous rappellera, vous aurez sur bord de la fosse la sublime consolation de saluer de votre nuit l’aube des temps nouveaux et de vous dire en partant : et moi aussi j'ai, dans mon humble sphère, guidé l’humanité des ténèbres à l’aurore.

 

Paul Gourmand, « Lettres anglaises », in La Plume, octobre 1897

 Egalité d'Edward Bellamy est disponible dans la collection ArchéoSF aux éditions publie.net

 


samedi 13 novembre 2021

[Critique] Dans Mille ans d'Emile Calvet (1883)

Emile Calvet fait paraître le roman d'anticipation Dans Mille ans d'abord en feuilleton dans le Musée des familles (1er janvier au 15 décembre 1883) et en volume aux éditions Librairie Charles Delagrave.

Si ce roman est bien oublié aujourd'hui, il fait l'objet à l'époque de critiques qui le place dans la veine vernienne comme celle-ci parue dans Le Mémorial diplomatique le 3 janvier 1883.



"Dans mille ans, c’est le titre d’un beau livre d’un genre nouveau même après ceux de Jules Verne. Dans mille ans que sera Paris ? M. Emile Calvet a voulu répondre à cette question. De là ce livre, qui n’est pas le caprice de l’imagination fantaisiste, mais l’œuvre d’une logique hardie et sûre. Pour prévoir ce que produira la pleine floraison du progrès scientifique à l’éclosion duquel nous assistons, pour évoquer l’image de la grand-ville dont le travail de dix siècle aura décuplé les richesses, raffiné la civilisation, renouvelé l’art, pour peindre le Paris de l'an 2900, ses merveilleuses écoles, sa gigantesque pyramide, ses docks immenses, sa grandiose nécropole, pour envoyer en ballon jusqu’au centre de l’Afrique, qu’ils civilisent, les trois voyageurs contemporains de nous, jetés par aventure et grâce à la toute-puissante fantaisie de l’auteur dans le monde de l’avenir, il fallait une singulière audace. Pour illustrer un livre aussi étrange, il fallait bien de la science, de la variété, de la puissance, de l’imprévu, de la divination. En lisant ces pages, en admirant les bois de V. Néhlig, gravés par Méaulle, on dira, croyons-nous, que l’auteur et l’artiste n’ont pas perdu la partie."

dimanche 26 septembre 2021

[Radio] Jean Labadié, L'électricité en l'an 2000 (1926)

De nombreuses émissions de prospective ont été diffusées à la radio souvent sans captation pour les plus anciennes. Le 15 février 1926, les programmes radiophoniques annoncent la retransmission d'une conférence de vulgarisation donnée par Jean Labadié organisée par le magazine La Science et la Vie sur le thème "L'électricité en l'an 2000." 


Le texte n'est sans doute que la déclinaison radiophonique de l'article portant le même titre publié par Jean Labadié dans La Science et la vie n° 107 daté de mai 1926.

Cet article est illustré de trois dessins de Roger Soubie: 

 


 








vendredi 24 septembre 2021

J. Longepierre, Un mariage (1933)


En 1933, un certain J. Longepierre publie le court texte "Un mariage" dans Le Quotidien. L'action se déroule en 1950 et l'on y découvre la télémédecine rendue possible grâce au téléviseur photophonique puis les services de Télé-Hymen permettant de trouver à distance l'élu-e de son coeur. Mais tout ne se passe pas comme prévu...

 

 Un mariage

Par un clair matin de l’an de grâce 1950, Humérus Sanphile s'éveilla.

La sensation d’un corps trop vide d d’une tête trop lourde lui rappela aussitôt l’orgie de la nuit précédente. Deux grands verres d’eau, adoucissant la râpe caustique de ses muqueuses buccales et pharyngiennes lui firent constater que ce mesquin breuvage pouvait avoir parfois un usage interne opportun — voire bienfaisant !

Enfin sur pied, il considéra dans la glace ses traits fatigués et fourragea d’une main salutaire dans une chevelure douloureuse où le poivre déjà livrait au sel une guerre encore incertaine mais sans espoir. En outre, son hypocondre droit sembla manifester quelque mécontentement rétrospectif, tandis qu’un pyrosis persistant parut s’acharner sur son œsophage.

Bref, Humérus avait encore trop bu la veille, ainsi d’ailleurs que l’avant-veille et que l’avant-avant-veille, et que tous les jours écoulés depuis la date de son sevrage ; mais, cette fois, il était vraiment malade.

« Il n’y a pas, il faut que je voie mon médecin ! » pensa-t-il.

Il s’assit devant son téléviseur photophonique et composa le cadre numérique de son praticien ordinaire : « Auteuil 18-i, r, o-3,5-6-96 » (ce qui veut dire, comme chacun sait : intensité : 3 ampères 5 — résistance : 6 ohms — ondes : 96 mètres).

Quelques secondes à peine écoulées, il vit apparaître sur l’écran la bonne du docteur, tandis que le haut-parleur annonçait :

—- Vous désirez, monsieur ? — Une consultation, mademoiselle. — De la part ?... —- M. Humérus Sanphile.

— Ah ! très bien, ne quittez pas, je adèle des pensées du président-chef vous branche sur le cabinet de Monsieur.

Un grésillement pétilla, une lueur verte incendia la tore et l'homme de l'art fut en communication :

—- Bonjour, cher ami... Qu’est-ce qui ne va pas ?

— L’état général, docteur... Appels du foie, nausées, etc.

Oui, oui, je vois ça : l'abus des grands cocktails et des "petites amies... Ça finira par vous jouer un mauvais tour !... Voyons que je vous ausculte. Tirez la langue... Oh ! oh ! bien saburrale... Bon ! Maintenant, frappez vous sur la rotule... Parfait... Hem ! , les réflexes sont gourds !... Mettez votre coeur sur le micro... ne respirez plus... i Oui, des souffles anormaux... Enfin, je suis fixé : asthénie générale. Il faut vous mettre au vert I Pour l’instant, repos | absolu et diète lactée... Pour l’avenir, un seul remède : le mariage 1 Sans quoi, ça va recommencer, et alors, cirrhose, congestion, trémie et tout le tremblement... Oh ! oh ! je vous connais... Vous êtes prévenu, hein... le mariage !... Allons, au revoir !

Resté seul, si l’on peut dire, Humérus se mit à réfléchir. Le mariage ?... Il y avait bien songé déjà mais, très riche, il avait vite pu se rendre compte que son coffre-fort était plus que lui-même l'objet de l'affection des soupirantes.

Une idée lui vint. L’agence TéléHymen disposait d'un vaste répertoire de fiancées éventuelles. Pour pimenter de romanesque les unions réalisées par son intermédiaire, l’agence Télé-Hymen obligeait chacune des candidates à accepter d'avance et par contrat unilatéral toute demande proposée, quel que soit le demandeur ; celui-ci, seul, avait droit de choisir sur un film qu’on bélinographait à son domicile l'élue de son cœur, mais était obligé de tenir parole une fois son choix fixé, sous peine de poursuites judiciaires. (Un récent décret en avait ainsi décidé, pour éluder les farceurs et éviter les scandales possibles.)

Aussitôt dit, aussitôt fait !

Le temps de mettre le contact et voici que défilait sur l’écran de notre ami toute une série de minois plus ou moins âgés. Soudain, à l’apparition d’une suave blonde – série E. n° 2.685 – Humérus comprit que son destin venait de se jouer.

Il arrêta la projection et avisa le directeur de l’agence :

— Allô !... Oui, monsieur le directeur, j'ai choisi... Mille remerciements... Oui, faites préparer tous les papiers... C'est entendu, envoyez la personne demain chez moi : 772, avenue de Gargan (32e arrondissement). C'est bien cela, série E, n° 2.685... Encore merci !

Le lendemain. Humérus avait inondé son appartement de parfums délicats, orné tous les vases de fleurs roses et blanches, disposé le porto, le samoan, fait une toilette de jeune premier, et attendait avec impatience la venue de celle à qui il avait voué son existence, vaincu par le charme photogénique de la blonde image.

Enfin, la sonnette tinta. Tremblant d’émotion amoureuse, Humérus s'en fut ouvrir. Il se préparait à saisir entre ses bras avides la délicieuse et douce proie quand il recula, médusé, et dut se cramponner au porte-manteau pour ne pas choir de saisissement. Cependant, l’inconnue murmurait avec extase :

— C’est moi, mon chéri... Comme tu as bien su choisir, et comme je vais te rendre heureux !

Puis, elle serrait vigoureusement sur une poitrine ardente Humérus défaillant.

L’employé de l’agence avait confondu la série E avec la série F... et le numéro 2.685 c’était la femme à barbe !...

 

J. Longepierre, "Un mariage", in Le Quotidien,

 n° 3925, 13 novembre, Paris, 1933.