ISSN

ISSN 2496-9346

dimanche 21 novembre 2021

[Critique] Egalité d'Edward Bellamy (1897)

 

Si le roman Egalité d'Edward Bellamy (1897) n'a pas été publié en français sous forme de livre avant 2021 (!), l'ouvrage a connu une certaine popularité dans la presse française (il fut seulement publié en feuilleton dans La Petite République en 1900) sous la forme de critiques. Il faut ensuite attendre 2021 pour qu'une critique de ce roman visionnaire soit publiée dans Usbek & Rica (lire en ligne).

L'une des plus longues date de 1897 (année de la première publication aux Etats-Unis) et est signée Paul Gourmand dans la revue La Plume. Paul Gourmand fait l'éloge des idées contenues dans Egalité d'Edward Bellamy.

 

Lettres anglaises

 


Décidément l’idée socialiste marche à pas de géant. Je faisais remarquer dans ma lettre précédente, écrite pour La Plume, que les races anglo-saxonnes semblaient être rebelles aux théories nouvelles, surtout à cause de leur ignorance ; je dois reconnaître que de récentes manifestations bien marquées, d'aller de l’avant coûte que coûte, ont l’air de vouloir me donner le démenti; je serai le premier à m'en réjouir, car si le génie idéaliste français est soutenu par le sens éminemment pratique de l’Anglo-Saxon, le triomphe final est assure et l’ère nouvelle va s’ouvrir. Prenons par exemple le dernier livre du socialiste américain Edward Bellamy, l’Egalité, dont je viens d’achever la lecture et dont je me propose de donner ici un compte rendu sommaire. Et d’abord parlons de l'auteur : Bellamy est libre citoyen de la libre Amérique. Comme dit About, « il a respiré en naissant cet air du Nouveau Monde, si vivace, si pétillant et si jeune, qu’il porte à la tête comme le vin de Champagne et qu’on se grise à le respirer ; il eut pour école le grand air, pour maître, l’exercice, pour nourrice, la liberté. »

Je serais bien curieux de savoir ce que le cynique About, qui écrivait ces lignes en 1856, dirait de l’Amérique après avoir parcouru l’ouvrage de Bellamy. Quoi qu’il en soit, « l’air du Nouveau Monde si vivace » semble avoir grisé aussi notre auteur, mais, de fiel. Il y a quelques années, six ou huit ans, je crois, parut un livre étonnant qui avait pour titre Looking backward. Un coup d'œil en arrière, et qui fut un succès. On y décrivait la société future telle qu’elle sera en l'an 2000. Laissons parler l’auteur :

« En 1887, Julien West, jeune homme riche, habitait Boston. Il était sur le point d’épouser une jeune fille d’excellente famille, et entre-temps vivait seul avec son domestique Sawyer dans la maison paternelle. Souffrant fort de l'insomnie, il sautait fait construire une chambre à coucher souterraine, et quand le sommeil ne lui venait pas dans cette profonde retraite, il avait recours à l'assistance d'un magnétiseur de profession qui le plaçait dans un état d’hypnose, dont son domestique savait le tirer à temps voulu. Une nuit cependant l’hôtel fut détruit par le feu, et l’on supposa que Julien West avait péri dans les flammes... »

Nous sommes en l’an 2000, cent treize ans plus tard. Un certain docteur de Воston, faisant pratiquer des fondations dans son jardin pour la construction d’un laboratoire, découvre tout à coup une masse de solide maçonnerie : il ouvre le caveau, qui se trouve être une chambre à coucher élégamment meublée à la mode du XIXe siècle ; sur le lit repose le corps d’un jeune homme : on dirait qu'il ne vient que de s’endormir : l’état de parfaite conservation du supposé cadavre tente le vieux docteur, il essaye de le ressusciter et y réussit.

Voilà donc notre citoyen du XIXe siècle transporté en l’an 2000 qui explore la société future ayant pour cicérone la fille du vieux docteur, qui n’est autre que l’arrière-petite-fille de l'ancienne fiance de Julien. Naturellement la petite est charmante et, comme dans les contes de fée, Julien s en éprend et l'épouse. On doit reconnaître que si Bellamy takes the cake (en français l’emporte), ainsi que dirent ces bons Yankees, comme prédicateur socialiste, et théoricien convaincu et logique, il n'est qu'un médiocre romancier. J'aime mieux, pour mon compte, la légère intrigue symbolique d’Adrien Foray dans sa Société idéale que cette espèce de résurrection scientifique : mais là n’est pas le point, ce sont des idées que j'examine et non de la critique littéraire que j’entreprends. Ainsi commence le premier livre de Bellamy, Un regard en arrière. Il nous promené dans toutes les institutions, toutes les industries, tous les dépôts que la société nouvelle a créé pour le plus grand bien de tous ses membres. Il se perd quelquefois dans des descriptions scientifiques assez vagues et assez incohérentes et qui me rappellent plutôt le vaisseau aérien de Lamartine dans la Chute d’un ange, que l’exactitude et la précision de notre âge utilitaire. Je passe, car mon intention n’est pas d'esquisser ce premier geste de Bellamy, que les lecteurs de la Plume doivent certainement connaître, mais simplement de rappeler que si Un coup d'œil en arrière nous montre la société future telle qu'elle sera, l’Egalité nous apprend comment l’humanité a évolué de son état présent de misère, de crime et d'ignorance à cet état idéal où les bluets sont bleus, où les roses sont roses, et où l'amour est heureux. Aussi n’hésité-je pas à considérer ce dernier ouvrage comme d'une plus grande portée que le premier, et d’une importance bien supérieure.

Laissant de côté la première partie du livre où l'auteur ne fait que résumer son précédent au profit de ceux qui ne l’ont pas lu, j’aborde d’emblée un des passages les plus remarquables où l'écrivain, j’allais dire le prophète, dénonce en langage vibrant et d'une vigueur toute biblique, le règne de la Ploutocratie sur les Etats-Unis. Le tableau qu’il fait de sa patrie est lamentable et devrait donner à réfléchir à nos politiciens s’ils s’occupaient d'autres choses que de remplir leurs poches et de tromper les masses ignorantes. Grâce au système de protection à outrance et quand même, qui, à son tour, tue la France, l’Amérique est devenue le pays des monopoles. Écoutez ceci, ouvriers qu’on abuse par des promesses qu’on ne tient jamais, vous aux yeux desquels on a fait miroiter l'augmentation des droits de douane comme une sauvegarde de vos intérêts, écoutez ce que dit un honnête homme, citoyen d’un grand pays, dont la population, naguère riche et prospère, est maintenant ruinée par les tarifs; grâce au système protecteur qui a détruit toute concurrence, on a vu, tandis qu’augmentaient la misère publique et la détresse de l’ouvrier, s’élever les plus vastes fortunes que l’on a jamais connues au monde. Le capitaliste a absorbé peu à peu tous les rouages du gouvernement, si bien, que maintenant, la soi-disant République n’est plus qu'une dictature à peine voilée, celle de l'argent. Français, regardons chez nous... Que pensons-nous de notre gouvernement dit républicain : Bellamy va plus loin : il regrette les vieilles monarchies absolues d’Europe, où au moins le roi, soit par politique, soit par jalousie, empêchait le riche d’acquérir trop de puissance sur ses inférieurs. La liberté du travail, ajoute-t-il, est la pire forme d’esclavage, c’est le droit de mourir de faim ou de travailler à rien... Si cette esquisse n'est pas exagérée, elle donne une bien triste idée de la société américaine, où les milices nationales sont exercées à tirer sur le peuple, où les troupes fédérales ont été rappelées de la frontière et campent autour des villes prêtes à massacrer les meurt-de-faim ; et je dois admettre que des événements tout récents semblent confirmer ces idées pessimistes. Le 10 septembre, à Slagleton-Pensylvanie, les députés du shérif firent feu, sans provocation, dit-on, sur une bande de grévistes. Un grand nombre furent atteints, et on annonce (Agence Reuteur 14 septembre) que vingt-trois ont succombé... De tels faits ne demandent aucun commentaire—jugez, vous-même, lecteur. — Donc, tel est l’état actuel de la classe laborieuse dans la libre Amérique. Mais pour arriver à l’organisation nouvelle du travail que Bellamy nous expose en détail dans son livre et dont il serait trop long de parler ici, qu’a fait le peuple ? Puisque l'Etat a été créé en principe pour protéger la société entière contre les agressions étrangères et la tyrannie intérieure, ne doit-il pas, sous peine d’abdiquer, défendre l’humble, le faible et l’opprimé contre le fort et le puissant ? Or il arriva que l’indignation devint telle que le gouvernement, à son grand regret, fût obligé d’intervenir. Comment le fit-il ? Ce n’était pas la possession des diverses sources de travail et de prospérité- qui avait excité le peuple, mais leur exploitation. Aussi fut-ce cette exploitation que réclama l'Etat : après avoir évalué à leur juste vapeur les biens fonds, les mines, les chemins de fer. etc., l'Etat en prit la direction ; factionnaires et obligataires restant toujours propriétaires en fait, et recevant, tous frais payés, le bénéfice perçu. De cette façon 5 000 000 de gens s’habituèrent à considérer Etat comme leur patron normal, et dès qu’ils y furent bien accoutumés, les socialistes se présentèrent aux élections générales, demandant au peuple de leur donner mandat d’achever la réforme économique et de jeter les bases définitives de l’Etat socialiste. Ils obtinrent une forte majorité et se mirent immédiatement à l'œuvre. Ecoutons Bellamy.

« Le premier acte du parti révolutionnaire, quand il arriva au pouvoir, avec mandat de la majorité populaire, d’établir le nouvel ordre, fut d’élever dans tous les centres publics importants des magasins de service où les employés publics pouvaient se procurer, au prix de revient, tout le nécessaire à la vie ou le luxe acheté autrefois dans des magasins particuliers. Mais de tels avantages n’étaient qu’un avant-goût de la prospérité qui régnerait quand le gouvernement ajouterait à sa fonction de distributeur, celle de producteur, au lieu d’acheter aux capitalistes. »

Ces quelques lignes de citations suffiront à donner un aperçu des idées principales du livre sur lequel je me propose de faire maintenant quelques remarques critiques, dans un esprit parfaitement amical d’ailleurs. Les opinions de l’auteur sont les miennes ; il a constaté qu’en Amérique comme en France, le public intellectuel est tout, plus ou moins, socialiste ; l’individualisme est aujourd’hui relégué chez une certaine clique que je divise en deux catégories, les égoïstes et les paresseux : les uns défendent les principes iniques qui servent leurs desseins, les autres se désintéressent de tout ce qui n’est pas eux. Avec ceux-là, il n’y a rien à faire, je m’adresse aux gens honnêtes et actifs, penseurs, artistes, industrielle ouvriers et à ceux-là je dis que le livre de notre Américain est un bon et un beau livre, écrit, sauf quelques passages, où l’auteur vogue dans les nuages, dans un style clair, facile et sans emphase ; mais il a perdu de vue un point essentiel, d'une importance telle que si on le laisse de côté, la société future ne sera jamais. L’évolution de l’humanité vers sa perfection finale se fera par l’amour ou elle ne se fera pas ; or l’amour naît de la contemplation du beau. Négliger le sens esthétique dans la construction d’une organisation sociale, c’est la condamner.

Cette masse ouvrière qui grouille dans les taudis des bouges, quelquefois même dans le crime, ne rêvant que la satisfaction des appétits bas de la brute ; qui n’a pris de la civilisation qu’une chose, sa corruption ; qui dans la liberté ne voit que la licence ; cette classe immense, en un mot, allez-vous lui donner l'état parfait sans l’y avoir au préalable préparée par une éducation esthétique et morale sérieuse ? Je me souviens que quand jetais enfant, il m’arrivait parfois de demander à ma mère un beau livre d’images, et ma mère avait toujours le soin de me laver les mains avant de m’y laisser toucher : faites de même, mes chers maîtres, lavez les mains au peuple avant de lui permettre d’ouvrir la Bible de l’humanité future. Si je voulais établir une comparaison entre l’auteur de l’Egalité et un des nôtres. Adrien Foray, dont j’ai mentionné la Société idéale au début de cette lettre, je dirais que les deux livres se complètent. Celui de l’Américain est positif, comme l’est sa nation, celui du Français est enthousiaste et brillant, comme le génie de son pays. N'allez pas croire que je veuille en rien déprécier l’œuvre de Bellamy, car elle est immense et belle : immense, parce que, le premier des socialistes, il nous a indiqué un moyen pratique de sortir du cloaque où nous pourrissons sans secousses et sans émeutes ; belle, parce que dans chaque page vibre un amour intense de l'humanité et de la justice ; mais je ne puis m’empêcher de dire: Bellamy, mon bel ami, en laissant de côté le rôle de l’éducation artistique du peuple dans son évolution vers le socialisme, vous avez perdu de vue un des facteurs indispensables du résultat final. Enfin cet ouvrage a un autre mérite, il montre d’une façon péremptoire et irréfutable le gouffre où les capitalistes se précipitent d’eux-mêmes en créant le monopole sous forme de système protecteur. C’est un jalon de plus dans la route au but sacré ; que d’autres se lèvent en Amérique, en Angleterre, partout ! Qu’importe si nous n’atteignons pas le bout du chemin ! Si nous devons tomber avant la fin de l’étape, qu'importe ; les hommes meurent, mais les idées ne meurent pas. Parlez, travaillez, écrivez, propagez, camarades ! et quand l’inconnu vous rappellera, vous aurez sur bord de la fosse la sublime consolation de saluer de votre nuit l’aube des temps nouveaux et de vous dire en partant : et moi aussi j'ai, dans mon humble sphère, guidé l’humanité des ténèbres à l’aurore.

 

Paul Gourmand, « Lettres anglaises », in La Plume, octobre 1897

 Egalité d'Edward Bellamy est disponible dans la collection ArchéoSF aux éditions publie.net

 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire