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ISSN 2496-9346

jeudi 31 août 2017

Anonyme, La fin du monde (1894)

La fin du monde fait partie des grands thèmes de la science-fiction. C'est aussi une interrogation scientifique souvent soulevée par la presse. En 1894 The Herald propose un article évoquant les différentes fins du monde envisageables.
Le Journal du dimanche reprend cette information sous la forme d'une brève le 22 avril 1894.


VARIÉTÉS

La fin du monde

Voici, d'après le Herald, les six dernières hypothèses scientifiques sérieusement émises au sujet du détraquement final de notre globe terrestre :

1° La surface terrienne diminue de jour en jour, donc la race humaine est condamnée tôt ou tard à la noyade ;

2° La glace s'accumule graduellement au pôle Nord. Un jour viendra où la terre perdra son équilibre, fera une pirouette sur son axe, et la race humaine sera écrabouillee par le déplacement formidable des choses ;

3° La terre se rapproche insensiblement du soleil; l'homme est destiné à rôtir vivant ;

4° L'eau devient de plus en plus rare; l'humanité mourra de soif ;

5° A partir de l'an 3000, l'homme éprouvera une influence rétrograde ; les derniers spécimens humains rivaliseront, par les dimensions, avec les insectes et s'évanouiront mieroscopiquement dans l'infiniment petit ;

6° Le soleil tend à s'éteindre : l'humanité gèlera.

Il en est, comme on voit, pour tous les goûts ; à quelle sauce les infortunés descendants d'Adam préfèrent-ils être mangés ?

Anonyme, « La fin du monde »,
in Journal du dimanche : littérature, histoire, voyages, musique,

36ème année, n° 2630, 22 avril 1894.

samedi 26 août 2017

[Un été en uchronie] Imbert de Saint-Amand, Si Napoléon était mort en 1798?

Cet été, pour accompagner la publication de Une Autre histoire du monde. 2500 ans d'uchronies (collection ArchéoSF, éditions publie.net), le site ArchéoSF propose des fragments uchroniques anciens. Pour retrouver tous les épisodes de cette série cliquez ICI. Pour ce dernier épisode, retour vers un personnage souvent utilisé dans les uchronies: Napoléon Bonaparte.

Le diplomate et historien français Arthur-Léon Imbert de Saint-Amand (1834-1900) publie en 1883 une biographie de Joséphine de Beauharnais, La Citoyenne Bonaparte. Il relate un épisode de l'histoire dans lequel le destin de Napoléon Bonaparte aurait pu basculer. Et si Bonaparte était mort en 1798 sur la route de Toulon avant de partir à la conquête de l'Egypte?
A lire: l'anthologie Les Autres vies de Napoléon Bonaparte. Uchronies & Histoires secrètes (sélectionnée pour le prix ActuSF de l'uchronie en 2016).


Le 3 mai 1798, Bonaparte et Joséphine, après avoir dîné, en petit comité, au Luxembourg, chez Barras, se rendirent au Théâtre-Français, où Talma jouait Macbeth, de Ducis. Le vainqueur d'Italie fut salué par les mêmes acclamations qu'aux premiers jours de son retour. A la fin du spectacle, il rentra chez lui et, à minuit, il se mit en route, emmenant dans sa voiture Joséphine, Eugène, Bourrienne, Duroc et Lavalette.Paris ignorait son départ et, le lendemain matin, quand tout le monde le croyait rue de la Victoire, il était déjà loin, sur la route du Midi. Voulant déjouer les espions anglais, qui ne savaient pas encore le but de l'expédition, il avait fait silencieusement ses préparatifs et n'avait pas même laissé Joséphine aller à Saint- Germain embrasser sa fille avant de partir.Joséphine ignorait pourtant quelle serait la durée de son absence, et Bonaparte ne lui avait pas dit s'il lui permettrait de le suivre dans l'expédition mystérieuse qu'il était sur le point d'entreprendre.Marmont a raconté un incident qui faillit être funeste aux voyageurs. Ils étaient arrivés à Aix-en-Provence, à l'entrée de la nuit, se rendant en toute hâte à Toulon. Voulant continuer leur chemin, mais sans traverser Marseille, où ils auraient été probablement retardés, ils prirent, par Roquevaire, une voie plus directe mais moins fréquentée ; les postillons n'y avaient point passé depuis quelques jours.Tout à coup la voiture, à une descente qu'elle parcourt rapidement, est arrêtée par un choc violent.Chacun se réveille en sursaut et se hâte de descendre de la berline, pour connaître la cause de l'accident.Une forte branche d'arbre, avançant sur la route, avait barré le chemin de la voiture. Or, à dix pas de là, au bas de la descente, un pont placé sur un torrent qu'il fallait traverser s'était écroulé la veille. Personne n'en savait rien, et la voiture allait infailliblement tomber dans l'abîme, quand la branche d'arbre la retint au bord du précipice :« Ne semble-t-il pas, ajoute Marmont, voir la main manifeste de la Providence ? N'est-il pas permis à Bonaparte de croire qu'elle veille sur lui ? Et sans cette branche d'arbre, si singulièrement placée et assez forte pour résister, que serait devenu le conquérant de l'Egypte, le conquérant de l'Europe, celui dont, pendant quinze ans, la puissance s'exerça sur la surface du monde ? »A quoi tiennent les destinées des mortels ? Devant la Providence, les plus grands hommes sont-ils autre chose que des pygmées ? Que la branche d'arbre eût été un peu moins résistante, c'en était fait de Napoléon : pas de bataille des Pyramides, pas de 18 brumaire, pas de Consulat, pas d'Empire, pas de sacre, pas d'Austerlitz, pas de Waterloo. Les anciens avaient-ils raison de dire que celui qui meurt jeune est aimé des dieux ? Et aurait-il été heureux pour Napoléon de mourir à vingt-neuf ans, avant ses plus grandes gloires, mais aussi avant ses malheurs ! Les hommes que l'on proclame indispensables ne vivent-ils pas trop longtemps pour eux-mêmes et pour leur patrie ? Si courte que soit la vie humaine, elle est encore trop longue pour eux.




Imbert de Saint-Amand, Les Femmes des Tuileries. La citoyenne Bonaparte, éditions A. Mame et fils, 1883, p. 239-241.

samedi 19 août 2017

[Un été en uchronie] Les Romains eussent-ils été vaincus par Alexandre le Grand?

Cet été, pour accompagner la publication de Une Autre histoire du monde. 2500 ans d'uchronies (collection ArchéoSF, éditions publie.net), le site ArchéoSF propose des fragments uchroniques anciens. Pour retrouver tous les épisodes de cette série cliquez ICI.

En 1853 paraît l'Étude sur les oeuvres politiques de Paul Paruta d'Alfred Mézières (1826-1915). Un chapitre est intitulé « Les Romains eussent-ils été vaincus par Alexandre, s'il avait songé à les attaquer ? ». Alfred Mézières décrit le débat intellectuel mené par Paolo Paruta (dont Mézières francise le prénom) avec Tite-Live par delà les siècles. Paolo Paruta est un Vénitien né en 1540 et mort en 1598, historien, homme politique et diplomate il a écrit plusieurs ouvrages. Si pour Tite-Live la victoire romaine n'aurait pas fait de doute dans cette guerre imaginaire, Paruta est d'un avis contraire. Afin de ne pas alourdir la lecture, nous avons supprimé les notes de bas de page. Le texte complet est disponible sur Gallica. La « Digression sur Alexandre de Macédoine » de Tite-Live est recueillie dans UneAutre histoire du monde. 2500 ans d'uchronies.





Les Romains eussent-ils été vaincus par Alexandre

s'il avait songé à les attaquer ?

Dans ses discours, Paruta se propose, sous forme de questions, un certain nombre d'hypothèses historiques qui exercent la sagacité de son esprit. Quoiqu'il y ait dans ces études une sorte de hors-d'œuvre, puisqu'il s'agit de faits qui ne sont point arrivés, elles donnent souvent lieu à des aperçus ingénieux et à des remarques nouvelles sur les grandes époques de l'histoire.

La plus intéressante de ces questions est celle qu'avait déjà soulevée Tite-Live, en se demandant ce qui serait arrivé si Alexandre avait attaqué les Romains. L'historien romain pense naturellement qu'Alexandre eût été vaincu. Paruta soutient avec beaucoup de force la thèse contraire ; il suit pied à pied le raisonnement de Tite-Live, le combat par des arguments décisifs et en démontre jusqu'à l'évidence le peu de solidité. Il est curieux de mettre en regard les opinions des deux écrivains.
Tite-Live, de parti pris, s'exagère l'importance et la force de la République au temps où vivait Alexandre. Il commence par comparer les généraux des deux côtés. Si Alexandre, dit-il, avait un génie militaire incontestable, il a eu le bonheur de mourir jeune ; sa fortune n'a pas eu le temps de changer; s'il avait vécu plus longtemps, peut-être eût-il enfin rencontré un vainqueur. Mais, en le prenant même dans le cours de ses prospérités, Rome n'eût elle pas eu à lui opposer dix généraux d'un talent égal au sien, un Valérius Corvinus, un Rutilius, un C. Sulpicius, un T. Manlius Torquatus, un Publius Philon, un Papirius Cursor et tant d'autres qui, non-seulement, ne le cédaient à Alexandre ni en audace ni en génie, mais qui avaient reçu de Camille et des généraux plus anciens, depuis les premiers temps de la République, d'admirables traditions militaires ?
Un des mérites d'Alexandre, c'était le courage personnel et la force du corps. Mais eût-il tenu tête, dans un combat singulier, à chacun de ces chefs qui avaient tué tant d'ennemis de leur main dans les rencontres les plus périlleuses ? Sans nommer même tous les généraux romains, le sénat , qu'un ennemi de Rome a appelé une assemblée de rois, eût-il été surpassé en sagesse et en génie par un seul homme ?
On dira peut-être qu'Alexandre connaissait mieux l'art de la guerre. Mais contre qui avait-il combattu ? En attaquant les Romains, il n'eût point eu affaire à ce Darius qui, traînant derrière lui une armée de femmes et d'eunuques, au milieu de la pourpre et de l'or, chargé de tout l'appareil de sa fortune, était venu au combat plutôt comme une riche victime que comme un ennemi, et s'était laissé vaincre sans que le sang eût été répandu, sans que son vainqueur eût eu d'autre mérite que d'avoir osé mépriser un vain attirail. L'aspect de l'Italie, des bois de l'Apulie, des montagnes de la Lucanie, lui eût paru bien différent de cette Inde qu'il avait traversée en se livrant à la débauche, avec une armée ivre et en désordre.
A ces arguments en faveur de Rome, Paruta en oppose d'autres beaucoup plus forts en faveur d'Alexandre. Qu'était-ce, dit-il, que la République romaine, au temps dont il s'agit ? Quelles conquêtes avait-elle faites ? Sans cesse en lutte avec ses voisins qui lui avaient longtemps résisté, elle n'avait encore soumis qu'une partie de l'Italie. Ces généraux, que Tite-Live compare à Alexandre qui a rempli le monde de sa renommée, c'est à peine si quelques-uns d'entre eux ont échappé à l'oubli ; et après tout, qu'avaient-ils fait ? Ils ne s'étaient battus qu'aux portes de Rome. Peut-on comparer les victoires remportées sur les Èques, les Samnites et les Toscans à celles d'Alexandre ? Leur gloire n'a eu pour théâtre qu'un coin de l'Italie. Qu'est-ce que ces expéditions contre des peuples voisins et dans un pays si peu étendu, à côté de la marche conquérante des Macédoniens à travers l'Asie ? Si ces États, qui entouraient Rome, lui ont opposé une si longue et vigoureuse résistance, si elle a été souvent obligée de créer un dictateur et de réunir toutes ses forces pour les soumettre, qu'eût-elle fait contre le vainqueur de tant de nations ?
Tite-Live essaye de rabaisser la gloire d'Alexandre ; il dit que les soldats de Darius étaient lâches et timides, mais il oublie qu'ils étaient trois cent mille, et que c'était le même peuple qui avait subjugué toute l'Asie. Les Romains , eux aussi, ont eu affaire aux Asiatiques : combien de temps ont-ils mis à les soumettre ? Ces pays qu'Alexandre a soumis en dix ans, il a fallu à Rome, au comble de sa prospérité, plus d'un siècle pour les conquérir. «Je ne vois pas, dit Saint-Évremond, qui, comme Paruta, combat l'opinion de Tite Live, que les peuples de l'Asie dussent être si mols et si lâches, eux qui ont toujours été formidables à l'Europe. Dans la plus grande puissance de la République, les Romains n'ont-ils pas été malheureux chez les Parthes qui n'avaient qu'une partie de l'empire de Darius ? » [extrait de « Jugements sur César et sur Alexandre]
Les généraux romains dont parle Tite-Live ont eu sans doute quelques qualités militaires ; mais quelle est celle qui manquait à Alexandre ? qui avait livré plus de batailles que lui ? qui avait montré plus d'ardeur à commencer une entreprise, plus de persévérance à l'exécuter et plus de confiance en sa fortune pour la mener à bonne fin ? Quel capitaine inspira jamais plus d'admiration et plus d'amour à ses soldats ? qui fut plus avide de gloire et de conquête ? Ces qualités, dont quelques-unes ont suffi à la réputation de plusieurs généraux, il les réunissait toutes en lui seul et au plus haut degré.
Peut-on dire que l'aspect de l'Italie eût effrayé Alexandre, lui qui avait pénétré si intrépidement dans les déserts de l 'Arabie et dans tant de pays inconnus où il courait risque de laisser son armée ? Lui eût-il été difficile de passer dans la Péninsule, à lui qui possédait la Grèce, et n'y eût-il pas trouvé des alliés contre Rome, comme Pyrrhus et Annibal ?
Tite-Live dit que les délibérations d'un corps composé de citoyens éminents, comme le sénat, devaient être bien supérieures aux conseils d'un seul homme comme Alexandre. Mais n'est-ce pas le contraire ? En temps de guerre, l'autorité d'un seul homme ne vaut-elle pas mieux que celle d'une assemblée ? Dans les périls pressants, les Romains ne créaient-ils pas eux-mêmes un dictateur ?
Pour relever la gloire des généraux romains, Tite-Live rappelle précisément ce qui devait les rendre inférieurs à Alexandre. Ils ont vaincu leurs ennemis, dit-il, malgré les obstacles de tout genre qui entravaient l'exercice de leur autorité. Combien de fois les tribuns du peuple ne se sont-ils pas opposés à l'enrôlement des citoyens ? Souvent les consuls partaient trop tard pour la guerre à cause de cette opposition ; souvent ils étaient forcés de revenir avant le temps à cause des comices. Au plus fort de leurs expéditions, il leur fallait céder le commandement parce que l'année était révolue. La témérité d'un collègue pouvait leur faire perdre la victoire. Que de fois ils avaient à réparer les fautes de leurs prédécesseurs et à conduire au combat des soldats sans expérience et sans discipline ! Alexandre, au contraire, avait sur ses troupes un pouvoir absolu que ni le temps, ni les circonstances, ni l'intervention d'aucun pouvoir étranger ne limitaient. Cette indépendance, comparée à l'autorité si bornée des généraux romains, ne lui donnait-elle pas sur eux un immense avantage ?
Si, d'autre part, on en vient, avec Tite-Live, à examiner les forces des deux puissances rivales, on ne lui accordera pas non plus que celles des Romains aient dû être plus considérables. Il énumère avec complaisance tous les peuples que Rome avait soumis et qui composaient ses armées, les Sabins, les Volsques, les Campaniens, une partie des Ombriens et des Étrusques, les Picentins, les Marses, les Apuliens et tant d'autres. Mais qu'étaient ces peuplades à côté des grands empires que les Macédoniens avaient conquis, et qui leur eussent fourni d'innombrables soldats ? Tite-Live triomphe de ce qu'Alexandre n'avait avec lui que trente mille hommes d'infanterie macédonienne et quatre mille cavaliers thessaliens. Mais si, confiant dans le courage et la tactique de ses vétérans, il ne voulut point d'autre armée, pour conquérir l'Asie, étaient-ce là toutes ses forces ? Ne forma-t-il pas, avec l'élite des Asiatiques qu'il avait vaincus, un corps de trente mille hommes auxquels il avait donné la même éducation militaire qu'aux Macédoniens, et n'eût-il pas pu en discipliner un plus grand nombre s'il avait voulu attaquer Rome ?
Pour montrer mieux encore combien était puissant l'empire d'Alexandre, Paruta eût pu raconter les guerres de ses successeurs, énumérer les armées qu'ils mirent sur pied, dans les différentes provinces, et donner le chiffre des combattants dans cette grande bataille où fut vaincu Antigone.
Le seul argument que Tite-Live fasse valoir avec quelque raison en faveur des Romains, c'est la supériorité de leurs armes et la belle ordonnance de leurs troupes. Leur bouclier était plus grand et protégeait mieux le corps que celui des Grecs ; leur javelot frappait des coups plus terribles que la lance macédonienne. La légion avait aussi, comme nous l'avons vu, sur la phalange, l'avantage de la mobilité et de la rapidité des mouvements.
Mais, comme eût pu le dire Paruta qui néglige cette objection, l'ordonnance des armées romaines, au temps où vivait Alexandre, était loin d'être arrivée à ce point de perfection où elle fut portée depuis. La phalange de Pyrrhus, bien inférieure à celle d'Alexandre, enfonça du premier choc les lignes de la légion. Quant à la cavalerie, il n'y a aucune comparaison à faire entre celle d'Alexandre et celle des Romains, qui fut battue par les Thessaliens de Pyrrhus, et qui ne tint jamais contre les Numides.
Les Grecs, d'ailleurs, entendaient l'art de la guerre beaucoup mieux que les Romains. C'est à l'école de Pyrrhus et d'Annibal que ceux-ci se formèrent, qu'ils apprirent à fortifier un camp, à construire des machines, à faire les travaux d'un siège. «Ils s'instruisirent, dit Saint-Évremond, par l'expérience de leurs défaites, par des réflexions sur leurs fautes et par l'observation de la conduite de l'ennemi.
Avant que la République fût devenue toute-puissante, remarque le même écrivain, ils n'ont pas laissé d'être battus autant de fois qu'ils ont fait la guerre contre des capitaines expérimentés. Dans la première guerre punique, Xantippe vainquit Régúlus en lui opposant la tactique et l'ordonnance des Grecs. Fabricius ne disait-il pas de Pyrrhus que les Épirotes n'avaient pas vaincu les Romains, mais que le consul avait été vaincu par le roi des Épirotes ? Si l 'on veut aller jusqu'à la seconde guerre punique, on trouvera que les avantages qu'eut Annibal sur les Romains venaient de la capacité de l'un et du peu de suffisance des autres ; et en effet, lorsqu'il voulait donner de la confiance à ses soldats, il ne leur disait jamais que les ennemis manquaient de courage ou de fermeté, car ils prouvaient le contraire assez souvent, mais il les assurait qu'ils avaient affaire à des gens peu entendus dans l'art de la guerre » [« Contre l’opinion de Tite-Live, sur la guerre imaginaire
qu’il fait faire à Alexandre, contre les Romains »].
Tite-Live ajoute que les Romains auraient eu sur Alexandre l'avantage d'être chez eux, et que l'armée macédonienne, arrivée en Italie, s'y serait consumée comme celle d'Annibal ; mais il ne tient pas compte de la différence des temps. Rome, à l'époque d'Alexandre, n'était pas ce qu'elle fut pendant la seconde guerre punique. Que de progrès elle fit dans l'intervalle ! La guerre de Pyrrhus et la première guerre punique avaient augmenté sa confiance en ses forces ; sa puissance et sa renommée s'étaient accrues ; en combattant ses deux grands ennemis, elle avait acquis de nouvelles notions dans l'art de la guerre. Elle ne se bornait plus à soumettre les petits peuples voisins, elle avait porté ses armes hors de l'Italie et humilié Carthage ; déjà elle se préparait à la conquête du monde.
Et cependant, à cette époque même, quoiqu'elle fût deux fois plus forte qu'au temps d'Alexandre, Annibal put traverser l'Italie dans toute sa longueur et, après avoir détruit trois armées romaines, s'y maintenir pendant seize ans. Ce qu'a fait Annibal, Alexandre ne l'eût-il pas fait, et avec un plus grand danger pour Rome, cent ans plus tôt ? Avait-il moins de génie ou moins de forces que le général carthaginois ? Si l'on compare l'un à l'autre , quelle différence dans les moyens dont il dispose ! Annibal, séparé de l'Italie par l'Espagne, par la Gaule et par les Alpes, n'y pénètre qu'après une marche prodigieuse, où il perd une partie de son armée, et, une fois qu'il a touché ce sol ennemi, éloigné de Carthage, qui ne lui envoie pas de secours, il lutte seul contre Rome, aux portes mêmes de Rome. Il commande à des mercenaires qu'aucun sentiment national n'intéresse à la cause de Carthage, et qu'il ne retient sous les drapeaux que par la discipline et l'espoir du pillage ; il n'a point, comme les Romains, des armées de réserve pour réparer ses pertes ; il n'en a qu'une de qui dépend le destin de la guerre ; il ne peut compter que sur lui-même et sur sa fortune. Ses concitoyens l'abandonnent ; il a des ennemis dans le Sénat de Carthage, et pendant qu'il combat pour le salut de sa patrie, on y parle de paix. Malgré tant d'obstacles, il n'est point chassé d'Italie ; il y reste en dépit des Romains et n'en sort que pour aller défendre l'Afrique attaquée par Scipion. Mais si Carthage eût soutenu son général, si la faction des Hannon eût eu plus de patriotisme que de haine contre les Barca, si seulement Asdrubal eût été plus habile ou plus heureux, Rome eût pu succomber dans la lutte.
C'est ce que n'eût point dû oublier Tite-Live quand il cite contre Alexandre l'exemple d'Annibal. Aucun des obstacles qui ont fait échouer celui-ci n'eût arrêté le roi de Macédoine. Voisin de l'Italie, il y eût abordé sans difficulté ; sa flotte, composée des marins de la Grèce, de l'Asie Mineure, de la Phénicie et de l'Égypte, eût tenu la mer libre et assuré ses communications avec son empire, d'où il eût tiré sans cesse des soldats et des vivres. Ses vétérans, si braves, si dévoués à leur chef, eussent combattu, non comme des mercenaires, pour le pillage, mais pour la patrie et pour la gloire. Enfin, tandis qu'Annibal n'avait d'autorité que sur son armée, il commandait en maître absolu au plus vaste empire du monde. Il n'avait point de secours à demander à un Sénat hostile ; il n'eût point attendu pendant seize ans des armées qui n'arrivaient pas ; en un mot, il n'y a pas de comparaison possible entre l'expédition que fit Annibal et celle qu'eût faite Alexandre. Celui-ci eût été plus fort et eût trouvé les Romains plus faibles que ne les trouva Annibal.
Paruta réfute par les meilleures raisons l'opinion de Tite-Live ; mais il se borne là. Comme il est Italien, naturellement un peu déclamateur, et qu'il ne se pique pas de critique littéraire, il ne remarque pas ce qu'il y a d'hypothétique et de déclamatoire dans les paroles de l'écrivain latin.
Celui-ci, en effet, ne s'exprime pas sur un sujet aussi délicat avec la mesure et l'impartialité qui conviennent à l'historien ; il soutient, de parti pris, une thèse en l'honneur de Rome ; il rabaisse Alexandre pour élever les Romains ; il accorde tout à ceux-ci et rien au roi de Macédoine ; en un mot, il exagère et il déclame au lieu de raisonner. Peut-il supposer réellement qu'Alexandre eût été effrayé, comme il le dit, par l'aspect sauvage de la Lucanie et de l'Apulie, lui qui avait conquis l'Égypte, pénétré dans l'Arabie, traversé les montagnes de l'Asie Mineure et poussé jusqu'aux bords de la mer Caspienne ? Est-là un argument sérieux ? L'est-il davantage de dire que, dans la guerre, les Macédoniens n'eussent eu qu'un Alexandre, tandis que les Romains en auraient eu plusieurs, comme si Parménion, Antigone, Lysimaque, Séleucus, Ptolémée, tant de généraux illustres qui servaient sous Alexandre et qui se firent entre eux de si terribles guerres, n'eussent pas tenu tête aux Valérius, aux Papirius, aux Manlius ? Est-ce de bonne foi qu'il appelle les guerres de ce grand capitaine des guerres de femmes ? Oublie-t-il la bataille de Chéronée, les guerres contre les Thraces, le siége de Tyr, le passage du Granique, si vivement disputé par Memnon de Rhodes, et les victoires remportées sur Porus ? De quel droit affirme t-il que les Macédoniens, vaincus dans une seule bataille, l'eussent été pour toujours ? Alexandre n'avait-il qu'une armée ? Ce conquérant de l'Asie eût-il été réduit à fuir par la perte d'une bataille, quand chacun de ses successeurs a pu lever dans ses États plus de soldats que n'en avaient alors les Romains ? Enfin n'est-ce point par un artifice oratoire que Tite-Live compare l'expédition qu'eussent faite les Macédoniens à la première guerre punique, et, celle-ci ayant duré vingt-quatre ans, remarque avec orgueil que la vie d'Alexandre n'y eût pas suffi, comme si la puissance de Carthage, qui n'avait pas même une armée nationale, pouvait être mise en parallèle avec celle d'un roi victorieux, maître de la Grèce et de l'Asie ?
Ces paradoxes politiques ne soutiennent même pas la discussion. Il faut dire, pour excuser Tite-Live, qu'il a voulu combattre une opinion répandue chez les Grecs, et qu'irrité de leurs prétentions en faveur d'Alexandre qu'ils plaçaient sans cesse au-dessus des Romains, il s'est plu, par orgueil national, à rabaisser leur héros, en glorifiant sa patrie. Un Romain, et surtout un historien de Rome, ne pouvait pas laisser contester la supériorité de la République. Les Grecs d'ailleurs n'y mettaient pas de ménagements ; ils se vengeaient de la perte de leur liberté, en dénigrant leurs vainqueurs. Ce n'était pas Alexandre seulement qu'ils admiraient aux dépens de Rome. Tous ceux qui résistaient aux maîtres du monde devenaient leurs favoris ; ils affectaient de parler des Parthes avec éloge, parce que ceux-ci avaient vaincu les Romains.
Cette guerre de mots et d'allusions, toute littéraire, blessait au vif les esprits lettrés de Rome. Tite-Live se fit l'interprète de ces colères ; il céda au besoin de répondre, une fois pour toutes, aux arguments des Grecs et de les réduire au silence ; mais peut-être par emportement, peut-être aussi parce qu'il n'était pas tout à fait convaincu de la bonté de sa cause, il sortit des bornes et dépassa le but. Ce qui n'eût dû être qu'une réfutation devint une représaille violente et injuste. En définitive, tout ce morceau, qui pourrait être détaché de l'histoire de Tite-Live, contraste avec le ton général de l'ouvrage.



Alfred Mézières, Étude sur les oeuvres politiques de Paul Paruta, éditions Vve de Goubert, 1853, p. 102 -113

Source du texte: Gallica
Source de l'image: Paolo Paruta par Carletto Caliari (collection du British Museum )

mardi 15 août 2017

Maurice Bouchor, Temps futurs, 1899

L'œuvre de Maurice Bouchor (1855-1929) a souvent utilisé comme support de dictées et de récitations dans les écoles laïques. Il fut pourtant pétri de mysticisme (dans le recueil dont est extrait le poème qui suit on trouve un poème sur l'hindouisme, un sur l'Islam et un sur Jésus Christ) et devint un propagateur du végétarisme. Le texte proposé repose sur l'idée d'un au-delà et est dans la veine utopique.



Temps futurs

Tous, quand luira le jour d'une paix fraternelle,
Entendront retentir de sublimes accords ;
Tous, n'étant plus qu'une âme en d'innombrables corps,
Ecouteront chanter l'Harmonie éternelle.

Tout le travail sera noble ; et c'est par la beauté
Que le juste et le vrai pénétreront les âmes…
Ah ! ne peux-tu, désir violent qui m'enflammes,
Peindre en mots lumineux l'idéale Cité ?

Mais qu'importe ! A quoi bon dire avec les prophètes
Qu'un fleuve de vin ruissellera des monts ?
Trop heureux si d'un mâle amour nous nous aimons
Et si nous pouvons vivre en paix avec les bêtes…

Alos, s'il est un Dieu hors du monde et de nous,
Quelle extase pour l'âme ! Il n'aura point d'athée ;
L'ineffable splendeur sera manifestée ;
Un hymne montera des peuples à genoux.

Certes, s'il ne veut point que la prière meure,
Dieu s'écriera : « Béni soit l'hymne que j'entendes ! »
Et, joyeux de fouler le beau chemin du temps,
L'Homme s'élèvera vers Celui qui demeure.

S'il n'en est pas ainsi, de moins, il aura foi
Dans l'avenir d'un monde où la justice est née,
Sûr qu'il marche à son but, et que sa destinée
Se déroule suivant une infaillible loi.

« Le bonheur des vivants et l'amour qui les mène,
S'écriera-t-il, c'est Dieu ! » Chaque jour plus réel,
Ce Dieu resplendira dans la beauté du ciel,
Mais d'un éclat moins pur que dans la face humaine.

Peut-être que la Mort perdra son aiguillon,
Et que, dans une chair sans fin renouvelée,
L'âme palpitera comme une chose ailée,
Oui, comme un radieux et libre papillon.

Ou bien l'auguste Mort sera sans agonie ;
Chacun, d'un ferme coeur, verra venir son tour,
Content d'avoir été, dans ces siècles d'amour,
Un frémissant anneau de l'a chaîne infinie.

Votre félicité ne me rend point jaloux,
Hommes puissants et bons des époques futures ;
Mais nous aurons subis, nous, de longues tortures ;
Quand vous serez heureux, frères, pensez à nous.

Ah ! Terre, souviens-toi, Terre transfigurée !
Et songe avec tristesses, avec fierté pourtant,
A ceux qui préparaient ton triomphe éclatant,
Et qui doutaient parfois de leur œuvre sacrée.


Maurice Bouchor, « Temps futurs », in Vers la Pensée et vers l'action : poèmes inédits ou revus, Hachette, 1899

samedi 12 août 2017

[Un été en uchronie] Emile Hinzelin, Si Napoléon III avait été tué en 1858? (1906)

Cet été, pour accompagner la publication de Une Autre histoire du monde. 2500 ans d'uchronies (collection ArchéoSF, éditions publie.net), le site ArchéoSF propose des fragments uchroniques anciens. Pour retrouver tous les épisodes de cette série cliquez ICI.

Alors que l'anarchiste Matteo Morral vient de tenter de tuer le roi d'Espagne (31 mai 1906), le journaliste Emile Hinzelin veut démontrer l'inutilité de l'action violente et pour cela il a recours à l'hypothèse historique en prenant le cas de l'attentat d'Orsini (point de divergence évoqué par Joseph Edgar Chamberlin, dans « Si la bombe d’Orsini n’avait pas manqué Napoléon III », texte recueilli dans l'anthologie Une Autre histoire du monde. 2500 ans d'uchronies)

"Que serait-il arrivé, si Napoléon III avait été tué le 14 février 1858 ? Sans doute, le prince impérial, qui avait deux ou trois ans, aurait été pro- clamé empereur. La régence aurait été confiée à l'Impératrice, une Espagnole dévote, obstinément hostile à l'unification de l'Italie. Au lieu d'être détruit, l'empire aurait peut- être été consolidé."

Emile Hinzelin, "A propos de l'attentat", in Le Démocrate : Organe des Républicains radicaux et radicaux-socialistes du pays de Montbéliard, 10 juin 1906. 

Illustration: gravure anonyme XIXe siècle

samedi 5 août 2017

[un été en uchronie] Comte de Vaublanc, Si Lafayette... (1857)

Cet été, pour accompagner la publication de Une Autre histoire du monde. 2500 ans d'uchronies (collection ArchéoSF, éditions publie.net), le site ArchéoSF propose des fragments uchroniques anciens. Pour retrouver tous les épisodes de cette série cliquez ICI.


M. Vincent-Marie Viénot de Vaublanc (1756-1845) est de ces hommes politiques qui, dans une période troublée, parviennent à survivre à tous les régimes ou presque. Sa carrière se déroule de 1789 à 1830. Il se rallie successivement aux idées de la Révolution française (tendance royalisme modéré), à Napoléon Bonaparte (après le coup d'état du 18 brumaire), sert Napoléon Ier (il est préfet de Moselle entre 1805 et 1814), se rallie à Louis XVIII puis est député ultra-royaliste entre 1820 et 1827. 

Le comte de Vaublanc est connu pour avoir défendu La Fayette en 1792. Dans l'extrait de ses Mémoires (publiés en 1857), Vaublanc livre quelques hypothèses sur des actions que La Fayette aurait pu mener et ainsi changer l'histoire de France.

Le plus grand reproche qu'on ait fait à Lafayette est son inaction pendant la nuit du 6 octobre. C'était pendant son sommeil, à Versailles, que des factieux envahissaient le palais du roi et cherchaient la reine dans tous les appartements pour l'égorger: Cet attentat ne serait pas arrivé si Lafayette avait passé la nuit au château, et peut-être le roi n'aurait pas été dès le lendemain traîné captif à Paris. 

II y a quelque apparence que Lafayette était instruit de la fuite du roi en 1791, et qu'il aurait pu l'empêcher s'il l'avait voulu. Lorsqu'il envoya des aides de camp pour l'arrêter, le roi avait une avance si considérable qu'il serait arrivé à Montmédy, comme il le voulait, s'il n'avait pas été reconnu en route.
A la fin de 1792, Lafayette commandait une armée qui faisait éclater ouvertement une haine violente contre les jacobins, maîtres alors de Paris. Les régiments de cette armée, leurs colonels et des généraux adressèrent à la chambre des Députés les adresses les plus énergiques contre les factieux. Elles étaient secondées par la voix d'un grand nombre de provinces et de leur administrateur. Si Lafayette avait eu un de ces caractères vigoureux que nous trouvons dans notre ancienne histoire, il aurait marché sur Paris avec trois ou quatre mille hommes ; il y aurait trouvé trois bataillons excellents de garde nationale, plusieurs régiments suisses et un grand nombre de bons citoyens prêts à braver tous les périls pour le soutien du trône, et bien plus encore pour écraser une faction qui menaçait à la fois la vie et les propriétés de tous les hommes qui ne se déclaraient pas en sa faveur. La présence de Lafayette aurait enhardi la majorité des Députés, et il aurait pu facilement la conduire avec le roi à Compiègne ou à Rouen ; il n'aurait eu contre lui qu'une faible populace.

Mémoires de M. le comte de Vaublanc, Firmin-Didot frères, 1857, p. 175-176