Cet été, pour accompagner la publication de Une Autre histoire du monde. 2500 ans d'uchronies (collection ArchéoSF, éditions publie.net), le site ArchéoSF propose des fragments uchroniques anciens. Pour retrouver tous les épisodes de cette série cliquez ICI.
En
1853 paraît l'Étude
sur les oeuvres politiques de Paul Paruta
d'Alfred
Mézières
(1826-1915). Un
chapitre est intitulé « Les Romains eussent-ils été vaincus
par Alexandre, s'il avait songé à les attaquer ? ».
Alfred Mézières décrit le débat intellectuel mené par Paolo
Paruta
(dont
Mézières francise le prénom) avec
Tite-Live par delà les siècles. Paolo
Paruta
est un Vénitien né en 1540 et mort en 1598, historien, homme
politique et diplomate il a écrit plusieurs ouvrages. Si pour
Tite-Live la victoire romaine n'aurait pas fait de doute dans cette
guerre imaginaire, Paruta est d'un avis contraire. Afin
de ne pas alourdir la lecture, nous avons supprimé les notes de bas
de page. Le texte complet est disponible sur Gallica. La
« Digression sur Alexandre de Macédoine » de Tite-Live
est recueillie dans UneAutre histoire du monde. 2500 ans d'uchronies.
Les
Romains eussent-ils
été vaincus par Alexandre
s'il
avait songé à les attaquer ?
Dans
ses discours, Paruta se propose, sous forme de questions, un certain
nombre d'hypothèses historiques qui exercent la sagacité de son
esprit. Quoiqu'il y ait dans ces études une sorte de hors-d'œuvre,
puisqu'il s'agit de faits qui ne sont point arrivés, elles donnent
souvent lieu à des aperçus ingénieux et à des remarques nouvelles
sur les grandes époques de l'histoire.
La
plus intéressante de ces questions est celle qu'avait déjà
soulevée Tite-Live, en se demandant ce qui serait arrivé si
Alexandre avait attaqué les Romains. L'historien romain pense
naturellement qu'Alexandre eût été vaincu. Paruta soutient avec
beaucoup de force la thèse contraire ; il suit pied à pied le
raisonnement de Tite-Live, le combat par des arguments décisifs et
en démontre jusqu'à l'évidence le peu de solidité. Il est curieux
de mettre en regard les opinions des deux écrivains.
Tite-Live,
de parti pris, s'exagère l'importance et la
force
de la République au temps où vivait Alexandre. Il commence par
comparer les généraux des deux côtés. Si Alexandre, dit-il, avait
un génie militaire incontestable, il a eu le bonheur de mourir
jeune ; sa fortune n'a pas eu le temps de changer; s'il avait
vécu plus longtemps, peut-être eût-il enfin rencontré un
vainqueur. Mais, en le prenant même dans le cours de ses
prospérités, Rome n'eût elle pas eu à lui opposer dix généraux
d'un talent égal au sien, un Valérius Corvinus, un Rutilius, un C.
Sulpicius, un T. Manlius Torquatus, un Publius Philon, un Papirius
Cursor et tant d'autres qui, non-seulement, ne le cédaient à
Alexandre ni en audace ni en génie, mais qui avaient reçu de
Camille et des généraux plus anciens, depuis les premiers temps de
la République, d'admirables traditions militaires ?
Un
des mérites d'Alexandre, c'était le courage personnel et la force
du corps. Mais eût-il tenu tête, dans un combat singulier, à
chacun de ces chefs qui avaient tué tant d'ennemis de leur main dans
les rencontres les plus périlleuses ? Sans nommer même tous
les généraux romains, le sénat , qu'un ennemi de Rome a appelé
une assemblée de rois, eût-il été surpassé en sagesse et en
génie par un seul homme ?
On
dira peut-être qu'Alexandre connaissait mieux l'art de la guerre.
Mais contre qui avait-il combattu ? En attaquant les Romains, il
n'eût point eu affaire à ce Darius qui, traînant derrière lui une
armée de femmes et d'eunuques, au milieu de la pourpre et de l'or,
chargé de tout l'appareil de sa fortune, était venu au combat
plutôt comme une riche victime que comme un ennemi, et s'était
laissé vaincre sans que le sang eût été répandu, sans que son
vainqueur eût eu d'autre mérite que d'avoir osé mépriser un vain
attirail. L'aspect de l'Italie, des bois de l'Apulie, des montagnes
de la Lucanie, lui eût paru bien différent de cette Inde qu'il
avait traversée en se livrant à la débauche, avec une armée ivre
et en désordre.
A
ces arguments en faveur de Rome, Paruta en oppose d'autres beaucoup
plus forts en faveur d'Alexandre. Qu'était-ce, dit-il, que la
République romaine, au temps dont il s'agit ? Quelles conquêtes
avait-elle faites ? Sans cesse en lutte avec ses voisins qui lui
avaient longtemps résisté, elle n'avait encore soumis qu'une partie
de l'Italie. Ces généraux, que Tite-Live compare à Alexandre qui a
rempli le monde de sa renommée, c'est à peine si quelques-uns
d'entre eux ont échappé à l'oubli ; et après tout,
qu'avaient-ils fait ? Ils ne s'étaient battus qu'aux portes de
Rome. Peut-on comparer les victoires remportées sur les Èques, les
Samnites et les Toscans à celles d'Alexandre ? Leur gloire n'a
eu pour théâtre qu'un coin de l'Italie. Qu'est-ce que ces
expéditions contre des peuples voisins et dans un pays si peu
étendu, à côté de la marche conquérante des Macédoniens à
travers l'Asie ? Si ces États, qui entouraient Rome, lui ont
opposé une si longue et vigoureuse résistance, si elle a été
souvent obligée de créer un dictateur et de réunir toutes ses
forces pour les soumettre, qu'eût-elle fait contre le vainqueur de
tant de nations ?
Tite-Live
essaye de rabaisser la gloire d'Alexandre ; il dit que les
soldats de Darius étaient lâches et timides, mais il oublie qu'ils
étaient trois cent mille, et que c'était le même peuple qui avait
subjugué toute l'Asie. Les Romains , eux aussi, ont eu affaire aux
Asiatiques : combien de temps ont-ils mis à les soumettre ?
Ces pays qu'Alexandre a soumis en dix ans, il a fallu à Rome, au
comble de sa prospérité, plus d'un siècle pour les conquérir. «Je
ne vois pas, dit Saint-Évremond, qui, comme Paruta, combat l'opinion
de Tite Live, que les peuples
de l'Asie dussent être si mols
et si lâches, eux qui ont toujours été formidables à l'Europe.
Dans la plus grande puissance de la République, les Romains
n'ont-ils pas été malheureux chez les Parthes qui n'avaient qu'une
partie de l'empire de Darius ? » [extrait
de « Jugements sur César et sur Alexandre]
Les
généraux romains dont parle Tite-Live ont eu sans doute quelques
qualités militaires ; mais quelle est celle qui manquait à
Alexandre ? qui avait livré plus de batailles que lui ?
qui avait montré plus d'ardeur à commencer une entreprise, plus de
persévérance à l'exécuter et plus de confiance en sa fortune pour
la mener à bonne fin ? Quel capitaine inspira jamais plus
d'admiration et plus d'amour à ses soldats ? qui fut plus avide
de gloire et de conquête ? Ces qualités, dont quelques-unes
ont suffi à la réputation de plusieurs généraux, il les
réunissait toutes en lui seul et au plus haut degré.
Peut-on
dire que l'aspect de l'Italie eût effrayé Alexandre, lui qui avait
pénétré si intrépidement dans les déserts de l 'Arabie et dans
tant de pays inconnus où il courait risque de laisser son armée ?
Lui eût-il été difficile de passer dans la Péninsule, à lui qui
possédait la Grèce, et n'y eût-il pas trouvé des alliés contre
Rome, comme Pyrrhus et Annibal ?
Tite-Live
dit que les délibérations d'un corps composé de citoyens éminents,
comme le sénat, devaient être bien supérieures aux conseils d'un
seul homme comme Alexandre. Mais n'est-ce pas le contraire ? En
temps de guerre, l'autorité d'un seul homme ne vaut-elle pas mieux
que celle d'une assemblée ? Dans les périls pressants, les
Romains ne créaient-ils pas eux-mêmes un dictateur ?
Pour
relever la gloire des généraux romains, Tite-Live rappelle
précisément ce qui devait les rendre inférieurs à Alexandre. Ils
ont vaincu leurs ennemis, dit-il, malgré les obstacles de tout genre
qui entravaient l'exercice de leur autorité. Combien de fois les
tribuns du peuple ne se sont-ils pas opposés à l'enrôlement des
citoyens ? Souvent les consuls partaient trop tard pour la
guerre à cause de cette opposition ; souvent ils étaient
forcés de revenir avant le temps à cause des comices. Au plus fort
de leurs expéditions, il leur fallait céder le commandement parce
que l'année était révolue. La témérité d'un collègue pouvait
leur faire perdre la victoire. Que de fois ils avaient à réparer
les fautes de leurs prédécesseurs et à conduire au combat des
soldats sans expérience
et sans discipline ! Alexandre, au contraire, avait sur ses
troupes un pouvoir absolu que ni le temps, ni les circonstances, ni
l'intervention d'aucun pouvoir étranger ne limitaient. Cette
indépendance, comparée à l'autorité si bornée des généraux
romains, ne lui donnait-elle pas sur eux un immense avantage ?
Si,
d'autre part, on en vient, avec Tite-Live, à examiner les forces des
deux puissances rivales, on ne lui accordera pas non plus que celles
des Romains aient dû être plus considérables. Il énumère avec
complaisance tous les peuples que Rome avait soumis et qui
composaient ses armées, les Sabins, les Volsques, les Campaniens,
une partie des Ombriens et des Étrusques, les Picentins, les Marses,
les Apuliens et tant d'autres. Mais qu'étaient ces peuplades à côté
des grands empires que les Macédoniens avaient conquis, et qui leur
eussent fourni d'innombrables soldats ? Tite-Live triomphe de ce
qu'Alexandre n'avait avec lui que trente mille hommes d'infanterie
macédonienne et quatre mille cavaliers thessaliens. Mais si,
confiant dans le courage et la tactique de ses vétérans, il ne
voulut point d'autre armée, pour conquérir l'Asie, étaient-ce là
toutes ses forces ? Ne forma-t-il pas, avec l'élite des
Asiatiques qu'il avait vaincus, un corps de trente mille hommes
auxquels il avait donné la même éducation militaire qu'aux
Macédoniens, et n'eût-il pas pu en discipliner un plus grand nombre
s'il avait voulu attaquer Rome ?
Pour
montrer mieux encore combien était puissant l'empire d'Alexandre,
Paruta eût pu raconter les guerres de ses successeurs, énumérer
les armées qu'ils mirent sur pied, dans les différentes provinces,
et donner le chiffre des combattants dans cette grande bataille où
fut vaincu Antigone.
Le
seul argument que Tite-Live fasse valoir avec quelque raison en
faveur des Romains, c'est la supériorité de leurs armes et la belle
ordonnance de leurs troupes. Leur bouclier était plus grand et
protégeait mieux le corps que celui des Grecs ; leur javelot
frappait des coups plus terribles que la lance macédonienne. La
légion avait aussi, comme nous l'avons vu, sur la phalange,
l'avantage de la mobilité et de la rapidité des mouvements.
Mais,
comme eût pu le dire Paruta qui néglige cette objection,
l'ordonnance des armées romaines, au temps où vivait Alexandre,
était loin d'être arrivée à ce point de perfection où elle fut
portée depuis. La phalange de Pyrrhus, bien inférieure à celle
d'Alexandre, enfonça du premier choc les lignes de la légion. Quant
à la cavalerie, il n'y a aucune comparaison à faire entre celle
d'Alexandre et celle des Romains, qui fut battue par les Thessaliens
de Pyrrhus, et qui ne tint jamais contre les Numides.
Les
Grecs, d'ailleurs, entendaient l'art de la guerre beaucoup mieux que
les Romains. C'est à l'école de Pyrrhus et d'Annibal que ceux-ci se
formèrent, qu'ils apprirent à fortifier un camp, à construire des
machines, à faire les travaux d'un siège.
«Ils s'instruisirent, dit Saint-Évremond, par l'expérience de
leurs défaites, par des réflexions sur leurs fautes et par
l'observation de la conduite de l'ennemi.
Avant
que la République fût devenue toute-puissante, remarque le même
écrivain, ils n'ont pas laissé d'être battus autant de fois qu'ils
ont fait la guerre contre
des capitaines expérimentés. Dans la première guerre punique,
Xantippe vainquit Régúlus en lui opposant la tactique et
l'ordonnance des Grecs. Fabricius ne disait-il pas de Pyrrhus que les
Épirotes n'avaient pas vaincu les Romains, mais que le consul avait
été vaincu par le roi des Épirotes ? Si l 'on veut aller
jusqu'à la seconde guerre punique, on trouvera que les avantages
qu'eut Annibal sur les Romains venaient de la capacité de l'un et du
peu de suffisance des autres ; et en effet, lorsqu'il voulait
donner de la confiance à ses soldats, il ne leur disait jamais que
les ennemis manquaient de courage ou de fermeté, car ils prouvaient
le contraire assez souvent, mais il les assurait qu'ils
avaient affaire à des gens peu entendus dans l'art de la guerre »
[« Contre
l’opinion de Tite-Live, sur la guerre imaginaire
qu’il fait faire à Alexandre, contre les Romains »].
qu’il fait faire à Alexandre, contre les Romains »].
Tite-Live
ajoute que les Romains auraient eu sur Alexandre l'avantage d'être
chez eux, et que l'armée macédonienne, arrivée en Italie, s'y
serait consumée comme celle d'Annibal ; mais il ne tient pas
compte de la différence des temps. Rome, à l'époque d'Alexandre,
n'était pas ce qu'elle fut pendant la seconde guerre punique. Que de
progrès elle fit dans l'intervalle ! La guerre de Pyrrhus et la
première guerre punique avaient augmenté sa confiance en ses
forces ; sa puissance et sa renommée s'étaient accrues ;
en combattant ses deux grands ennemis, elle avait acquis de nouvelles
notions dans l'art de la guerre. Elle ne se bornait plus à soumettre
les petits peuples voisins, elle avait porté ses armes hors de
l'Italie et humilié Carthage ; déjà elle se préparait à la
conquête du monde.
Et
cependant, à cette époque même, quoiqu'elle fût
deux
fois plus forte qu'au temps d'Alexandre, Annibal put traverser
l'Italie dans toute sa longueur et, après avoir détruit trois
armées romaines, s'y maintenir pendant seize ans. Ce qu'a fait
Annibal, Alexandre ne l'eût-il pas fait, et avec un plus grand
danger pour Rome, cent ans plus tôt ? Avait-il moins de génie
ou moins de forces que le général carthaginois ? Si l'on
compare l'un à l'autre , quelle différence dans les moyens dont il
dispose ! Annibal, séparé de l'Italie par l'Espagne, par la
Gaule et par les Alpes, n'y pénètre qu'après une marche
prodigieuse, où il perd une partie de son armée, et, une fois qu'il
a touché ce sol ennemi, éloigné de Carthage, qui ne lui envoie pas
de secours, il lutte seul contre Rome, aux portes mêmes de Rome. Il
commande à des mercenaires qu'aucun sentiment national n'intéresse
à la cause de Carthage, et qu'il ne retient sous les drapeaux que
par la discipline et l'espoir du pillage ; il n'a point, comme
les Romains, des armées de réserve pour réparer ses pertes ;
il n'en a qu'une de qui dépend le destin de la guerre ; il ne
peut compter que sur lui-même et sur sa fortune. Ses concitoyens
l'abandonnent ;
il a des ennemis dans le Sénat de Carthage, et pendant qu'il combat
pour le salut de sa patrie, on y parle de paix. Malgré tant
d'obstacles, il n'est point chassé d'Italie ; il y reste en
dépit des Romains et n'en sort que pour aller défendre l'Afrique
attaquée par Scipion. Mais si Carthage eût soutenu son général,
si la faction des Hannon eût eu plus de patriotisme que de haine
contre les Barca, si seulement Asdrubal eût été plus habile ou
plus heureux, Rome eût pu succomber dans la lutte.
C'est
ce que n'eût point dû oublier Tite-Live quand il cite contre
Alexandre l'exemple d'Annibal. Aucun des obstacles qui ont fait
échouer celui-ci n'eût arrêté le roi
de
Macédoine. Voisin de l'Italie, il y eût abordé sans difficulté ;
sa flotte, composée des marins de la Grèce, de l'Asie Mineure, de
la Phénicie et de l'Égypte, eût tenu la mer libre et assuré ses
communications avec son empire, d'où il eût tiré sans cesse des
soldats et des vivres. Ses vétérans, si braves, si dévoués à
leur chef, eussent combattu, non comme des mercenaires, pour le
pillage, mais pour la patrie et pour la gloire. Enfin, tandis
qu'Annibal n'avait d'autorité que sur son armée, il commandait en
maître absolu au plus vaste empire du monde. Il n'avait point de
secours à demander à un Sénat hostile ; il n'eût point
attendu pendant seize ans des armées qui n'arrivaient pas ; en
un mot, il n'y a pas de comparaison possible entre l'expédition que
fit Annibal et celle qu'eût faite Alexandre. Celui-ci eût été
plus fort et eût trouvé les Romains plus faibles que ne les trouva
Annibal.
Paruta
réfute par les meilleures raisons l'opinion de Tite-Live ; mais
il se borne là. Comme il est Italien, naturellement un peu
déclamateur, et qu'il ne se pique pas de critique littéraire, il ne
remarque pas ce qu'il y a d'hypothétique et de déclamatoire dans
les paroles de l'écrivain latin.
Celui-ci,
en effet, ne s'exprime pas sur un sujet aussi délicat avec la mesure
et l'impartialité qui conviennent à l'historien ; il soutient,
de parti pris, une thèse en l'honneur de Rome ; il rabaisse
Alexandre pour élever les Romains ; il accorde tout à ceux-ci
et rien au roi de Macédoine ; en un mot, il exagère et il
déclame au lieu de raisonner. Peut-il supposer réellement
qu'Alexandre eût été effrayé, comme il le dit, par l'aspect
sauvage de la Lucanie et de l'Apulie, lui qui avait conquis l'Égypte,
pénétré
dans l'Arabie, traversé les montagnes de l'Asie Mineure et poussé
jusqu'aux bords de la mer Caspienne ? Est-là un argument
sérieux ? L'est-il davantage de dire que, dans la guerre, les
Macédoniens n'eussent eu qu'un Alexandre, tandis que les Romains en
auraient eu plusieurs, comme si Parménion, Antigone, Lysimaque,
Séleucus, Ptolémée, tant de généraux illustres qui servaient
sous Alexandre et qui se firent entre eux de si terribles guerres,
n'eussent pas tenu tête aux Valérius, aux Papirius, aux Manlius ?
Est-ce de bonne foi qu'il appelle les guerres de ce grand capitaine
des guerres de femmes ? Oublie-t-il la bataille de Chéronée,
les guerres contre les Thraces, le siége de Tyr, le passage du
Granique, si vivement disputé par Memnon de Rhodes, et les victoires
remportées sur Porus ? De quel droit affirme t-il que les
Macédoniens, vaincus dans une seule bataille, l'eussent été pour
toujours ? Alexandre n'avait-il qu'une armée ? Ce
conquérant de l'Asie eût-il été réduit à fuir par la perte
d'une bataille, quand chacun de ses successeurs a pu lever dans ses
États plus de soldats que n'en avaient alors les Romains ?
Enfin n'est-ce point par un artifice oratoire que Tite-Live compare
l'expédition
qu'eussent faite les Macédoniens à la première guerre punique, et,
celle-ci ayant duré vingt-quatre ans, remarque avec orgueil que la
vie d'Alexandre n'y eût pas suffi, comme si la puissance de
Carthage, qui n'avait pas même une armée nationale, pouvait être
mise en parallèle avec celle d'un roi victorieux, maître de la
Grèce et de l'Asie ?
Ces
paradoxes politiques ne soutiennent même pas la discussion. Il faut
dire, pour excuser Tite-Live, qu'il a voulu combattre une opinion
répandue chez les Grecs, et qu'irrité de leurs prétentions en
faveur d'Alexandre qu'ils plaçaient sans cesse au-dessus des
Romains, il s'est plu, par orgueil national, à rabaisser leur héros,
en glorifiant sa patrie. Un Romain, et surtout un historien de Rome,
ne pouvait pas laisser contester la supériorité de la République.
Les Grecs d'ailleurs n'y mettaient pas de ménagements ; ils se
vengeaient de la perte de leur liberté, en dénigrant leurs
vainqueurs. Ce n'était pas Alexandre seulement qu'ils admiraient aux
dépens de Rome. Tous ceux qui résistaient aux maîtres du monde
devenaient leurs favoris ; ils affectaient de parler des Parthes
avec éloge, parce que ceux-ci avaient vaincu les Romains.
Cette
guerre de mots et d'allusions, toute littéraire, blessait au vif les
esprits lettrés de Rome. Tite-Live se fit l'interprète de ces
colères ; il céda au besoin de répondre, une fois pour
toutes, aux arguments des Grecs et de les réduire au silence ;
mais peut-être par emportement, peut-être aussi parce qu'il n'était
pas tout à fait convaincu de la bonté de sa cause, il sortit des
bornes et dépassa le but. Ce qui n'eût dû être qu'une réfutation
devint une représaille violente et injuste. En définitive, tout ce
morceau, qui pourrait être détaché de l'histoire de Tite-Live,
contraste avec le ton général de l'ouvrage.
Alfred
Mézières, Étude
sur les oeuvres politiques de Paul Paruta,
éditions
Vve de Goubert, 1853, p. 102 -113
Source du texte: Gallica
Source de l'image: Paolo Paruta par Carletto Caliari (collection du British Museum )
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