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mardi 22 février 2022

Jules Payot, L'homme des Neiges (1911) 3/4

Découvrez le troisième épisode de l'anticipation utopique "L'homme des neiges" de Jules Payot publié originellement en 1911 en feuilleton dans Le Volume. Pour lire le premier épisode et la présentation de cette nouvelle, voir ICI, pour lire le deuxième épisode, voir ICI


 

L'homme des Neiges (suite)

La première préoccupation de notre « rescapé » fut de s’enquérir des écoles et de l’enseignement.

Il fut surpris de rencontrer un lundi, dans l’après-midi, plusieurs divisions de l’école primaire, en promenade, sous la conduite d’un maître ou d’une maîtresse. Il alla le soir même dire son étonnement au directeur, qui était un jeune homme intelligent, d’une trentaine d’années, et qui se trouvait être l’arrière petit-fils de Suzanne Rurale. Celle-ci avait publié ses mémoires vers 1930 : notre « rescapé » l’avait bien connue dans sa jeunesse. Le directeur, M. Pierre Primaire, dit en riant : « J’ai été surpris de votre étonnement en présence de cette promenade « un jour de classe ». Mais je me souviens de mes lectures relatives à l’histoire de l’éducation au début du xx e siècle et je comprends votre surprise. Les croyances pédagogiques de votre époque nous paraissent étranges et nous avons peine à nous expliquer votre état d’esprit.
J’espère que vous n’éprouverez aucune amertume de notre façon de vous juger...

— Non, répondit l’homme des Neiges. Je ne cherche qu’à m’instruire et ce que je vois me trouble. Etonné, je le suis à chaque instant. Mais, je sens que le milieu actuel est supérieur au milieu de 1911 sur lequel mes habitudes se sont en quelque sorte moulées. Je suis à la fois surpris et ravi. Je suis assez intelligent et encore assez « plastique », je l’espère, pour me réadapter à votre état social : je suis décidé à profiter de ma chance inouïe de pouvoir comparer deux périodes éloignées en les vivant successivement, et je suis résolu de mettre absolument de côté l’esprit de corps qui me lie à mes contemporains de 1911 et de tout accepter au moins provisoirement.

— J’en suis heureux, dit M. Pierre Primaire, car nous pourrons élucider ensemble bien des points restés inexplicables pour nous dans vos pratiques éducatives…
Mais avant de vous interroger, je dois répondre à votre question. Nos promenades, au seuil de l’année scolaire surtout, sont d’importance capitale. Les enfants étant libres, ils nous livrent par leurs jeux, leurs attitudes, leur langage, leur ardeur ou leur apathie, les secrets de leur caractère que nous ne pouvons deviner dans l’immobilité de la tenue en classe. De plus, le maître ne perd pas de vue l’idée dominante qui, durant la promenade, doit diriger l’attention des élèves. La division des petits a été conduite au bord du ruisseau et elle a été transformée en équipe d’ouvriers amateurs : on a construit des canaux, des presqu’îles, des péninsules, des golfes, des fleuves et même on s’est essayé à modeler l’ancien et le nouveau continent. Une petite carte était épinglée à un arbre et servait de contrôle. Devant elle, prenaient fin les critiques injustifiées et les croyances erronées. Nos enfants se mettent de tout cœur à leur jeu : ce que nous pouvons leur enseigner par l’action nous n’essayons pas de le leur enseigner abstraitement, comme c’était la règle dans vos écoles. Nous savons que le système musculaire est de tous les sens le plus important en éducation. Il est vrai que des psychologues de votre époque, comme Cousin et Garnier, discutaient sur l’existence de ce sens !

  Pardon, Cousin et Garnier étaient antérieurs à mon époque…

— Un peu antérieurs. Dans notre perspective ils se confondent avec vous, et leurs doctrines vivaient, se survivaient, si vous voulez, dans vos pratiques éducatives…
Ainsi, nos élèves moyens vont avoir une leçon de géographie générale. Nous voulons qu’ils aient dans l’imagination les dimensions comparées des grands Etats de l’Europe. Nous n’abordons pas cet ordre de connaissances sans qu’ils aient une notion concrète et pratique des distances. Nous voulons que, dans leurs promenades, ils aient une connaissance réelle d’une distance d’un kilomètre, de dix kilomètres, de vingt kilomètres. De même, ils savent tous pratiquement ce qu’est un kilomètre carré. Ils l’ont mesuré sur le terrain. Tous, après l’avoir mesuré et dessiné, en ont fait le tour.
Puis nous profitons de leurs voyages pour rendre aussi concrète que possible la notion de la distance de Dunkerque à Perpignan ; de Brest à Menton, etc. Nous leur faisons modeler dans le sable la France jusqu’à ce que les principales proportions relatives soient exactes. De même pour les colonies et pour les divers pays : ils pourront vous modeler une Italie exacte parce qu’ils savent que sa superficie est un peu plus de moitié que celle de la France. Ils savent qu’entre les deux pôles, on peut placer vingt Frances.
Notre principe, c’est qu’on ne sait les sciences de l’espace, géométrie, géographie, etc., que quand on les a apprises par les muscles, et qu’elles sont inscrites dans la mémoire musculaire.
D’ailleurs, nous avons beaucoup de loisirs.
Nos élèves n’ont que trois heures de classes le matin. Nous jugeons inexplicable votre système de six heures de classes. C’était ériger en système l’irréflexion, l’inattention, la dispersion de l’esprit. Votre époque nous fait — pardonnez-moi — l’impression d’une époque de nerveux agités et trépidants. Vous apportiez dans votre éducation la même manie de mouvement rapide que dans votre vie. Vos livres de classes nous plongent dans la stupéfaction. Quelques-uns de vos écrivains avaient aperçu que votre hâte était déraisonnable — mais vous ne les avez pas écoutés.
Aux trois heures de classes matinales, nous ajoutons trois après-midi de promenades pratiques, de visites dans les ateliers, et partout où l’on travaille. Ces promenades, ces visites doivent être le commentaire vivant des leçons de la semaine. Les jours de mauvais temps, les élèves restent aux ateliers annexés à l’école.
Nous devons quatre séances par semaine, le soir, pour les cours d’adultes qui sont obligatoires six mois par an pour tous les enfants de 13 à 18 ans accomplis. »

L’homme des Neiges écoutait, fort intéressé. Toutefois, la réduction des heures de classes le troublait.

« C’est que, dit Pierre Primaire, nous avons su réaliser dans les programmes des économies énormes… »

 

Jules Payot, « L’homme des Neiges », [troisième épisode]
in Le Volume, n°7, 11 novembre 1911. 

 

 



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