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lundi 30 mai 2022

Jules Payot, L'homme des Neiges (1911) 4/4

Découvrez le quatrième et dernier épisode de l'anticipation utopique "L'homme des neiges" de Jules Payot publié originellement en 1911 en feuilleton dans Le Volume. Pour lire le premier épisode et la présentation de cette nouvelle, voir ICI, pour lire le deuxième épisode, voir ICI, pour lire le troisième épisode, voir ICI.





LES GASPILLAGES D’AUTREFOIS

L’Homme des Neiges



Quand nous étudions votre époque, dit M. Pierre Primaire, nous avons l’impression d’une vie hâtive, fiévreuse, superficielle, et surtout d’une constante dilapidation d’argent et de forces. Il nous semble que vous étiez tous entraînés dans un tourbillon qui vous empêchait de méditer. Vous étiez, dès l’enfance, pris dans le courant rapide, et quand vous arriviez à l’âge de la réflexion, vos habitudes étaient prises comme du plâtre et tout progrès était impossible.

« Ainsi la France possédait près de 9 000 journaux! L’Allemagne 8000, l’Angleterre 4300, l’Italie plus de 3000, la Belgique plus de 2 000! C’était un gaspillage inouï. Vos neuf mille journaux soustrayaient plus de cinq cent mille individus, rédacteurs, imprimeurs, etc., à tout travail productif. Aujourd’hui, nous n’avons plus que quelques journaux. Les dépêches et les nouvelles sont rédigées avec une impartialité absolue. Un journaliste convaincu d’avoir déformé la vérité dans un esprit de parti serait déshonoré et renvoyé. Nous avons une école, du journalisme qui donne une admirable éducation du sens critique, de l’esprit scientifique et les journalistes qui en sortent apportent à leur tâche le même esprit que vos savants impartiaux apportaient à leurs recherches historiques.

«Voilà pour la partie en quelque sorte technique du journal. Pour la partie discussion, on fait appel aux hommes connus par leur compétence. N’écrivant que lorsqu’ils ont quelque chose à dire, ils sont devenus les éducateurs de la nation. On ne cherche plus, comme à votre époque, à émouvoir les passions violentes. Un polémiste passionné, par conséquent indifférent à la vérité comme l’étaient il y a cent ans vos Rochefort, vos Drumont n’aurait pas de lecteurs. Votre presse politique – excusez-moi de cet aveu, dit en riant M. Pierre Primaire – quand nous la lisons aujourd’hui, nous paraît une presse de maison d’aliénés, tant elle était passionnée. Au fond, vous paraissiez, en politique, d’accord pour mettre le budget au pillage et vous étiez irrités de penser que le voisin pouvait emporter un morceau de choix… »

L’homme des Neiges se mit à rire, sans répondre.

- Il y avait, de votre temps, une opposition de droite et une opposition d’extrême-gauche. Or, un de nos éruidts les plus illustres, M. Parchemin a eu la patience de lire attentivement vos débats parlementaires. Il n’a jamais trouvé, chez les plus farouches opposants, un essai de poursuivre systématiquement les innombrables sinécures par où le budget perdait des millions et il en a conclu qu’au fond les hommes du XIXe siècle avaient l’espoir qu’un jour eux et leurs familles pourraient vivre à leur tour sans travailler. C’est là ce qui rendait si âpres vos discussions. Nos penseurs considèrent que le trait dominant de votre époque était la désertion du travail manuel. Tout le monde voulait être médecin, avocat, musicien, peintre, et surtout politicien dans l’’espoir d’un poste sûr.

Cette fuite du travail manuel avait empli vos écoles, et vos écoles, même techniques, augmentaient par une instruction abstraite, étrangères aux réalités, l’horreur pour le travail musculaire. L’honneur des pédagogues du milieu du XXe siècle est d’avoir rétabli dans l’enseignement la part des muscles dont les psychologues ridicules de l’école de Cousin avaient amputé la nature humaine.

- Comment, demanda l’homme des Neiges, une pareille révolution put-elle s’opérer ?

- En 1916, le parti militaire allemand, affolé par les progrès du socialisme, avait déchaîné une guerre effroyable qui ruina l’Europe. Ensuite l’excès de misère provoqua partout une jacquerie interminable. On mourait de faim. On compte que douze millions d’Européens périrent de misère entre 1920 et 1926.

Il fallut enfin réparer tant de ruines.

Un comité de salut public formé de l’élite des grands corps de l’Etat, de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, des syndicats ouvriers, réorganisa les administrations, supprima les postes inutiles, les dépenses inutiles. Nul ne put recevoir une nomination d’Etat sans avoir subi, devant un jury compétent et renouvelé par tirage au sort chaque année, un examen portant avant tout sur les qualités d’intelligence et de caractère. Ainsi nul diplôme n’est requis pour être instituteur. Un jury départemental tiré au sort parmi les meilleurs instituteurs et professeurs de la province, présidé par un inspecteur qui a droit de veto, fait une enquête approfondie sur le candidat et lui fait subir des séries d’épreuves où l’on examine s’il est capable d’efforts prolongés d’attention, s’il est intelligent et cultive. Il est alors admis à l’école technique de pédagogie théorique et appliquée, que vous devrez visiter plus tard.

C’est grâce à ces réformes qu’un double résultat fut acquis. Il n’y eut plus, lors des élections, de luttes violentes, dès qu’il devint impossible à un homme politique de « caser » un parent ou un électeur incapable, ou de ses « caser » lui-même. D’ailleurs la politique cessa d’être une carrière : les députés élus par tiers et pour six ans cessaient d’être rééligibles pendant une durée égale à celle de leur mandat, sauf s’ils étaient proposés par les deux tiers de la Chambre et élus dans trois provinces.

Le second résultat acquis fut une réforme profonde de l’éducation. Là aussi, on fit une guerre acharnée aux dépenses inutiles de capital nerveux.

Les programmes, et plus encore les livres classiques dont se servaient les enfants de votre époque sont pour nous un sujet d’étonnement. Que de temps perdu ! Que d’économies à réaliser !

Ainsi, presque partout on enseignait l’orthographe au moyen de la dictée. Nous qui aujourd’hui sommes instruits dans les grandes découvertes de la psychologie et qui les appliquons, nous savons combien était absurde de transformer, pour les enfants, en devinettes, tous les mots de la langue ! Car dicter des mots à des écoliers qui en ignorent l’orthographe, avec le projet saugrenu de la leur faire deviner, c’est transformer cet enseignement en un jeu de devinettes, et nous gardons à l’école technique de pédagogie annexée à l’Université des copies corrigées en 1910 et qui comportent jusqu’à vingt-sept fautes ! Le jeu de devinettes avait mal tourné. Il tournait d’ailleurs toujours mal…

 

Jules Payot, « L’homme des Neiges », [quatrième et dernier épisode]
in Le Volume, n°13, 9 décembre 1911.

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