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mardi 8 février 2022

Jules Payot, L'homme des Neiges (1911) (1/4)

En 2016, nous avions publié un article anonyme, « Une curieuse conception de M. Payot », paru dans La Croix n°8852, 27 janvier 1912 attaquant une anticipation signée Jules Payot. Grâce au développement de la numérisation, ce texte est désormais disponible et ArchéoSF vous propose la nouvelle "L'homme des Neiges" sous la forme originelle du feuilleton en quatre épisodes.

Publié dans Le Volume "journal des instituteurs, des institutrices et de leur famille", dirigé par Paul Souquet (professeur de lycée et pédagogue, 1848-1923), en feuilleton, la nouvelle "L'homme des Neiges" (1911) a pour thème l'hibernation prolongée d'un humain abordé dans L'Homme à l'oreille cassée (1862) d'Edmond About ou plus tardivement dans le film Hibernatus (1969) réalisé par Edouard Molinaro. Ici l'hibernation n'a rien d'accidentelle, il s'agit même d'un véritable crime. Ce thème est couplé à celui de l'anticipation comme dans Dix mille ans dans un bloc de glace (1889) de Louis Boussenard. Le personnage est en effet congelé à l'époque de la publication (1911) et ressuscite en 1991 soit quatre-vingts ans plus tard. Jules Payot (moraliste et pédagogue qui a été recteur de l'Académie d'Aix Marseille, 1859-1940) peut alors développer ses théories utopiques sur une société meilleure que celle de son temps dans laquelle l'éducation a, évidemment, une grande importance. Pour mieux cerner les idées de Jules Payot, on peut se reporter à o l'article de Jean-François Condette, Un recteur pacifiste à la tête de l’académie d’Aix-en-Provence ? Jules Payot et ses combats pour la paix (1902-1914).



 

L’homme des Neiges
Une résurrection sensationnelle en 1991.

 

Les nombreux touristes qui fréquentent la vallée de Chamonix sont dans état d’émotion et de surprise indescriptibles et à certains moments le soleil subit comme une éclipse tant les aéroplanes sont nombreux qui franchissent les différents cols des chaînes qui enclosent la vallée et qui descendent pour essayer de contempler le phénomène extraordinaire.

Les vieux racontaient une légende : un capitaine anglais avait péri au mont Blanc ; son cadavre, suivant le mouvement du glacier des Bossons, avait été retrouvé et enseveli à Chamonix plus de trente années après la catastrophe. La légende vient d’être reconnue exacte. Un double débordement des torrents du Grépon et de Blaitière avait vers 1940 recouvert le quartier de la gare et le cimetière anglican. Or, des fouilles récentes ont mis à jour la pierre du tombeau du capitaine en question qui s’appelait Arkwright et l’inscription sculptée dans le granit et qui relatait cet événement est demeurée intacte.

In member of
Henry Arkwright
A D C Cap’’ 84th Regt
Who was lost in an Avalanche On Mount Blanc Oct 13 1866
His romains were found
31 years later and laide
here to rest August 31 1897[1]

 

Un événement de même ordre, mais plein de mystère, vient de se produire. Une caravane traversant le deuxième plateau du glacier des Bossons, trouva un individu étrange évanoui sur la glace. On le frictionna et peu à peu le moribond revint à lui et tint des discours incohérents. Près de lui on trouva une espèce de caisse en aluminium, dont les parois étaient comme cerclées de puissants contreforts en acier, boulonnés avec soin. Un obturateur en verre épais fermait la caisse ; le patient l’avait fait tomber par une pression des pieds ; il avait pu ainsi sortir de sa prison.

Le malade eut bientôt autour de lui les nombreux médecins en villégiature dans al vallée. Inutile de raconter avec quels soins il est traité. Peu à peu il reprend des forces, mais il semble atteint d’aliénation mentale, tant ses paroles sont incompréhensibles. Il parle de M. Fallières, du Maroc, de la représentation proportionnelle, du généralissime, d’Anatole France, des camelots du roi, etc. Un des médecins, fort érudit, commence à penser que cet étrange sujet pourrait dater de l’année 1911. Il aurait donc passé plus de quatre-vingts années dans les neiges du mont Blanc… Cette étrange caisse d’aluminium nous intrigue.

 

Dans un tube d’aluminium de la caisse où était enfermé le rescapé du mont Blanc on a trouvé une mince feuille d’aluminium roulée sur laquelle est gravée la relation des faits. Un naturaliste russe, attaché à l’observatoire Vallot et nommé Pobiédonostzeff, avait été frappé des expériences de Pictet.

M. Pictet avait pris des poissons d’eau douce et refroidi le réservoir dans lequel ils nageaient. Peu à peu, le liquide s’était solidifié : on se trouvait en présence d’un bloc de glace dans lequel étaient enfermés les poissons. M. Pictet amena cette masse à une température de 20 degrés au-dessous de zéro. Les poissons étaient si raides qu’on les pouvait casser comme du verre.

On les laissa ainsi pendant deux mois. Puis on fit fondre lentement la glace et les poissons se mirent à nager.

Pobiédonostzeff, affamé de notoriété, avait résolu de tenter l’expérience sur un homme. Les chercheurs ont vérifié que les journaux de 1911 parlèrent de la disparition inexpliquée d’un inspecteur primaire de la Haute-Savoie que l’on crut perdu au mont Blanc où il s’était aventuré seul avec le naturaliste russe.

On sait maintenant que Pobiédonostzeff l’avait choisi pour victime. Il l’avait entraîné jusqu’à l’observatoire Vallot par 4400 mètres d’altitude, et profitant de l’isolement absolu où le laissa une tempête de neige qui dura dix jours, il se livra à son expérience criminelle, préméditée depuis deux ans. Puis il disparut lui-même un peu plus tard. On pense qu’affolé par les soupçons qui commençaient à peser sur lui, il aurait marché sans précautions sur la neige fraîchement tombée et qu’il aurait disparu dans quelque crevasse. Peut-être s’est-il suicidé sur le glacier.

Les restes non identifiés retrouvés au bas du glacier des Bossons en 1946 sont-ils les siens ?

On ne s’explique pas que la caisse de la victime ait mis à descendre quarante-cinq années de plus que le cadavre du savant russe.

 

Le public a appelé « l’homme des Neiges » ce revenant subitement réveillé après un sommeil de quatre-vingt ans. Après être resté deux jours et deux nuits entre la vie et la mort, il semble avoir triomphé de sa rude épreuve et on pense qu’il pourra, avant cinq semaines, se lever et reprendre sa vie commune. Les médecins ont donné l’ordre de ne répondre à aucune de ses innombrables questions et ils lui ont interdit de parler. Mais ses yeux brillent fiévreusement. Il paraît préoccupé et ne peut aucunement s’expliquer ce qui lui arrive. Il n’a, comme on pouvait le prévoir, aucun souvenir des derniers jours de sa vie précédente. Des psychologues sont venus et font sténographier ses moindres propos.

 

Jules Payot, « L’homme des Neiges. Une résurrection sensationnelle en 1991. »
in Le Volume, n°2, 7 octobre 1911.

 



[1] A la mémoire de Henry Arkwright, capitaine du 81ème régiment qui disparut sous une avalanche du Mont Blanc le 13 octobre 1866. Ses restes furent trouvés 31 ans après et placés ici pour le repos le 31 août 1897.

 

 

 

 



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