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mardi 15 février 2022

Jules Payot, L'homme des Neiges (1911) 2/4

Découvrez le deuxième épisode de l'anticipation utopique "L'homme des neiges" de Jules Payot publié originellement en 1911 en feuilleton dans Le Volume. Pour lire le premier épisode et la présentation de cette nouvelle, voir ICI


L'homme des Neiges (suite)

L’étrange revenant, demeuré quatre-vingts années dans les glaces du mont Blanc, fut bientôt en état de reprendre la vie commune.

On était parvenu à l’identifier grâce aux recherches entreprises par l’archiviste départemental. Il s’appelait M. Sagace. Le souvenir du passé lui revenait par larges perspectives.

Que de transformations il devinait dans la société où il entrait presque miraculeusement, après un sommeil de près d’un siècle !

Il fut frappé de la sobriété élégante des habitations et de la simplicité de la vie familiale. Il se souvenait des maisons de son temps, encombrées de meubles et de bibelots sans valeur artistique, où les ménagères s’exténuaient dans une lutte sans trêve contre la poussière.

Les gens qui le recevaient à table étaient stupéfaits de son ignorance et, disons le mot, de sa barbarie. Il s’étonnait de tout et ses étonnements faisaient soupçonner un fonds assez vulgaire, qui était celui des hommes de son époque.

Vers 1911, quand on invitait les gens, il était de bon ton de faire étalage d’un luxe coûteux. Les mondains n’évaluaient la valeur d’un homme que d’après l’argent qu’il gaspillait, et les Américains qui représentaient le plus haut développement de cette civilisation donnaient des dîners qui, pour vingt convives, coûtaient 60000 francs. Un jeune milliardaire offrait à l’issue d’un déjeuner des cigarettes roulées dans des billets de 500 francs, que les invités fumaient en riant pendant que dans les quartiers misérables des familles mouraient de faim[1] . Au degré près, il en était de même en Europe, dans toutes les classes de la société, la vanité était effroyable.

En outre, et toujours pour le même motif de vanité, il fallait, dans un dîner, une telle surabondance de plats et de vins que les convives en sortaient alourdis et étourdis par une ivresse qui, grâce à l’habitude, demeurait décente. Dans les banquets publics, les électeurs et parfois les ministres entraient dans les vignes du Seigneur.

Aussi M. Sagace était-il agréablement surpris de se trouver au milieu d’une civilisation délicate et douce où l’on ne prisait que les qualités de l’esprit et l’élévation des sentiments sociaux. Une maîtresse de maison aurait eu honte de « gaver » ses invités et de les enivrer, et les maisons baignaient dans la lumière, et y avait des fleurs partout.

La maison était un lieu de repos aussi, – tandis que les affaires étaient concentrées dans un quartier unique – les habitations étaient-elles entourées de jardins.

A l’époque où l’homme des Neiges avait vécu sa première vie, le nombre de neurasthéniques était considérable. La civilisation, purement matérielle, stimulait à l’excès les sentiments individualistes. L’éducation était pénétrée de matérialisme. M. Sagace s’en rendait compte et il en était humilié. Au milieu de la société polie où il vivait maintenant, les souvenirs de la vie d’autrefois lui revenaient en foule. Combien l’isolement y était cruel ! Il repassait dans sa mémoire sa vie d’étudiant à Paris, dans l’abandon moral et la solitude du cœur, au milieu de camarades également abandonnés. Dans ses divers postes, même impression de solitude.

Les instincts sociaux, on les trompait, sans les satisfaire. La vie sociale n’avait ni ordre, ni force et le gaspillage était inouï. Les uns s’enfermaient dans des cabarets ou des cafés, dépensant chaque jour des sommes appréciables puisque les cafetiers innombrables de chaque localité vivaient, malgré la concurrence, et que la plupart d’entre eux faisaient fortune. Les gens « plus distingués » avaient leur cercle, où ils dépensaient beaucoup – les rares « intellectuels » de la ville y trouvaient quelques revues : premier essai, mal venu, d’une coopération pour la vie en commun.

A ces dépenses, formidables au total, s’ajoutaient les dépenses des cafés-concerts, des cinématographes, des théâtres, des conférences, des spectacles de toutes sortes, destinés à tromper le besoin que chacun avait de sortir de son isolement et de se trouver en communion d’idées et de sentiments avec ses semblables.

Aussi, quand un groupe d’hommes et de femmes énergiques entreprirent de fonder une Maison commune, furent-ils suivis par beaucoup de gens, heureux d’échapper à leur isolement. Malgré l’opposition haineuse des cafetiers et des entrepreneurs de spectacles, chacun des adhérents fit le compte de ce qu’il dépensait dans l’année « pour tromper ses besoins sociaux » et il en fit l’avance. On put, avec ces souscriptions, commencer la Maison commune. Bibliothèque, modeste d’abord, salles de lecture, salles pour sociétés intimes, jardins d’enfants, belle salle des fêtes, attirèrent peu à peu la majeure partie de la population. Le programme portait qu’on mettrait en commun ce qu’on pouvait avoir de talents et de bonne volonté. Des représentations furent organisées et de véritables aptitudes pour la diction se révélèrent : soirées musicales, lectures, déclamations se succédèrent d’abord chaque semaine, puis plus souvent. De petites équipes de diseurs, de chanteurs, s’organisèrent. Peu à peu la Maison commune prospéra et s’agrandit. Des femmes isolées résolurent, par la vie en commun, de faire rendre à leurs salaires le maximum de bien-être et de confort et une construction nouvelle s’éleva où la liberté la plus absolue était laissée à chaque coopérante, avec la possibilité de profiter de tous les avantages de la Maison commune.

Bientôt, on fit appel à toutes les ressources de l’art. Partout les maisons communes s’élevèrent comme les cathédrales aux XIIe et XIIIe siècles. Architectes, peintres, sculpteurs rivalisèrent. La beauté artistique de ces maisons qui devinrent partout des palais, expliquait que les maisons particulières fussent si sobres d’objets d’art : c’est que chacun mettait son orgueil à enrichir la maison de tous et que chez soi on se contentait de fleurs. On ne gardait pour soi que de belles copies d’œuvres d’art, ou des souvenirs personnels.

Quand l’homme des Neiges pénétra dans la Maison commune, il fut ému par la cordialité qui y régnait. Visiblement, cette société était supérieure à celle où il avait vécu sa première vie. Vers 1911, année de sa disparition, les relations sociales étaient peu agréables, car les conditions de la vie d’alors exaspéraient les vanités et les femmes vivaient trop souvent dans un milieu de malveillance et de dénigrement. Quant aux hommes, ils semblaient peu intelligents car ils passaient leur vie à se disputer pour des questions politiques et religieuses qui n’intéressaient plus personne au seuil de l’an 2000, car le respect des croyances ou de l’incroyance d’autrui était entré dans les mœurs. Quant à la politique, on n’en faisait plus. L’État avait cessé de disposer de sinécures innombrables qui permettaient aux vainqueurs dans les luttes politiques de caser leur clientèle et d’échapper à la loi du travail. De plus, les fonctionnaires trouvaient plus d’intérêt à faire leur devoir que de leur cour, aussi les questions politiques, réduites au maintien du bon ordre et à la justice gratuite et rapide pour tous, ne passionnaient personne : tout le monde était d’accord, et seule l’injustice flagrante pouvait soulever l’opinion.
L’homme des Neiges n’était pas au bout de ses étonnements…

 

Jules Payot, « L’homme des Neiges », [second épisode]
in Le Volume, n°5, 28 octobre 1911.



[1] . Revue hebdomadaire, 30 septembre 1911.

 

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