Cet été, pour accompagner la publication de Une Autre histoire du monde. 2500 ans d'uchronies (collection ArchéoSF, éditions publie.net), le site ArchéoSF propose des fragments uchroniques anciens. Pour retrouver tous les épisodes de cette série cliquez ICI.
Le rédacteur anonyme du "Petit bulletin", chronique régulière publiée dans La Revue hebdomadaire, propose en novembre 1902 un texte sur les hypothèses historiques et définit un certain nombre de points de divergence.
Le rédacteur anonyme du "Petit bulletin", chronique régulière publiée dans La Revue hebdomadaire, propose en novembre 1902 un texte sur les hypothèses historiques et définit un certain nombre de points de divergence.
Petit bulletin
Savez-vous quel est
depuis quelques jours le problème à la mode, aussi bien dans les
milieux lettrés
que dans les salons mondains? C'est de discuter la question de la guerre de Cent ans et de savoir si l'intervention de Jeanne d'Arc a été ou n'a pas été un bienfait pour la France.
— Si Jeanne d'Arc n'était pas venue, s'écrient les amateurs de paradoxes, nous n'eussions plus formé qu'un seul peuple avec l'Angleterre, et aujourd'hui nous aurions ensemble l'empire du monde. Ce qui fait que nous jouirions de la Paix, de la prospérité et d'une espèce d'âge d'or.
— Si Jeanne d'Arc n'était pas venue, répondent ceux qui prennent la question au sérieux, nous serions maintenant un troupeau d'esclaves, le dernier des peuples, et l'histoire de France n'existerait pas.
Admirons et envions pour leur naïveté les esprits ingénus qui s'amusent à refaire l'histoire. Nous avons tous passé, d'ailleurs, par ces séduisantes divagations. Et je crois même que la plupart des hommes n'en sont pas encore sortis. Quelle joie pour l'imagination et quelle dramatique volupté que de rebâtir le monde selon notre rêve en supprimant tel ou tel « accident » que nous croyons dû au hasard !
C'est que l'éducation historique que nous avons tous reçue jusqu'à ce jour, éducation qui remonte aux plus lointaines histoires classiques, nous présente la marche des siècles comme un beau roman, où des héros prédestinés et tout-puissants font et défont à loisir la trame des événements terrestres. C'est si théâtral, si décoratif et si agréable à notre esprit romanesque !
— Ah ! si Alexandre n'était pas mort si jeune !
— Si Annibal ne s'était pas endormi à Capoue!
— Si Vercingétorix avait vaincu César !
— Si Grouchy était arrivé à Waterloo!...
Et sur ces thèmes vertigineux, nous rebâtissons l'humanité.
Je dois reconnaître d'ailleurs que nous sommes encouragés dans une erreur pareille par les plus
illustres conducteurs de l'esprit humain. Blaise Pascal a écrit cette phrase célèbre : « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait été changée ! »
Eh bien ! n'en déplaise à l'excellent écrivain Charles Maurras, c'est là une absurdité toute pure, si vive soit l'image et si frappante l'idée. Essayons en effet d'en dégager tout le sens historique. Elle signifie :
— Si Cléopâtre n'avait pas été si belle, Antoine ne l'eût pas aimée; ne l'aimant pas, il n'eût pas été
affaibli ; n'étant pas affaibli, il eût vaincu Auguste et eût changé la face de l'empire romain.
Autant de suppositions, autant de naïvetés. Si Antoine a aimé Cléopâtre, c'est que ce lieutenant de
César était depuis longtemps un soudard ivrogne et voluptueux, et que fatalement, tôt ou tard, ses passions vulgaires et basses devaient le faire échouer devant le sobre, patient et rusé Auguste. S'il n'eût pas perdu son temps avec Cléopâtre, il l'eût perdu ailleurs, et de toute manière, étant données les deux natures des « imperatores » en conflit, c'est Antoine qui devait fatalement succomber.
Mais prenons même les choses de plus haut. Qu'y avait-il en présence à la bataille d'Actium? L'Occident et l'Orient, Rome et l'Egypte. En quoi donc « la face du monde aurait-elle changé »? En ce que l'Egypte l'eût emporté sur Rome ? Et cela eût dépendu d'Auguste ou d'Antoine ? De Cléopâtre et de son nez ? Quelle puérilité ! Qui ne voit, à l'étude profonde de l'histoire, que la tenace, patiente et ascendante Rome devait moralement, et depuis longtemps, l'emporter
sur la molle et lâche nation des Ptolémées — comme plus tard, par la même fatalité morale, les rudes barbares devaient écraser Rome tombée en faiblesse. En admettant même Antoine vainqueur à Actium, cet incident n'eût fait que retarder de quelques ans une conclusion inéluctable de l'histoire romaine. Rome n'en était pas à mourir d'une défaite; Trasimène et Cannes n'avaient pas empêché Carthage de tomber sous les coups de sa rude et volontaire ennemie.
Par conséquent, de toute manière, le nez de Cléopâtre n'a rien changé et ne pouvait rien changer à la marche irrésistible de l'histoire; et, malgré tout son génie, Pascal a prouvé qu'il avait, en matière historique, l'état d'âme d'un feuilletoniste ébahi.
Nous pouvons refaire le même travail pour toutes les suppositions chimériques de ceux qui rêvent sur le passé. Nous verrons partout qu'il n'y a jamais eu d'accidents dans l'histoire, et que les plus grands héros n'ont jamais pu arrêter la chute d'un peuple, quand ce peuple lui-même, par sa vertu ou son énergie, n'avait pas préparé d'avance l'oeuvre du héros. Témoin Annibal.
Mais je n'ai pas la prétention, en trois petites pages, de modifier l'âme enfantine des peuples occidentaux. Et nous serons toujours les fils de ces Hellènes charmants et puérils, pour qui la vie fut une fable merveilleuse.
que dans les salons mondains? C'est de discuter la question de la guerre de Cent ans et de savoir si l'intervention de Jeanne d'Arc a été ou n'a pas été un bienfait pour la France.
— Si Jeanne d'Arc n'était pas venue, s'écrient les amateurs de paradoxes, nous n'eussions plus formé qu'un seul peuple avec l'Angleterre, et aujourd'hui nous aurions ensemble l'empire du monde. Ce qui fait que nous jouirions de la Paix, de la prospérité et d'une espèce d'âge d'or.
— Si Jeanne d'Arc n'était pas venue, répondent ceux qui prennent la question au sérieux, nous serions maintenant un troupeau d'esclaves, le dernier des peuples, et l'histoire de France n'existerait pas.
Admirons et envions pour leur naïveté les esprits ingénus qui s'amusent à refaire l'histoire. Nous avons tous passé, d'ailleurs, par ces séduisantes divagations. Et je crois même que la plupart des hommes n'en sont pas encore sortis. Quelle joie pour l'imagination et quelle dramatique volupté que de rebâtir le monde selon notre rêve en supprimant tel ou tel « accident » que nous croyons dû au hasard !
C'est que l'éducation historique que nous avons tous reçue jusqu'à ce jour, éducation qui remonte aux plus lointaines histoires classiques, nous présente la marche des siècles comme un beau roman, où des héros prédestinés et tout-puissants font et défont à loisir la trame des événements terrestres. C'est si théâtral, si décoratif et si agréable à notre esprit romanesque !
— Ah ! si Alexandre n'était pas mort si jeune !
— Si Annibal ne s'était pas endormi à Capoue!
— Si Vercingétorix avait vaincu César !
— Si Grouchy était arrivé à Waterloo!...
Et sur ces thèmes vertigineux, nous rebâtissons l'humanité.
Je dois reconnaître d'ailleurs que nous sommes encouragés dans une erreur pareille par les plus
illustres conducteurs de l'esprit humain. Blaise Pascal a écrit cette phrase célèbre : « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait été changée ! »
Eh bien ! n'en déplaise à l'excellent écrivain Charles Maurras, c'est là une absurdité toute pure, si vive soit l'image et si frappante l'idée. Essayons en effet d'en dégager tout le sens historique. Elle signifie :
— Si Cléopâtre n'avait pas été si belle, Antoine ne l'eût pas aimée; ne l'aimant pas, il n'eût pas été
affaibli ; n'étant pas affaibli, il eût vaincu Auguste et eût changé la face de l'empire romain.
Autant de suppositions, autant de naïvetés. Si Antoine a aimé Cléopâtre, c'est que ce lieutenant de
César était depuis longtemps un soudard ivrogne et voluptueux, et que fatalement, tôt ou tard, ses passions vulgaires et basses devaient le faire échouer devant le sobre, patient et rusé Auguste. S'il n'eût pas perdu son temps avec Cléopâtre, il l'eût perdu ailleurs, et de toute manière, étant données les deux natures des « imperatores » en conflit, c'est Antoine qui devait fatalement succomber.
Mais prenons même les choses de plus haut. Qu'y avait-il en présence à la bataille d'Actium? L'Occident et l'Orient, Rome et l'Egypte. En quoi donc « la face du monde aurait-elle changé »? En ce que l'Egypte l'eût emporté sur Rome ? Et cela eût dépendu d'Auguste ou d'Antoine ? De Cléopâtre et de son nez ? Quelle puérilité ! Qui ne voit, à l'étude profonde de l'histoire, que la tenace, patiente et ascendante Rome devait moralement, et depuis longtemps, l'emporter
sur la molle et lâche nation des Ptolémées — comme plus tard, par la même fatalité morale, les rudes barbares devaient écraser Rome tombée en faiblesse. En admettant même Antoine vainqueur à Actium, cet incident n'eût fait que retarder de quelques ans une conclusion inéluctable de l'histoire romaine. Rome n'en était pas à mourir d'une défaite; Trasimène et Cannes n'avaient pas empêché Carthage de tomber sous les coups de sa rude et volontaire ennemie.
Par conséquent, de toute manière, le nez de Cléopâtre n'a rien changé et ne pouvait rien changer à la marche irrésistible de l'histoire; et, malgré tout son génie, Pascal a prouvé qu'il avait, en matière historique, l'état d'âme d'un feuilletoniste ébahi.
Nous pouvons refaire le même travail pour toutes les suppositions chimériques de ceux qui rêvent sur le passé. Nous verrons partout qu'il n'y a jamais eu d'accidents dans l'histoire, et que les plus grands héros n'ont jamais pu arrêter la chute d'un peuple, quand ce peuple lui-même, par sa vertu ou son énergie, n'avait pas préparé d'avance l'oeuvre du héros. Témoin Annibal.
Mais je n'ai pas la prétention, en trois petites pages, de modifier l'âme enfantine des peuples occidentaux. Et nous serons toujours les fils de ces Hellènes charmants et puérils, pour qui la vie fut une fable merveilleuse.
Anonyme, « Petit
bulletin » in La Revue hebdomadaire, novembre 1902