En 1921 paraissait dans le n°42 (tiens donc, voilà qui parlera aux amateurs de science fiction, les autres consultera la page 42 de Wikipedia pour comprendre) de Paris médical : la semaine du clinicien, dans la partie Variétés, les "Anticipations médicales" du docteur FM Grangère.
Voici le texte de cette amusante fantaisie:
ANTICIPATIONS
MÉDICALES
La
guerre a ramené le goût des prophéties. A vrai dire, ce goût a
toujours existé. Sans compter les quatre grands et les onze petits
prophètes hébraïques, la Sibylle de Cumes, la Pythie, l'apôtre
Jean, Nostradamus, Cagliostro, Jules Verne et H.-G. Wells, on en
trouverait assez aisément quantité d’autres moins notoires qui de
tout temps s'exercèrent à soulever les voiles de l'avenir, pour
s'exprimer comme le faisaient nos pères !
«
De quoi demain sera-t-il fait? » Question éternelle.
Mirabeau,
parlant de Robespierre, affirmait : ô ! iI ira loin ; il croit tout
ce qu'il dit ! N’en est-il pas un peu ainsi pour les prophètes?
Les plus persuasifs se croient sincèrement investis d’une mission.
Ajoutons
toutefois ce correctif que les plus véridiques furent souvent ceux
qui, tel notre grand Jules Verne, furent prophètes un peu à la
façon de M. Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir.
En
somme, il y a deux catégories de prophètes : Les vrais, les
intuitifs, qui puisent tout dans le mystère de leur subconscient. Ou
doit leur adjoindre les poètes, se souvenant que les Anciens
n'avaient qu'un mot pour les désigner ainsi que les devins : votes.
Les
faux prophètes — car ils ne prophétisent point — sont les
déductifs. Partant de faits et de principes connus, ils en font
découler simplement le probable.
En
tout cas, si je me mêlais de prophétiser — lié ! pourquoi pas? —
je me rangerais du côté des malins qui s'efforcent de voir loin
plutôt que de voir juste ! Au moins... comme ça !...
Ne
me parlez pas de pauvres petits oracles que, dans vingt ans, nous
pouvons peut-être voir ne se point réaliser !
Je
me souviens, étant adolescent, d'avoir beaucoup admiré un
vieux confrère qui s'était acquis dans notre petite ville une juste
réputation par son savoir et son dévouement.
Presque
invariablement il terminait sa consultation de la façon suivante,
s’adressant l'entourage de son malade :
«
Monsieur—ou Madame. — votre fils —ou votre frère — est très
gravement touché ; mais ce n'est rien : il guérira s'il n'en vient
à mourir ; ce sera fort long, à moins que le mal ne s’arrête
tout court en son évolution ; je ne prévois point de
complications, mais il en peut surgir ; le cas est
exceptionnel, mais j'en ai vu quelques semblables. *
Pieu
entendu, je ne vous donne que l’armature, la moelle du discours. Et
je crois qu'une longue pratique, une douloureuse expérience de notre
art décevant l'avaient amené ainsi à formuler ce qu'il pensait
vraiment. Ah ! le bon prophète. Quels services il a rendus à la
médecine! De quel respect il était entouré ! Il avait toujours
raison. Je crois qu'il fut décoré sur ses vieux ans. On a bien fait
!
Dans
les débuts de ma carrière, j’ai bien tenté de l'imiter. C’est
fort difficile. Il faut le don, l'autorité. J'y ai renoncé!
•
*
*
Ce
qu'il y a d'agréable dans le métier de prophète, c'est qu’une
seule prévision exacte en fait oublier cent autres absolument
fausses. On remue volontiers tout le fumier d’Ennius, pour une
perle qui s'y trouve.
Avez-vous
remarqué le petit air modeste que se donnent nos actuels devins?
« Prophéties!...»
voilà qui sonne trop fort; qui indispose notre siècle, lequel se
prétend incrédule. C'est que, comme le remarque
judicieusement Wells, à vouloir être prophète, on risque
simplement de se faire assommer à coups de pierres. Ce n'est pas
drôle !
Aussi,
tout doucettement, a-t-on sorti ce petit mot qui n'a l'air de rien du
tout, qui vous prend une allure à la fois sournoisement suggestive
et naïvement
hypocrite de vérité simplement un peu en avance : Anticipation.
Jadis,
les conteurs interrompaient savamment leur récit au bon endroit en
s'écriant : « Mais, n’anticipons pas !
Signe
des temps ! Aujourd’hui l'on est pressé. L'on dit : « Hâtons-nous
!... Allons ! un peu d'avance 1...
Anticipations !... encore un pas !... nous y sommes presque... »
*
*
*
Et
la médecine?
Dites?...
Si nous nous risquions ensemble? Voulez-vous?
Quel
vaste étendue presque inexplorée, et combien il est surprenant
que l'on n'y ait point davantage songé.
Pourtant,
sans médire de notre art, le praticien y trouverait peut-être son
compte. Un confrère, à l'esprit sarcastique et chagrin — oh ! le
vilain ! — m’affirmait, il n'y a guère, que nous avons deux
moyens seulement de nous consoler de la médecine actuelle.
Le
premier, c'est de se réfugier dans le passé — le passé parfois
si savoureux et qui, par contraste, nous donne l'impression agréable
que nous avons marché à pas de géants ; le second moyen est de
nous précipiter au-devant de l'avenir et de nous congratuler « par
anticipation de ce qui ne peut manquer d'être réalisé demain.
Me
risquerais-je?... Vous le voulez?
C'est
dit ! Je monte sur le trépied.
Vers
1930
—
ai-je assez d’audace ! vous serez tous là pour vérifier ! —
vers 1930, le conflit entre l'Administration et les Syndicats
médicaux pour les soins aux mutilés de la guerre viendra de prendre
fin. La feuille que le praticien détache du carnet à souche pour y
inscrire son ordonnance, et dont chacun apprécie le confortable
sera alors d'un format un peu réduit : celui d’un ticket de métro.
N'est-ce pas Guéneau de Mussy qui a prétendu le premier que l'on
pouvait inscrire au dos d'une carte de visite tous les
médicaments utiles?...
Vers
1950, la réforme de renseignement médical sera en passe d’être
accomplie.
Des
maîtres, soigneusement choisis, avec de sérieuses aptitudes
pédagogiques et uniquement voués à renseignement, s’efforceront
d'inculquer aux étudiants tout ce qu’ils doivent nécessairement
connaître pour soigner utilement des malades dès la fin de leurs
études.
La
thèse sera supprimée.
Il
n'existera plus qu’un seul examen de fin d’études. Cet examen
durera six semaines et aura lieu devant un jury appartenant à une
faculté étrangère à celle où le candidat aura étudié. Les
épreuves seront essentiellement cliniques, comportant
diagnostic et traitement. Toute faute grave comportera, outre
l'ajournement à un an, la faculté laissée au malade de poursuivre
le candidat et de solliciter l’attribution de
dommages-intérêts importants. Ainsi, les future praticiens auront
un avant-goût des agréments de la carrière.
Vers
l’an 2000, un honorable spécialiste de Baltimore présentera à
l'Académie de médecine une intéressante auto-observation « La
démence précoce rapidement guérie par l'irradiation lunaire. »
Une
clinique sera organisée pour l'application du traitement. Les
infirmières seront vêtues en Salammbô ; de 10 heures du soir à 3
heures du matin un orchestre jouera le Clair
de lune
de Werther...
Vers
2200, l’un des princes de la Clinique auscultera à Philadelphie et
de Paris, par téléphone sans fil, le roi du carton bitumé et
posera, comme toujours, un diagnostic exact. Le malade mourra dans la
nuit.
En
2500, la médecine aura évolué d'une façon qu’il nous est
difficile de comprendre. Toute recherche médicale sera superflue et
nul n’y songera. Une parenthèse est nécessaire.
Le
corps médical actuel est horrifié par la conception que les esprits
simplistes se font de la médecine. Un de nos confrères les plus
fameux n'a-t-il point dit : « Il n’y a pas de maladies, il
n'y a que des malades ». Or, le populaire s’imagine
volontiers au contraire que notre rôle consiste à reconnaître
une maladie en face de laquelle est catalogué un remède.
Précisément, en 2500, l’ardeur scientifique à son paroxysme aura
tout épuisé, tout découvert. En face de signes pathognomoniques
simples, nets, précis, nous n'aurons plus qu’à lire au Codex
médical la médication scientifique infaillible.
Seuls
quelques petits obstinés pâliront encore sur l’insoluble problème
de la vieillesse et de la mort.
En
2525, quelques ambitieux donneront leurs consultations en cravate
blanche et redingote ; certains laisseront pousser leurs favoris.
A
la Faculté ou se battra pour ou contre l’antimoine qu’un
hardi chercheur aura mis en relief.
La
mode sera à la saignée, à la purge et au clystère !...
*
*
*
Et
voilà ! vous voyez bien que c’est très simple d’être prophète.
Venez
donc me prouver qu'il n’en sera pas comme je l’ai dit!
Docteur
F.M. Grangère, Médecin-consultant à Aix-les-Bains in Paris
Médical : la semaine du clinicien,
n° 42, 1921, pages I à IV
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire