ISSN

ISSN 2496-9346

mercredi 19 septembre 2012

Louis Figuier, La Femme avant le déluge (feuilleton, épisode 5)


Nous voici plongés pour la cinquième semaine consécutive dans la comédie de Louis Figuier La Femme avant le déluge.
ArchéoSF a présenté le texte et reproduit l'avertissement de l'auteur (épisode 1) puis proposé les trois premières scènes (épisode 2 et épisode 3). Christiana et Diane sont des amoureuses malheureuses mais peu à peu un espoir naît grâce à la ruse de Diane  (épisode 4). Christiana se prend à rêver... Apparaissent sir Evans et Fresquelly, tous deux géologues, le premier étant devenu totalement monomaniaque au point de refuser la société contemporaine. Un bel exemple de savant un peu frappadingue mais peu dangereux pour les autres...



LA FEMME AVANT LE DELUGE



SCÈNE V

CHRISTIANA. Seule.

C'est de l'amour ! … j'aimerais sir Evans ! … Ah ! Qu'il ignore toujours ; car s'il le savait, j'en mourrais de honte... Je voudrais pouvoir prolonger son séjour ici, mais c'est impossible. Bientôt, il partira, il retournera en Europe, et les garçons de Yakoust viendront me parler encore de mariage !... Ils sont affreux les garçons de Yakoust, avec leur face plate et leurs yeux hébétés, et je les trouverai plus laids encore en revoyant dans mes rêves les traits de sir Evans...

Elle entre, rêveuse, dans la chaumière.




SCÈNE VI

FRESQUELLY, SIR EVANS, il a l'air rêveur.

Un PETIT PAYSAN les suit, portant une bêche, des marteaux, une boite de fer blanc, un filet rempli de minéraux, tout l'attirail d'un géologue. Ils entrent par le fond.

FRESQUELLY, au petit paysan

Petit Nicolas, va porter tout cela à l'auberge du Renard bleu. (Le petit paysan sort par la gauche.) (A sir Evans.) Eh bien, mon cher Evans, voilà donc le but de notre voyage aux bords de la Léna, pleinement rempli ! Nous étions venus, connaissant la célèbre découverte faite au temps de Cuvier, tâcher de trouver sous le sol de ces rivages, durcis par le froid, le corps intact d'un Mammouth, et nous avons été assez heureux pour y parvenir... Je suis encore tout émerveillé d'un pareil succès !... Découvrir sous la terre glacée, un Éléphant, dont la chair est encore parfaitement conservée. Pouvoir manger un bifteck qui remonte au déluge... mais c'est admirable, incroyable ! invraisemblable !

SIR EVANS.
Pardonnez-moi, mon cher professeur, si je ne partage pas votre enthousiasme mais ce n'est pas à l'état de conserve que j'aurais voulu voir ces colosses des temps primitifs. J'aurais voulu les voir vivants, debouts, majestueux et terribles. J'aurais voulu contempler leurs formidables troupeaux, écrasant sous leurs pieds des fougères arborescentes, et déracinant, comme des brins de paille, les sapins des forêts de l'ancien monde.

FRESQUELLY.
Mais c'est un rêve que vous faites-là, mon cher Evans ! Prenez garde rêver l'impossible est parfois dangereux.

SIR EVANS.
Mon cher maître, je n'ai jamais connu ma mère, morte peu après ma naissance, et mon père succomba bientôt, à une maladie de langueur. Je me sentais envahi, à mon tour, par le spleen héréditaire, et je prenais en dégout les hommes, la nature et la vie. Mais Dieu vous envoya sur ma route. « Je vous sauverai! » me dites-vous. Et m'entourant d'une tendresse sans bornes, m'enseignant votre noble science, vous m'avez fait aimer les hommes et la nature... Grâce à vous, j'ai maintenant un but, un intérêt, une passion, dans ma vie. Grâce à vous, une étude nouvelle captive mon esprit, fortifie mon âme, et remplit les lourdes heures de mon existence... Ne m'empêchez donc pas de laisser errer ma pensée sur les grands spectacles de l'ancien monde. J'aime à évoquer les premiers hommes qui ont rencontré, sur la terre, à peine sortie du chaos, tous les hasards, tous les dangers, toutes les luttes de la vie... Qui dira jamais leurs terreurs, leurs angoisses, leurs souffrances, devant les périls qui les menaçaient ; mais aussi leurs surprises, leurs attendrissements, leurs joies et leurs extases, à la vue des merveilles que montrait à leurs yeux la virginité de la terre?Ah! que n'ai-je été le frère de ces premiers enfants de la création!

Il tombe, rêveur, sur le banc de mousse.

FRESQUELLY, à part.
Ce n'est plus le spleen, c'est l'idée fixe!... Il est sur le chemin de la folie!... Il faut, à tout prix, changer le cours de ses pensées il faut l'arracher d'ici. (A Evans.) Eh bien, mon jeune ami, je crois que nous pouvons, maintenant, dire adieu à la Sibérie. Nous avons trouvé le superbe fossile que nous étions venus chercher aux bords de la Léna; nous pouvons repartir.

SIR EVANS.
Libre à vous de repartir, mon cher maître; pour moi, je reste ici.

FRESQUELLY.
Vous voulez rester dans ce pays sauvage ?

SIR EVANS.
J'y suis décidé ! Ici je n'aurai plus le spectacle du prosaïsme de la terre actuelle je vivrai dans le souvenir de la nature étrange et mystérieuse des Ages primitifs. Mon imagination fera renaître les animaux fantastiques, les plantes gigantesques, testeurs bizarres, dont les empreintes sont incrustées dans les profondeurs de ce sol glacé... Ah! maître, laissez-moi aux visions qui m'enivrent !

FRESQUELLY.
Voyons,voyons, sir Evans, vous avez confiance en moi, n'est-ce pas? Vous partirez avec moi ; vous reviendrez à Paris, le bonheur vous attend.
Mouvement de sir Evans

SIR EVANS, avec doute
Le bonheur?

FRESQUELLY.
Oui, je congé à vous faire accorder, à Paris, la main d'une femme jeune, charmante, et...

SIR EVANS, il se lève vivement.
Un mariage Je vous en prie, ne me parlez jamais ni de mariage ni d'amour... J'aime... mais celle à qui j'ai donné mon coeur est une femme que je ne verrai jamais qu'à travers le mirage de ma pensée.

FRESQUELLY.
Et qui donc aimez-vous ?

SIR EVANS.
J'aime la femme idéale et pure, qui vivant à une époque lointaine, n'a connu ni la coquetterie, ni l'hypocrisie, ni le mensonge, nés de la civilisation moderne !

FRESQUELLY, à part
Il est amoureux d'une femme avant le déluge! Décidément c'est une monomanie !

SIR EVANS.
Pourquoi retournerais-je en Europe ? Je n'y verrais que des femmes frivoles, légères ou capricieuses et des hommes curieux, indifférents ou jaloux ? Je reste, en Sibérie. J'y reste, pour respirer le souffle large et pur des âges disparus, et sourire à l'être idéal qui captive mon cœur.
Il sort, lentement, par le fond.

FRESQUELLY, seul.
Il est complétement fou ! Et c'est moi qui, en le bourrant de géologie, pour le guérir du spleen, l'ai mis en cet état !...Ah! il faut, au plus tôt, le rendre à lui-même, le ramener au calme et à la raison !... Mais comment? Menaces et prières ont peu de prise sur an cerveau malade... Le reconduire, malgré lui, en Angleterre, serait dangereux. Que faire pour le sauver ?Quel moyen employer?... Si je pouvais?. (il se frappe le front, comme s'il trouvait une idée.) Ah ! j'ai trouvé (! Il sort de sa poche un carnet.) Oui, c'est cela! je tiens mon idée!... Écrivons tout de suite.

Il écrit sur un carnet. 

A suivre !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire