Nous voici plongés pour la cinquième semaine consécutive dans la comédie de Louis Figuier La Femme avant le déluge.
ArchéoSF a présenté le texte et reproduit l'avertissement de l'auteur (épisode 1) puis proposé les trois premières scènes (épisode 2 et épisode 3). Christiana et Diane sont des amoureuses malheureuses mais peu à peu un espoir naît grâce à la ruse de Diane (épisode 4). Christiana se prend à rêver... Apparaissent sir Evans et Fresquelly, tous deux géologues, le premier étant devenu totalement monomaniaque au point de refuser la société contemporaine. Un bel exemple de savant un peu frappadingue mais peu dangereux pour les autres...
LA FEMME AVANT LE DELUGE
SCÈNE
V
CHRISTIANA.
Seule.
C'est
de l'amour
! … j'aimerais
sir Evans
! … Ah !
Qu'il ignore toujours
; car s'il
le savait,
j'en mourrais
de honte...
Je voudrais
pouvoir prolonger
son séjour
ici, mais
c'est impossible.
Bientôt, il
partira, il
retournera en
Europe, et
les garçons
de Yakoust
viendront me
parler encore
de mariage
!... Ils
sont affreux
les garçons
de Yakoust,
avec leur
face plate
et leurs
yeux hébétés,
et je
les trouverai
plus laids
encore en
revoyant dans
mes rêves
les traits
de sir
Evans...
Elle
entre, rêveuse,
dans la chaumière.
SCÈNE
VI
FRESQUELLY,
SIR EVANS,
il a l'air rêveur.
Un
PETIT PAYSAN
les suit,
portant une
bêche, des
marteaux, une boite
de fer
blanc, un
filet rempli
de minéraux,
tout l'attirail d'un
géologue. Ils entrent par
le fond.
FRESQUELLY,
au petit
paysan
Petit
Nicolas, va porter tout cela à l'auberge du Renard bleu. (Le petit
paysan sort par la gauche.) (A sir Evans.) Eh bien, mon cher Evans,
voilà donc le but de notre voyage aux bords de la Léna, pleinement
rempli ! Nous étions venus, connaissant la célèbre découverte
faite au temps de Cuvier, tâcher de trouver sous le sol de ces
rivages, durcis par le froid, le corps intact d'un Mammouth, et nous
avons été assez heureux pour y parvenir... Je suis encore tout
émerveillé d'un pareil succès !... Découvrir sous la terre
glacée, un Éléphant, dont la chair est encore parfaitement
conservée. Pouvoir manger un bifteck qui remonte au déluge... mais
c'est admirable, incroyable ! invraisemblable !
SIR
EVANS.
Pardonnez-moi,
mon cher professeur, si je ne partage pas votre enthousiasme mais ce
n'est pas à l'état de conserve que j'aurais voulu voir ces colosses
des temps primitifs. J'aurais voulu les voir vivants, debouts,
majestueux et terribles. J'aurais voulu contempler leurs formidables
troupeaux, écrasant
sous leurs
pieds des
fougères
arborescentes, et
déracinant, comme
des brins
de paille,
les sapins
des forêts
de l'ancien
monde.
FRESQUELLY.
Mais
c'est un
rêve que
vous faites-là,
mon cher
Evans ! Prenez
garde rêver
l'impossible est
parfois dangereux.
SIR
EVANS.
Mon
cher maître,
je n'ai
jamais connu
ma mère,
morte peu
après ma
naissance, et
mon père
succomba bientôt,
à une
maladie de
langueur. Je
me sentais
envahi, à
mon tour,
par le
spleen héréditaire,
et je
prenais en
dégout les hommes,
la nature
et la
vie. Mais
Dieu vous
envoya sur
ma route.
« Je vous
sauverai! » me
dites-vous. Et
m'entourant d'une
tendresse sans
bornes, m'enseignant
votre noble
science, vous
m'avez fait
aimer les
hommes et
la nature...
Grâce à
vous, j'ai
maintenant un
but, un
intérêt, une
passion, dans
ma vie.
Grâce à
vous, une
étude nouvelle
captive mon
esprit, fortifie
mon âme,
et remplit
les lourdes
heures de
mon existence...
Ne m'empêchez
donc pas
de laisser errer
ma pensée
sur les grands
spectacles de
l'ancien monde.
J'aime à
évoquer les
premiers hommes
qui ont
rencontré, sur
la terre,
à peine
sortie du
chaos, tous
les hasards,
tous les
dangers, toutes
les luttes
de la
vie... Qui
dira jamais
leurs terreurs,
leurs angoisses,
leurs souffrances,
devant les
périls qui
les menaçaient
; mais aussi
leurs surprises,
leurs
attendrissements,
leurs joies
et leurs
extases, à
la vue
des merveilles
que montrait
à leurs
yeux la
virginité de la terre?Ah!
que n'ai-je
été le
frère de
ces premiers
enfants de
la création!
Il
tombe, rêveur,
sur le
banc de
mousse.
FRESQUELLY,
à part.
Ce
n'est plus
le spleen,
c'est l'idée
fixe!... Il
est sur
le chemin
de la
folie!... Il faut,
à tout
prix, changer
le cours
de ses
pensées il
faut l'arracher
d'ici. (A
Evans.) Eh
bien, mon
jeune ami,
je crois
que nous
pouvons, maintenant,
dire adieu
à la
Sibérie. Nous
avons trouvé
le superbe
fossile que
nous étions
venus chercher
aux bords
de la
Léna; nous
pouvons repartir.
SIR
EVANS.
Libre
à vous
de repartir,
mon cher
maître; pour
moi, je
reste ici.
FRESQUELLY.
Vous
voulez rester
dans ce
pays sauvage
?
SIR
EVANS.
J'y
suis décidé
! Ici je
n'aurai plus
le spectacle
du prosaïsme
de la
terre actuelle
je vivrai
dans le
souvenir de
la nature
étrange et
mystérieuse des
Ages primitifs.
Mon imagination
fera renaître
les animaux
fantastiques, les
plantes gigantesques,
testeurs bizarres,
dont les
empreintes sont
incrustées dans
les profondeurs
de ce
sol glacé...
Ah! maître,
laissez-moi aux
visions qui
m'enivrent !
FRESQUELLY.
Voyons,voyons,
sir
Evans,
vous
avez
confiance
en
moi,
n'est-ce
pas?
Vous
partirez
avec
moi
; vous
reviendrez
à
Paris,
où
le
bonheur
vous
attend.
Mouvement
de sir Evans
SIR
EVANS, avec doute
Le
bonheur?
FRESQUELLY.
Oui,
je congé à vous faire accorder, à Paris, la main d'une femme
jeune, charmante, et...
SIR
EVANS, il se lève vivement.
Un
mariage Je vous en prie, ne me parlez jamais ni de mariage ni
d'amour... J'aime... mais celle à qui j'ai donné mon coeur est une
femme que je ne verrai jamais qu'à travers le mirage de ma pensée.
FRESQUELLY.
Et
qui donc aimez-vous ?
SIR
EVANS.
J'aime
la femme idéale et pure, qui vivant à une époque lointaine, n'a
connu ni la coquetterie, ni l'hypocrisie, ni le mensonge, nés de la
civilisation moderne !
FRESQUELLY,
à part
Il
est amoureux d'une femme avant le déluge! Décidément c'est une
monomanie !
SIR
EVANS.
Pourquoi
retournerais-je en Europe ? Je n'y verrais que des femmes frivoles,
légères ou capricieuses et des hommes curieux, indifférents ou
jaloux ? Je reste, en Sibérie. J'y reste, pour respirer le souffle
large
et
pur
des âges
disparus,
et
sourire
à
l'être
idéal
qui
captive
mon
cœur.
Il
sort, lentement,
par
le fond.
FRESQUELLY,
seul.
Il
est complétement fou ! Et c'est moi qui, en le bourrant de géologie,
pour le guérir du spleen, l'ai mis en cet état !...Ah! il faut, au
plus tôt, le rendre à lui-même, le ramener au calme et à la
raison !... Mais comment? Menaces et prières ont peu de prise sur an
cerveau malade... Le reconduire, malgré lui, en Angleterre, serait
dangereux. Que faire pour le sauver ?Quel moyen employer?... Si je
pouvais?. (il se frappe le front, comme s'il trouvait une idée.) Ah
! j'ai trouvé (! Il sort de sa poche un carnet.) Oui, c'est cela! je
tiens mon idée!... Écrivons tout de suite.
Il
écrit sur un carnet.
A suivre !
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