ISSN

ISSN 2496-9346

lundi 2 janvier 2012

Pierre Devaux, UNE CATASTROPHE GÉOGRAPHIQUE ! L’Angleterre va-t-elle se souder au continent?


Livre électronique Le formidable événement
Le polytechnicien Pierre Devaux est connu à la fois comme vulgarisateur scientifique et auteur de romans de science fiction. On trouvera une bibliographie détaillée sur BDFI. Retenons tout de même XP 15 en feu!, L'Exilé de l'espace et La Minute dérobée (parmi de nombreux autres titres).
Dans l'article qui suit, paru dans Le Chasseur français en janvier 1940, Pierre Devaux se demande si l’Angleterre va se souder au continent, ce qui est l'argument du roman Le Formidable évènement (1920) de Maurice Leblanc et de la nouvelle "L'An 1937" (1924) de Claude Farrère.

UNE CATASTROPHE GÉOGRAPHIQUE !
L’Angleterre va-t-elle se souder au continent?

Un de nos confrères publiait récemment une « petite histoire illustrée » éminemment actuelle :
- Avez-vous dessiné votre carte d’Europe ? demande un professeur.
Et l’élève de répondre :
- Oh ! non, m’sieur, je n’ai pas encore lu le journal ce matin !

Il est certain, hélas! que la « carte politique » de l’Europe se transforme depuis quelques années avec une rapidité déconcertante sur les pages bariolées des atlas. Mais les « cartes physiques » du monde, avec les arêtes solides de leurs montagnes, le tracé inébranlable de leurs fleuves et de leurs rivages, paraissent plus coriaces. Il est rare qu’un Lesseps, d’un coup de ciseau géant, sépare deux continents; et, pour dire la vérité, ces grêles coupures qui ont nom Suez ou Panama, colossales à l’échelle de l’homme, sont bien peu de chose sur le planisphère bleuté des terres et des mers !
Six cents ans sous la mer. — Une œuvre plus vaste — « cartographiquement » parlant — est celle des Hollandais, qui viennent de terminer l’encerclement et l’assèchement partiel du Zuiderzée. On sait que cette échancrure, familière à nos crayons d’écolier, et qui rompait le littoral européen au nord d’Amsterdam, était la trace d’une terrible catastrophe : dans une nuit de tempête et de grosse marée de l’an 1282, la mer du Nord rompit ses digues, engloutissant 70 bourgs ou villages et noyant 10.000 personnes.
Les ingénieurs néerlandais sont parvenus à isoler cette nappe d’eau, non pas d’un seul coup, ce qui eût donné lieu à des « courants de marée » irrésistibles, mais en la divisant au moyen de digues intérieures. Vidés au moyen de pompes à moteurs électriques ou Diesel, ces bassins donnèrent naissance à autant de champs bas ou « polders », submergés depuis plus de six siècles, mais que les eaux de la pluie dessalèrent en quelques mois.
La nappe d'eau centrale, coupée de la mer par une grande digue, forme aujourd'hui le lac d’Isjel ; et tout le monde a trouvé son profit dans l’opération... à l’exception des poissons migrateurs qui frayaient depuis six siècles dans le Zuyderzée, et qui viennent périr par milliards devant la digue !
Une erreur de Jules Verne. — De telles « transformations géographiques », opérées de main d’homme, s’étendront peut-être demain à toute la planète, favorisées par le progrès de l’outillage technique : excavateurs, pelles à vapeur, camions, béton, etc. Les maîtres actuels de la Russie ne viennent-ils pas d’étudier un grand projet de dessèchement de la mer Caspienne, grâce à un colossal barrage bâti près de Kamychine, en travers du fleuve Volga ?
Dans le sud de la Tunisie existait autrefois un vaste golfe, sur l’emplacement duquel se trouvent aujourd’hui les « chotts » à croûte de sel ; des navires de l’époque romaine, naguère encore, ont été découverts dans le sable, mais ces nobles débris furent utilisés incontinent par les indigènes pour faire du feu !
Un grand projet, présenté par le capitaine Roudaire et approuvé par de Lesseps, vit le jour sous le Second Empire. Il s’agissait de couper la côte par un canal, afin de permettre aux eaux de la Méditerranée, de la Syrte de Gabès, d'envahir leur ancien domaine. Cette nappe d’eau eût modifié complètement le régime des pluies dans le Sud-tunisien et créé une industrie de la pêche; le contour de l’inondation englobait, par contre, 70 oasis dont on eût indemnisé les occupants.
Les avantages du projet Roudaire parurent-ils à l’Empereur discutables ? Les météorologistes semèrent-ils le doute sur ce mirifique « climat artificiel » espéré des ingénieurs ? La grande œuvre de Roudaire resta sur le papier... Sage décision, au surplus, puisque de récents levers géodésiques indiqueraient que la fameuse dépression des Chotts se trouve tout entière... au-dessus, du niveau de la',Méditerranée !
Ne jetons pas trop vite la pierre à l'audacieux Roudaire ; de Lesseps ne croyait-il pas lui-même, avant les travaux du canal, qu’il existait une dénivellation de 2 mètres entre les niveaux marins de Suez et de Port-Saïd ? Jules Verne s’est fait l'écho de cette erreur classique dans Vingt mille lieues sous les mers, quand il fait passer le Nautilus par l'« Arabian-Tunnel ».
On sait qu’une autre « opération géographique », singulièrement plus urgente et fructueuse, s’impose à nous dans la région du lac Tchad. Usé par l’érosion naturelle, un certain « seuil » rocheux est en train de s’effacer entre le Tchad et le bassin de la Bénoué, affluent du Niger; déjà, en temps de crue, les eaux du grand lac franchissent le seuil, qu’elles rongent dangereusement, et vont se perdre dans le Niger qui les porte au golfe de Guinée. Encore quelques années, et ce sera la baisse rapide et l’assèchement du Tchad.
Le général Tilho, avec toute l’autorité désirable, a jeté un cri d’alarme. Le grand lac africain alimente souterraine- ment la « nappe des puits » d’un énorme territoire ; l'asséchement ou même une baisse importante de son niveau signifierait la mort pour des millions de têtes de bétail, la famine pour des millions de Noirs qui vivent sous notre drapeau : le Sahara avancerait de 300 kilomètres ! Actuellement, les travaux nécessaires sont encore « à l’échelle humaine » ; souhaitons qu’ils soient menés à bien avant que le désastre géographique du Tchad soit un fait accompli.
Le « Formidable Événement ». — Mais il est d’autres « catastrophes lentes », d'une prodigieuse ampleur, qui modifient l’écorce terrestre de la façon la plus singulière.
Au fur et à mesure que le noyau central de notre globe se contracte, cette écorce solide s'affaisse. La lune agit également sur elle, en provoquant ;par attraction de véritables « marées terrestres » : chaque fois que l’astre des nuits passe dans le ciel, le sol s’élève de 50 centimètres sous nos pieds 1
Ainsi se produisent des déformations très lentes mais qui pourraient avoir une énorme influence sur les destinées humaines. L’Europe, par exemple, se plisse dans le sens Nord-Sud, telle une fraise à la Henri H; la Finlande s’élève, tandis que la plaine de l’Allemagne du Nord s’abaisse, par un mouvement de bascule... N'attendons point, du reste, d’un destin vengeur, 1 inondation de la moitié de l'Allemagne, la submersion de Brème et de Hambourg ! Ces événements-là demandent des siècles et des millénaires.
Dans un de ses plus curieux romans, intitulé Le Formidable Evénement, l'auteur d'Arsène Lupin décrit un phénomène grandiose : le soulèvement du fond de la Manche, qui fait apparaître de nouveaux territoires et soude la Grande-Bretagne au continent !
Une telle fantaisie prête à sourire, et cependant elle repose sur des bases scientifiques. Le fond de la Manche, ainsi que celui de la mer du Nord, ont été tantôt émergés, tantôt submergés au cours des âges. Les « océanographes » modernes, armés de. leurs sondes, ont pu- tracer l’ancien rivage, encore existant sous la mer, de ce vaste « plateau franco-anglo-irlandais » aujourd’hui englouti à une profondeur minime de 200 mètres.
Ces golfes submergés, ces estuaires, ces montagnes noyées, qui prolongent les monts anglais de Wicklow, sont d’ailleurs bien connus des pêcheurs qui les nomment : Petite et Grande Sole, trou aux Raies, banc Labadie, banc Melville.
Au milieu de ces plaines franco-anglaises, la Seine coulait jusqu’au large de Brest. Le Rhin recevait la Tamise à gauche, l’Elbe à droite, et allait finir au voisinage de la Norvège ; ce fleuve énorme traversait le plateau, aujourd’hui sous-marin, du Dogger-Bank, d’où les filets des chalutiers ramènent au jour de formidables ossements de mammouths !
Bien mieux : ce Rhin préhistorique, cette Seine submergée coulent encore ! Des mesures méthodiques de salure, exécutées à la bouteille Nanssen, ont permis de repérer le cours sous-marin de ces eaux douces qui suivent le lit ancien en ne se mélangeant que très lentement aux eaux salées ambiantes. Ainsi s’expliquerait que tels saumons bagués, descendus à la mer, remontent fidèlement dans le même fleuve : c'est qu'en réalité ils ne l’ont pas quitté !
Pour certains poissons, tels que les thons rouges, le Pas- de-Calais est une réalité géographique encore peu digne de confiance : pour se rendre de la Manche dans la mer du Nord, ils font le tour par l'Ecosse !
Reverrons-nous ces territoires engloutis, ces villes d’Ys aux cloches de rêve ? Cela n’est pas impossible ; au temps de Jules César, on accédait à pied sec dans une partie des îles anglo-normandes: puis les côtes ont continué à s’abaisser jusqu'au temps de Charlemagne. Depuis l’an 800, la bascule est repartie en sens inverse et, d’ici deux ou trois mille ans — bien peu dé chose dans l'histoire de la Terre ! — l’Angleterre pourrait bien se retrouver soudée au reste de l’Europe.
Ce jour-là, les descendants de M. Baldwin pourront répéter avec une incontestable évidence : «Notre frontière est sur le Rhin » !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire